Jupiter et la femme de chambre
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Jupiter et la femme de chambre
Jupiter et la femme de chambre
Les fins de mois sont difficiles.
Les lianes des arbres tissent des murailles qu’il faut franchir. Elles cachent le soleil.
Arcas avance prudemment dans la pénombre végétale, à coups de machette. Ce soir faut ramener de la viande. Dans l’ombre, là-bas, une forme se dresse. Arcas brandit sa carabine à gros calibre. Encore quelques pas et il sera à portée de l’animal. Mais quand il croise les yeux de son gibier, son doigt se crispe sur la gâchette.
« Je suis ta mère ! » dit le gibier, droit debout. Ses deux pattes avant contre l’arbre. La stupeur a désarmé Arcas. Il dégaine sa machette. Tremblant, il approche de la bête.
« Je suis ta mère, Arcas ! » répète la bête. Le jeune garçon est fou. Dans cette partie de la forêt les hallucinations sont fréquentes. Le chasseur s’apprête à enfoncer sa machette dans le ventre de l’animal, mais un sourire de femme, sous le pelage, arrête son geste.
- Mon enfant, il faut que nous parlions. Le visage du garçon reçoit le souffle humain.
- Tu es ma mère ? Monstrueuse ! s’écrit-il.
- Conduis-moi quelque part, mon fils, je t’aime.
Une main de femme, velue, se pose sur lui, en douceur. Dans le jour incertain, striés de branches, les deux formes se déplacent côte à côte, silencieuses, dans un concert de criquets et le grognement alentour des bêtes sauvages.
Dans les locaux d’une grande agence de presse internationale, Héra Junon pompe nerveusement ses Chesterfield sans filtre, qu’elle écrase à peine entamées dans son cendrier de porphyre. Elle observe le ciel, par la baie vitrée du 52ème étage de son building. Quelle chance ! Les constellations de la Grande Ourse et Petite Ourse , au complet, scintillent sur la métropole. Mais Héra Junon fulmine. Elle a un plan. Mais elle ne sait pas comment l’exécuter. Le téléphone sonne. C’est son mari. Elle ne répond pas.
Le feu projette des ombres fragiles sur la paroi rocheuse. Ils sont assis. La flambée réchauffe les corps réfugiés dans la caverne.
« Je t’avais pris pour un grizzli, mère » dit sourdement Arcas.
La mère essaie de rire, mais ce ne sont que rugosité et brisure qui giclent de sa gorge. Deux larmes coulent de ses beaux yeux, sur ses joues recouvertes de poils. La femme articule lentement un récit :
« Avant que tu naisses, je travaillais dans un hôtel de la côte ouest. Des clients très riches et d’une importance internationale descendaient dans ce palace… »
Sur un autre point du globe, à ce moment, le mari téléphone à Héra Junon. Les pieds sur le bureau, ses fesses dans un impérial fauteuil de cuir, il tortille distraitement sa cravate flashy, dans son costume d’Eva Ferranti. Son ordinateur portable est allumé. Apparaissent les graphismes des pertes et profits du Fonds Mondial d’Intervention. Peter Bittmen, a beaucoup lutter pour faire reculer la pauvreté en Guinée. Il a consenti des emprunts substantiels pour développer l’agriculture, l’hydroélectricité, et engager des réformes structurelles considérables. Peter Bittmen est un dieu pour les Peuls, les Malinkés, les Soussous. Même que là-bas, on le surnomme « Jupiter ». Maintenant, on mange un peu mieux dans les quartiers pauvres et les bidonvilles de Kaloum. Sauf que les fins de mois sont encore difficiles, et que Arcas doit braconner pour améliorer l’ordinaire. Chasser le buffle ou le cochon sauvage dans la forêt tropicale humide, et voilà qu’il tombe sur un ours, qui ressemble à sa mère !
- A Conakry, je travaillais dur. Je m’occupais des chambres au Méridien Mariodor Palace. Je ne me suis pas laissé faire, explique la mère à son fils. Non, ça, jamais ! Mais celui-là, il n’était pas comme les autres. Fort comme un dieu. Je ne sais plus. Quand je suis ressortie de sa chambre, je n’étais plus comme avant.
