Le père de Socrate
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Le père de Socrate
De la ville, perchée, descendait une avenue, jusqu’au faubourg. Tout en bas, là où elle devenait route nationale, se trouvait le dernier pâté de maisons, le plus modeste, souvent inondé par l’Orb, rivière lunatique. Des logements vétustes, aux fenêtres étroites, se serraient les uns contre les autres le long de l’avenue. Certains, surélevés, s’alignaient comme cages à lapins au-dessus de garages abritant des autocars et des camions-citernes, de chaque côté d’une grande cour. Fiona habitait là. Deux marronniers, entre lesquels il y eut jadis un portail, marquaient l’entrée de la cour, point de ralliement des enfants du quartier. Là, assis sur le sol souillé de cambouis, ils jouaient pendant des heures aux cartes, ou s’échangeaient des BD, jusqu’à ce que le crépuscule fasse jaillir des fenêtres les têtes des mères appelant leur marmaille pour le repas du soir. Fiona aimait le mois de septembre, surtout ce moment que l’on dit « entre chien et loup. » La nuit venant plus tôt, elle s’arrogeait le droit de protester à l’appel de sa mère : « Il fait noir, mais il n’est pas tard, je reste encore un peu... » Et l’air était si doux, empreint de la forte chaleur du jour ! Quelquefois, elle ne jouait pas, restait assise, adossée à un arbre, se laissant envahir par une vague tristesse, nostalgie de fin de vacances…
C’est un de ces soirs qu’ils virent arriver un garçon étrange. Très maigre, les cheveux dans les yeux, pieds et torse nus, il passa lentement devant l’entrée de la cour, les mains dans les poches d’un pantalon trop grand, tête baissée, jaugeant les enfants d’un regard en dessous. Quand il repassa, Jérôme dit : « Qui c’est, lui ? » Chacun haussa les épaules et continua sa partie. Un instant plus tard, il revint en courant, sauta sur le tronc d’un marronnier et se trouva dans les branches en trois secondes. Fiona pensa à Robinson Crusoë, puis à ces gravures où l’on voit des noirs, félins, aux longs membres nus, agrippés aux troncs des cocotiers. Elle leva les yeux :
─ Eh ! On t’a jamais vu, toi. Où tu habites ?
─ Là-bas.
D’un hochement de tête, il désigna le bas de l’avenue. Aussitôt, il sauta à terre, aussi léger qu’un ectoplasme, et trois sauts périlleux le déposèrent sur le trottoir. Il partait déjà mais un « oh ! » admiratif le poussa à se retourner vers le groupe. Hirsute, goguenard, il replongea ses poings dans ses poches et lança, avant de disparaître, un « fastoche ! » qui laissa l’assemblée baba.
Le lendemain matin, alors qu’elle allait avec sa mère faire des courses, Fiona revit le sauvage sur l’avenue. Il avait enfilé un tee-shirt et des espadrilles avachies. L’air renfrogné, il accompagnait une dame blonde et boulotte qui poussait un appareil à deux roues, bizarre. Derrière eux, un homme grand et sec les suivait. La petite ne dit pas à sa mère qu’elle connaissait ce garçon crasseux, mais demanda discrètement ce qu’était la machine. Maman expliqua l’utilité de la cardeuse, pour travailler la laine et le crin en vue de confectionner des matelas. Il faisait déjà chaud, le trio montait vers la ville. La petite dame avançait lourdement, soufflait à chaque pas ; la sueur suintait au-dessus de ses lèvres et soulignait ses aisselles de croissants de lune. Le gamin suivait de mauvaise grâce, les yeux fixés sur le trottoir. Quant au monsieur, chemise blanche et pantalon noir, il avait une démarche légère, élégante, la jambe souple, le pas régulier.
