Juin

Le matin s'est déjà levé cent fois. J'entends dans tes yeux l'aube respirer. Il est midi dans tes mains, minuit entre mes doigts. Nous n'avons que notre jeunesse pour parler des choses, de ton père qui s'en va et de cette mer qui noie mes oiseaux ; nous n'avons que les mots d'aujourd'hui pour parler d'hier. Je sens bien ; ce n'est pas suffisant.

Il sera juin tout à l'heure ; pour le moment nous sommes dans jamais, nous sommes dans toujours, dans ce temps latent où les adieux sont interminables, où les paupières ne vacillent pas et où la lumière ôte aux choses leur substance. Ta peau me raconte tes vacances, celles d'avant, celles de la prochaine fois. Il y a entre nous tout ce temps que nous n'aurons pas, tous ces souvenirs que nous voudrions inventer à tâtons, et le tintement d'une cuiller contre un bol, dehors, chez le voisin qui s'éveille. Je ne saurais te dire ; nous ne nous dirons rien. Même nos corps ne pourront parler pour nous ; ils se donneront des signes qu'ils ne sauront interpréter. Nous en sommes là, aux caresses dénuées de sens, pieds et mains liés, le regard absous.

Comme à chaque fois, les mots n'iront nulle part ailleurs que là où nous les laisserons, entre la faim et la soif. Ta voix brodera par dessus nos erreurs, nos inexactitudes, nos gestes maladroits. La mienne chantera en chœur. Nos non dits seront enterrés avec les autres, dans la boîte à oubli ; avec ton père, avec les réacteurs nucléaires. Je ne saurais pas ce qu'il est advenu du garçon qui pleure, il y a deux ans ; tu ne sauras rien des insomnies de Fukushima.

A la fin de l'été les capitales et les filles achèveront de creuser le lit du léthé ; quant au nôtre, celui qui redeviendra mien dans quelques heures, il disparaîtra avec le reste, emportera nos silences, se dissoudra dans les pintes et la crème solaire.

Texte difficile à commenter. La question de la chose touchante, mitoyenne de celle de l'hermétisme qui découle souvent d'une écriture pratiquant l'exorcisme plutôt que le don, me dérange toujours, parce qu'en dehors de l'intérêt brut que je porte à un texte il y a toujours malgré moi cette circonscription de l'objet littéraire de qualité. Ainsi, je me retrouve souvent, comme face à cette prose, atteint au cœur dans l'immédiat mais réticent dans un après-coup très proche, coincé entre la fulgurance du ressenti et les critères plus ou moins a priori mais véritables d'évaluation et de jugement. Cette partition inconfortable m'amène à apprécier isolément et passionnément certaines formules mais à récuser ce qui m'apparaît du travail d'ensemble et de l'intention - qu'on ne devrait pas estimer, mais j'ai parfois ce sentiment qu'elle est la raison et la moelle mêmes du texte en tant qu'élément révélateur de cette appartenance à une case particulière de l'appréciation du lecteur, ici la case du retour sur soi exclusif, de la mythologie personnelle qui crée l'image et le symbole en dehors du périmètre de reconnaissance de l'autre-destinataire. Heureusement, l'impression finale n'est pas si schématique, il y a des nuances et des coïncidences et des confusions entre le point de vue épidermique et celui moins spontané mais tout aussi primordial et subjectif que s'efforce d'avoir l'homme-lecteur lambda que je suis.

Il y a indéniablement un style et une tonalité, ce qui est déjà beaucoup. Un certain rythme et une certaine atmosphère sont prégnants à travers le soin à proprement dit remarquable apporté à la forme. Il y a cette musicalité et cette poésie qui emmerdent l'obligation de la catégorie, parce que justement on ne sait pas trop si ça doit être en prose, bien que la question ne doive pas se poser. La poésie dégagée me semble être à la fois l'arme et le fardeau de ce texte dont la sobriété et la froideur me disent la plus sensible des colères. L'arme, parce qu'il y a cette ambiance, ce goût , cette odeur et cette profondeur à deviner dans la matière même de la formule, le fardeau parce que la cohérence qui permet de dégager un timbre unique oublie le viatique indispensable des indices pertinents et de la plus maigre narration, sans compter que le signifiant rejette parfois le signifié et que l'image poétique ne raconte plus grand-chose lorsqu'elle veut exister toute seule.

Bon, je me rends compte que je chipote : j'ai été touché. Mais le problème en fait, c'est que tout n'est pas du même niveau (à mon sens bien sûr) ; je pourrai facilement séparer les formules touchantes des artificielles, les vraies des fausses...