Arcas écoute, blotti sur les mamelles poilue de sa mère. Elle poursuit :
- Quelques mois plus tard, pendant que nous prenions une douche après le travail, les collègues de l’hôtel ont remarqué la rondeur de mon ventre. J’ai dû leur raconter mon aventure avec ce client richissime, pendant mes heures de service. J’ai été aussitôt licenciée. Le pire allait commencer pour moi.
Arcos embrasse tendrement les griffes maternelles.
Héra Junon avait appris la nouvelle. Sa colère avait été terrible. « Voici une aventure que mon épouse ignorera, ou si elle l’apprend, cela vaut bien une querelle ! » avait dû penser Peter Bittmen devant les charmes exotiques de la femme de chambre. La querelle, il l’eut. La vengeance aussi. Mais elle s’est exprimée d’une façon étrange. Les victimes sont toujours persuadées que les femmes de pouvoir ont aussi des pouvoirs étranges. De fait, l’épouse de Jupiter avait lancé un sort à la femme de chambre. Elle montre à présent son corps au jeune garçon ébahi.
- Des poils bruns et noirs, épais, sont sortis de mes bras, et sur mes jambes, le ventre, les seins, mon dos, ma figure… Ma voix a mué, devenant rauque, grossière. Regarde-moi ! Je suis hideuse ! Lorsque tu es né, j’ai dû t’abandonner. J’ai dû me cacher à la face du monde. J’ai trop honte. Tout le monde me condamne. Je dois me réfugier dans les bois. Je vis terrée comme un animal. Mais je ne suis pas un animal, je pense toujours comme une femme. Je ne sais plus qui je suis. Je suis seulement victime d’un sort qu’elle m’a jeté.
- De quoi tu parles ? demande Arcas
- Elle, l’épouse de Jupiter, elle s’est vengé, puisque sans le savoir, c’est avec Jupiter que j’ai couché, celui-là qui a sauvé notre pays de la misère.
La mère pleure. Ses sanglots agitent sa carcasse hirsute. L’adolescent alors dit soudain avec une calme détermination :
- Il faut que tu me conduises voir l’Océan.
- Jamais, mon fils !
- Maman, je n’ai connu ici que les bidonvilles de Kankan, les forêts infectées de criquets et les chimpanzés hurleurs sur le mont Nimba. Je veux aller à Conakry où je suis né, et voir l’Océan. Je veux que toi, tu m’y conduises.
La caverne est presque baignée dans le noir. Le feu n’est plus que braises. Dans cette cavité de bauxite, c’est un abri contre les juges, les accusateurs et les prédicateurs de morale, que la femme trouve. Elle glapit :
- Tu traîneras par la main, une femelle d’ours, sur toutes les routes, c’est ça ?
Héra dirige son agence de presse, à New York, d’une poigne de fer. Peter Bittmen, patron du FMI, remplit brillamment ses fonctions de prêteur de fonds aux déshérités de la terre. Tout deux sont intouchables, sauf que leur intimité se lézarde, qu’elle n’est plus que cœur blessé, outragé. Héra devra sauver Peter. Ces dieux de l’argent ont plusieurs visages, et ils savent s’entraider.
La mère déshonorée avec son fils traversent rivières, fleuves et savane. Au crépuscule, ils rasent les remparts d’argiles des villes. Ils ne peuvent éviter les jets de pierres, les insultes, les crachats sur leur passage. Parfois un comité d’accueil enragé les attend armé de fusils, couteaux, fourches. Il conjure le sort, les mauvais esprit, cette diablesse à peau d’ours qui hante les chemins de leur village. Les journaux ont relaté largement l’affaire, prétendant qu’une femme de chambre aurait dépravé un client honorable dans un hôtel de luxe.
Mais la femme passe, serrant ses mâchoires de bête, imprimant dans le sable son empreinte griffue. Arcas marche devant sa mère qui le guide vers l’Océan, vers Conakry, l’endroit de la faute où il été conçu. C’est un combat. Celui d’une mère brisée, pleurante, que son enfant soutient jour après jour, de son pardon. L’envie de savoir pousse toujours l’enfant vers l’inconnu, cet Océan.