Quand vint le soir, la fillette, fortement intriguée par cette famille si différente de la sienne, attendit impatiemment l’arrivée du « Robinson. » Les gosses du quartier avaient pour nom Christophe, Julien, Jérôme… lui s’appelait Socrate ! Où ses parents avaient-ils trouvé ce nom-là ? Il rétorqua fièrement, avec un drôle d’accent : « Je suis grec. Plus tard, je serai acrobate. J’ai déjà la roulotte, alors… »
Dès que possible, la petite curieuse chaussa ses rollers, guetta le passage de maman-fiston-papa, et roula en vitesse jusqu’au bas de l’avenue. Une caravane était bien là, porte et fenêtres closes. A proximité, une boîte à lettres fixée sur un piquet affichait : Apollon Périzélos. Les jours suivants, les gosses entouraient Socrate avec déférence mais ne pouvaient s’empêcher de le questionner. Se faisant un peu prier, il raconta le voyage en bateau jusqu’à Sète et l’installation sur ce terrain vague, à la sortie de Béziers. La plupart de ses phrases commençaient par « mon Père a dit, mon Père a fait… » en appuyant sur la première consonne, dénotant une admiration indéfectible. Pour finir, il assura, avec un air mystérieux :
« Ici mon Père va devenir riche ! … »
Fiona, de plus en plus intriguée, retint tout commentaire mais se promit d’éclaircir ce mystère.
Le groupe, déconcerté, voyait passer chaque jour la petite dame ronde dans sa robe à fleurs fanées, poussant sa cardeuse péniblement, leur nouveau copain traîne-savates à ses côtés, et le bel Apollon, superbe, fermant la marche, nez au vent, regard lointain, comme un être flottant au-dessus des contingences…
Un soir à la nuit tombée, tous ses copains rentrés chez eux, Fiona ne se décidait pas à quitter la rue, flânait devant la cour, essayant de nouvelles figures sur ses rollers, quand elle vit s’approcher un homme inconnu. Il portait un chapeau haut de forme, des gants. Une longue écharpe blanche flottait sur son pardessus noir. Elle pensa au « Milord » d’Edith Piaf. Il avançait à longues enjambées, avec souplesse. Cette démarche de héron majestueux lui fit reconnaître, à son grand étonnement, Monsieur Périzélos. Il passa près d’elle sans la voir, le front haut, et monta vers la ville.
Elle éprouvait à présent pour Socrate une fascination, due au mystère généré par la personnalité de son père, un léger dégoût, dû à sa crasse indélébile, mais toujours cette curiosité qui la poussait à s’isoler avec lui dans la cour, de manière à lui parler seule à seul. Lui se laissait aller, devenait certains soirs plus loquace.
C’est ainsi qu’elle obtint la primeur d’une révélation, la double vie du Père de Socrate :
un peu aide-matelassier le jour, la nuit taxi-boy, beaucoup.
C’est un de ces soirs qu’ils virent arriver un garçon étrange. Très maigre, les cheveux dans les yeux, pieds et torse nus, il passa lentement devant l’entrée de la cour, les mains dans les poches d’un pantalon trop grand, tête baissée, jaugeant les enfants d’un regard en dessous. Quand il repassa, Jérôme dit : « Qui c’est, lui ? » Chacun haussa les épaules et continua sa partie. Un instant plus tard, il revint en courant, sauta sur le tronc d’un marronnier et se trouva dans les branches en trois secondes. Fiona pensa à Robinson Crusoë, puis à ces gravures où l’on voit des noirs, félins, aux longs membres nus, agrippés aux troncs des cocotiers. Elle leva les yeux :
─ Eh ! On t’a jamais vu, toi. Où tu habites ?
─ Là-bas.
D’un hochement de tête, il désigna le bas de l’avenue. Aussitôt, il sauta à terre, aussi léger qu’un ectoplasme, et trois sauts périlleux le déposèrent sur le trottoir. Il partait déjà mais un « oh ! » admiratif le poussa à se retourner vers le groupe. Hirsute, goguenard, il replongea ses poings dans ses poches et lança, avant de disparaître, un « fastoche ! » qui laissa l’assemblée baba.
