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CENT : Grandeur et des cadences

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CENT : Grandeur et des cadences Empty CENT : Grandeur et des cadences

Message  Yali Jeu 30 Aoû 2007 - 12:12

Grandeur et des cadences


On s’ennuyait. On s’ennuyait tels deux navires échoués sur la plage zinguée d’un troquet de banlieue.
Rien ne nous faisait rire et rien ne nous intéressait, pas même reboire un verre. C’est dire…
Le ciel aussi s’ennuyait, mais lui chialait, ce qui fait qu’il s’occupait un peu quand même. Limite si on l’enviait pas, lui et ses larmes d’occupation.
On avait compté toutes les jolies filles du quartier, y’en avait quatre-vingt dix neuf. Peut-être cent, mais de la centième on n’était pas certain. Ni Momo ni moi, on pouvait garantir qu’elle était vraiment du coin.
On avait grandi ici, alors forcément on savait de quoi on causait question jolies filles en résidence. Adonc, ce quartier on le connaissait depuis toujours, contrairement à l’autre loufiat, fraîchement débarqué dont on ne savait trop où, et qui affirmait l’avoir déjà croisée, la centième.
Il travaillait là depuis deux semaines. Qu’est-ce qu’il en savait lui ?
Momo et moi, on avait grandi ici, je vous l’ai dit, mais on avait grandi assis. Assis sur les bancs de l’école pour commencer, puis sur ceux de la rue en alternance avec ceux du commissariat, et plus tard, sur ceux de l’ANPE. C’était donc naturellement qu’on avait fini notre croissance sur ces chaises-ci.
Faut dire que le troquet était pile en face de l’ANPE.
Momo était plus grand que moi, Momo avait grandi assis plus vite.
Et pour l’instant, Momo lisait la rubrique « Offres d’emplois », centième page d’un canard tout spécialement conçu pour ça.
Cent jours qu’on avait pas dégotté un boulot, cent jours qu’on avait les poches aussi vides que le cerveau d’une présentatrice de météo, cent jours qu’on s’ennuyait ferme.
Moi, j’y croyais pas à ses recherches. Qu’une entreprise ait tout soudainement besoin de deux types spécialisés dans la position assise pour tester des fauteuils, des canapés, des chaises paillées, des tabourets ou toutes autres choses sur lesquelles poser son cul, et qu’elle passe une annonce expressément pour ça… J’y croyais pas.
D’autant que même si la chose c’était avérée genre rubis sur l’ongle, que l’annonce nous ait appelé par nos prénoms respectifs et nous ait en sus proposé un salaire mirobolant pour nous asseoir et ne faire que ça, on avait pas les moyens de s’offrir les tickets de métro pour se rendre jusqu’à son siège.
On s’ennuyait, j’en profitais pour rêvasser :
À Dix-huit piges, dans notre période ANPE on faisait la même taille Momo et moi, puis il s’est mis à grandir d’un coup, tout assis qu’il était. Je m’en souviens comme si c’était ce matin : une fille passait dans la rue, derrière la vitrine du bistrot elle trimballait sa beauté comme à l’étal vitré. J’ai sifflé, puis j’ai dit :
— Bordel, c’est devenu une perle la cinquante-huitième. Elle s’arrange avec le temps.
Et j’ai resifflé.
Momo avait relevé la tête de sa bière, et corrigé :
— C’est pas la cinquante-huitième, c’est sa petite sœur : la vingt-deuxième.
Puis, comme si ça lui faisait pas de me faire la leçon de quartier, il avait rebaissé la tête pour ajouter :
« On apprend. Tentant toujours de s’instruire un peu plus, on apprend. On apprend déjà certain que nous ne serons jamais davantage que ce que nous avons toujours été, nus, perdus, seuls, et, comme au premier jour, paumés dans la merde et dans les pleurs avec cette vague idée de réintégrer le ventre d’une femme, n’importe laquelle mais pas la même. On apprend sans cesse : la diversité de l’espèce. »
J’ai demandé s’il allait bien ?
« On apprend la diversité de l’espèce » il a répété.
J’osais pas lui faire remarquer, mais j’avais bien vu que qu’il avait grandi de dix centimètres.
Deux mois plus tard il récidivait :
— Un « Je t’aime » c’est un mensonge à venir, égaré dans la réalité d’un présent, il avait dit alors que je lui demandais rien.
— Ça va Momo ? Momo ?
Et il avait pris encore dix centimètres.
Déjà que des deux, il avait toujours été le plus baraqué.
Je voyais pas bien d’où il pouvait sortir ce genre de phrases Momo, parce qu’à part les « Offres d’emploi » il ne lisait jamais, ni n’allait au cinéma ni rien d’autre. Sans parler qu’en vingt-cinq ans, je ne lui avais jamais connu une relation, en tout cas pas une du genre qui l’aurait incité à soudain réfléchir sur l’amour, la vie et toutes ces conneries…
— Elle habite deux bâtiments plus loin, avait affirmé le loufiat en me tirant de ma rêverie.
— T’entends Momo ?
Mais Momo n’entendait rien, semblait, penché sur sa page d’« Offres d’emploi », concentré comme un grand tube Nestlé.
J’ai tenté de faire diversion, parce que je le sentais bien qu’il allait recommencer ce con. J’ai dit au loufiat.
— Éh , on nous la fait pas à nous. On est du coin Momo et moi, alors s’il y avait une centième dans le quartier, même le potentiel d’une quatre-vingt dix-neuvième et demi, on serait au jus tu penses ! Hein Momo ?
Il avait respiré profondément.
J’avais frémi, plissé les sourcils, baissé les épaules.
— On habite toujours à deux bâtiments l’un de l’autre, même lorsqu’on partage le même lit. Il avait laissé tomber dans un râle genre tragédie Hollywoodienne ou tout plein de héros mourraient à la fin.
Et il s’était remis à pousser d’un bon vingt centimètres.
J’avais rallongé mon ardoise de deux bières. Le loufiat se plaignait un peu comme quoi c’était pas les ordres du patron, qu’il allait avoir un tas d’ennuis parce que c’était plus une ardoise qu’on avait mais une toiture châtelaine, et pas celle d’un petit château encore. Mais au vu d’un Momo de désormais deux mètres quinze, il avait pas cru bon d’insister plu avant.
On avait trinqué.
Je l’avais prié de ne rien ajouter, de ne surtout rien dire, ni à propos de la centième ni à propos de rien d’autre, les bâtiments, les filles, la vie connasse, vie qui passe, les lits, tout ça, on s’en tapait.
Il avait dit « Mais, mais… ».
J’avais répondu « Non, non. »
Il avait ajouté : « N’empêche qu’ils cherchent deux types pour essayer des fauteuils, et bien payés encore. »
— Où ça ?
— Là.
Et il m’avait tendu le journal ouvert à la rubrique « Offres d’emploi » et c’était marqué en toutes lettres. Pile notre profil.
— Un miracle ! j’ai fait.
J’aurais pas dû. Aussi sec il a répondu :
— Les miracles sont à la pensée, ce que les mirages sont au désert »
Et on a plus pu le sortir du troquet vu qu’il mesurait dans les deux mètres soixante-dix maintenant.
Le temps passant je me console. Je me dis que tant pis, on avait, de toute façon, pas de quoi s’offrir des tickets de métro.
Sinon, c’était bien vrai ce que disait le loufiat, vrai de vrai : elle était belle et bien la centième jolie fille du quartier.
Elle passe de temps en temps pour voir Momo, lui dire deux trois mots gentils à la suite desquels il réfléchit intensément.
Pour l’instant il ne dit rien, mais je sens bien que d’ici peu, il va parler, parler tellement bien qu’il se pourrait qu’on s’élève encore et pourquoi pas trinquer avec les touristes déjeunant au troisième étage de la tour Effel.
Ce qui tombe bien, parce qu’on a toujours pas les moyens de s’offrir des tickets de métro, Momo et moi, pour aller jusque-là.