Le lendemain matin, alors qu’elle allait avec sa mère faire des courses, Fiona revit le sauvage sur l’avenue. Il avait enfilé un tee-shirt et des espadrilles avachies. L’air renfrogné, il accompagnait une dame blonde et boulotte qui poussait un appareil à deux roues, bizarre. Derrière eux, un homme grand et sec les suivait. La petite ne dit pas à sa mère qu’elle connaissait ce garçon crasseux, mais demanda discrètement ce qu’était la machine. Maman expliqua l’utilité de la cardeuse, pour travailler la laine et le crin en vue de confectionner des matelas. Il faisait déjà chaud, le trio montait vers la ville. La petite dame avançait lourdement, soufflait à chaque pas ; la sueur suintait au-dessus de ses lèvres et soulignait ses aisselles de croissants de lune. Le gamin suivait de mauvaise grâce, les yeux fixés sur le trottoir. Quant au monsieur, chemise blanche et pantalon noir, il avait une démarche légère, élégante, la jambe souple, le pas régulier.
Quand vint le soir, la fillette, fortement intriguée par cette famille si différente de la sienne, attendit impatiemment l’arrivée du « Robinson. » Les gosses du quartier avaient pour nom Christophe, Julien, Jérôme… lui s’appelait Socrate ! Où ses parents avaient-ils trouvé ce nom-là ? Il rétorqua fièrement, avec un drôle d’accent : « Je suis grec. Plus tard, je serai acrobate. J’ai déjà la roulotte, alors… »
Dès que possible, la petite curieuse chaussa ses rollers, guetta le passage de maman-fiston-papa, et roula en vitesse jusqu’au bas de l’avenue. Une caravane était bien là, porte et fenêtres closes. A proximité, une boîte à lettres fixée sur un piquet affichait : Apollon Périzélos. Les jours suivants, les gosses entouraient Socrate avec déférence mais ne pouvaient s’empêcher de le questionner. Se faisant un peu prier, il raconta le voyage en bateau jusqu’à Sète et l’installation sur ce terrain vague, à la sortie de Béziers. La plupart de ses phrases commençaient par « mon Père a dit, mon Père a fait… » en appuyant sur la première consonne, dénotant une admiration indéfectible. Pour finir, il assura, avec un air mystérieux :
« Ici mon Père va devenir riche ! … »
Fiona, de plus en plus intriguée, retint tout commentaire mais se promit d’éclaircir ce mystère.
Le groupe, déconcerté, voyait passer chaque jour la petite dame ronde dans sa robe à fleurs fanées, poussant sa cardeuse péniblement, leur nouveau copain traîne-savates à ses côtés, et le bel Apollon, superbe, fermant la marche, nez au vent, regard lointain, comme un être flottant au-dessus des contingences…
Un soir à la nuit tombée, tous ses copains rentrés chez eux, Fiona ne se décidait pas à quitter la rue, flânait devant la cour, essayant de nouvelles figures sur ses rollers, quand elle vit s’approcher un homme inconnu. Il portait un chapeau haut de forme, des gants. Une longue écharpe blanche flottait sur son pardessus noir. Elle pensa au « Milord » d’Edith Piaf. Il avançait à longues enjambées, avec souplesse. Cette démarche de héron majestueux lui fit reconnaître, à son grand étonnement, Monsieur Périzélos. Il passa près d’elle sans la voir, le front haut, et monta vers la ville.
Elle éprouvait à présent pour Socrate une fascination, due au mystère généré par la personnalité de son père, un léger dégoût, dû à sa crasse indélébile, mais toujours cette curiosité qui la poussait à s’isoler avec lui dans la cour, de manière à lui parler seule à seul. Lui se laissait aller, devenait certains soirs plus loquace.
C’est ainsi qu’elle obtint la primeur d’une révélation, la double vie du Père de Socrate :
un peu aide-matelassier le jour, la nuit taxi-boy, beaucoup.
Invité- Invité
Re: Le père de Socrate
J'aime beaucoup ce texte car il me raconte une histoire.
Mais (ah merdrrrre il y a un "mais"), on sent le désir d'aérer le texte en marquant les paragraphes, mais ce n'est pas assez : il y a aussi le retour à la ligne.
Un truc que j'ai compris ici, c'est qu'on écrit pour un "format" différent de ce qui est connu depuis le livre. C'est le format d'aujourd'hui, pas pour faire comme tout le monde, mais pour une économie de lisibilité par rapport au support (rapport/support sont les deux mamelles du texte/import) :-)
Mais, j'aime beaucoup ce texte.
Mais (ah merdrrrre il y a un "mais"), on sent le désir d'aérer le texte en marquant les paragraphes, mais ce n'est pas assez : il y a aussi le retour à la ligne.
Un truc que j'ai compris ici, c'est qu'on écrit pour un "format" différent de ce qui est connu depuis le livre. C'est le format d'aujourd'hui, pas pour faire comme tout le monde, mais pour une économie de lisibilité par rapport au support (rapport/support sont les deux mamelles du texte/import) :-)
Mais, j'aime beaucoup ce texte.
Invité- Invité
Re: Le père de Socrate
Oui, c'est un joli texte même s'il me semble qu'on passe un peu vite sur certaines étapes, comme la découverte du nom du garçon (c'est pas rien quand même), où comment la relation entre les deux protagonistes s'épanouit et permet les confidences de l'un à l'autre.
En revanche, le bon côté de la médaille (façon de parler, ce qui précède n'en est pas le revers), ce que je trouve réussi, c'est le récit en creux, ce qu'il sous-entend de la condition de cette famille, de son histoire, de ses espoirs et ses difficultés passées et présentes. Rien n'est dit, tout est suggéré mais néanmoins parfaitement lisible, évident.
En revanche, le bon côté de la médaille (façon de parler, ce qui précède n'en est pas le revers), ce que je trouve réussi, c'est le récit en creux, ce qu'il sous-entend de la condition de cette famille, de son histoire, de ses espoirs et ses difficultés passées et présentes. Rien n'est dit, tout est suggéré mais néanmoins parfaitement lisible, évident.
Invité- Invité
Re: Le père de Socrate
Très beau texte, joli sujet, comme le dit Easter, on souhaiterait en savoir plus. Tu n'as pas l'intention de continuer, Embellie ? Steup ?
Juste une petite réserve là :
Juste une petite réserve là :
Elle éprouvait à présent pour Socrate une fascination, due au mystère généré par la personnalité de son père, un léger dégoût, dû à sa crasse indélébile
Invité- Invité
Re: Le père de Socrate
Une chouette histoire, dont l'intérêt monte au fil des lignes.
On est un peu déçu quand ça s'arrête. C'est bon signe :o)
On est un peu déçu quand ça s'arrête. C'est bon signe :o)
Invité- Invité
Re: Le père de Socrate
Je rejoins l'avis d'easter.
Ce texte m'a plu, beaucoup, mais je le trouve un brin inabouti, avec un déséquilibre dans le rythme. On apprend pas mal de détails par moments et à d'autres, ça manque un peu. Sans doute ce manque est-il dû au fait que tu crées d'emblée des personnages attachants, tout comme un lieu agréable et une histoire intrigante. Du coup, on a envie d'en reprendre une tranche parce que c'est bon mais on reste quelque peu sur sa faim d'autant plus que certaines précisions arrivent trop vite pour qu'on ait réellement le temps de les savourer.
Ce texte m'a plu, beaucoup, mais je le trouve un brin inabouti, avec un déséquilibre dans le rythme. On apprend pas mal de détails par moments et à d'autres, ça manque un peu. Sans doute ce manque est-il dû au fait que tu crées d'emblée des personnages attachants, tout comme un lieu agréable et une histoire intrigante. Du coup, on a envie d'en reprendre une tranche parce que c'est bon mais on reste quelque peu sur sa faim d'autant plus que certaines précisions arrivent trop vite pour qu'on ait réellement le temps de les savourer.
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