Yali

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Message  bertrand-môgendre Jeu 30 Aoû 2007 - 13:11

j'aime bien les tireurs de portraits, du plus commun des mortels. Tu as des formules plaisantes, imagées, donnant aux mots une attitude expressive étudiée. Bonne observation de ceux qui "grandissent assis". J'ai cru un moment, t'apercevoir au fond du cani, appliquer sur ta feuille les phases locales.
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Message  Charles Jeu 30 Aoû 2007 - 14:05

Joli, émouvant et amusant à la fois par les "jeux" de mots et les trouvailles très visuelles. Celui-ci est encore mieux que l'autre "Cent".
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Message  mentor Jeu 30 Aoû 2007 - 14:19

C'est le cas de le dire : du Yali 100 pour 100 ! ;-)
j'ai adoré
l'allégorie du Momo qui prend des centimètres à mesure que le narrateur l'admire c'est bien vu
franchement je trouve que c'est l'un de tes meilleurs morceaux de ces derniers temps, bravo ;-)

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Message  ninananere Ven 31 Aoû 2007 - 10:27

Je rejoins les autres commentaires.
Je l'ai nettement préféré à l'autre 100.
Et ton texte, avec Momo qui grandit, avec cette pointe de poésie et de fantaisie m'a fait pensé à du S. Rushdie (ne suis pas sûr de l'orto.) et plus précisément "le dermiers soupirs des Maures".
Merci pour cette suspension...
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Message  Kilis Ven 31 Aoû 2007 - 10:47

Emouvant, poétique, actuel, profond et léger tout à la fois: un plaisir.

Moi, je vois bien ces deux-là poser leurs fesses dans un roman, oui.
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Message  Sahkti Lun 3 Sep 2007 - 15:50

Il y a des perles.
Comme ceci: "Le ciel aussi s’ennuyait, mais lui chialait, ce qui fait qu’il s’occupait un peu quand même. Limite si on l’enviait pas, lui et ses larmes d’occupation."
Ou ça: "Assis sur les bancs de l’école pour commencer, puis sur ceux de la rue en alternance avec ceux du commissariat, et plus tard, sur ceux de l’ANPE"

J'adore ce texte Yali, je le trouve excellent, du tout bon toi!
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Message  Loupbleu Lun 3 Sep 2007 - 18:02

C'est un auteur d'au moins trois mètres qu'on a là :-)

Excellent, notamment l'équilibre et jeu de va-et vient entre l'amusement, l'émotion et la poésie surréaliste, le tout parfaitement équilibré.

J'aime beaucoup ces personnages-là de ton registre.
Loupbleu
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Message  Lyra will Lun 3 Sep 2007 - 19:41

De jolies expressions pour un beau texte !
Lyra will
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http://lyrawill.over-blog.com/

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Message  Zou Mer 5 Sep 2007 - 16:39

Un texte qui a de la hauteur, assurément et tout autant de profondeur ;-)
Zou
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