C’est lors d’un matin brumeux qu’ils arrivent au bord du continent. Conakry. « Nous devrons traverser la ville ! » annonce fièrement Arcos à sa mère. La pauvre femme est effrayée. Sous sa vieille couverture Kassa, déchirée, crasseuse, elle dissimule sa laideur. Ils sont affamés. Dans les poubelles d’un restaurant ils fouillent les détritus. Puis au bout d’une avenue, ils découvrent un palace que le temps n’a pas encore dégradé. C’est souvent ainsi. Les palaces traversent le temps sans jamais souffrir. La mère a reconnu le palace, l’autel sur lequel un jour on l’a sacrifiée. Elle ne dit rien.
Elle rentrerait. Elle enlèverait sa couverture crasseuse. Elle dénuderait son corps monstrueux. Son hirsutisme, sa mâchoire féroce. Elle crierait. Elle déchiquetterait à coups de griffes le patron qui l’a licencié. Elle dépouillerait les draps maculés de sang, qu’un homme aurait fait couler d’elle en la pénétrant sauvagement. Elle bondirait sur le comptoir de la réception, pour prévenir les prochaines victimes d’un système qui ne montre jamais ses dents, comme un crocodile qui dort au soleil. Ne vous couchez jamais sur le dos d’un crocodile !
Arcas enlace sa mère pour la protéger des regards. Ainsi ils parcourent la ville que la chaleur écrase.
Hors voilà une rumeur insolite qui enfle. Dans les beaux quartiers de Coléyah, elle monte à l’assaut des façades, des balcons. Elle se déplace par vagues. Arcas proclame : « J’entends la mer ! » mais la mère lui rétorque : « C’est une vague humaine, mon fils. Il faut fuir ! ». La vague humaine grandit. Elle grossit de rue en rue. Elle emporterait tout sur son passage, si la peur ne retenait les fuyards, les fautifs, les responsables qui provoquent des soulèvements populaires. Un océan de femmes submerge l’avenue, les boulevards, la place jusqu’à l’entrée du stade de Bonfi. Elles sont en colère. Elles ont le visage lisse, une douce peau d’ébène, des pancartes, des banderoles, sur lesquelles on peut lire « Ils se lâchent les femmes trinquent. Céder n’est pas forcément consentir. Justice pour les femmes… »
« Qu’elles m’emportent, qu’elles me prennent ! Autrefois, moi aussi, j’étais belle ! » s’époumone la mère sous sa couverture d’humiliée. Elle se joint un instant au cortège des femmes. Personne ne la voit, anonyme, révoltée, souffrante. Une délivrance furtive la soulage, dans la foule. C’est parmi elle qu’elle apprend que Jupiter, a dû démissionner de son poste de directeur du FMI.
Puis Arcas entraîne sa mère vers l’Océan. Sur la plage de sable leurs pieds dansent. Les vaguelettes effacent leurs pas. « Je ne vois pas l’Océan, maman ! » dit Arcas, inquiet. La brume encore tend un rideau. Mais lorsqu’un mouvement de brise le déchire, et que l’horizon apparaît, Arcas dit encore :
- Je ne vois rien, maman, l’Océan est parti !...
- Il est devant toi, mon fils. L’Océan, c’est rien. Que de l’eau, et encore de l’eau, répond la mère. C’est ça que nous aimons.
Avec prudence, ils avancent. Les jeux de vagues les saisissent. Une lumière sans direction les enveloppe. Arcas se retourne sur sa mère, que l’eau recouvre jusqu’aux épaules. Un sourire éclatant illumine son visage. Elle est heureuse. L’Océan l’habille. La sensation pure a remplacé tout raisonnement. Longtemps ils profitent de leur baignade.
Héra Junon est au courant. Les journalistes ont des yeux partout. On lui a annoncé qu’une femme de chambre sous une peau d’ours se baigne à la plage de Rogbané. Il n’en faut pas plus pour que la vengeance de Héra à nouveau se déchaîne. Elle téléphone à la Météo. Elle demande qu’on interdise à la femme de chambre de souiller la plage et les eaux de l’Océan, de son corps bestial, velu, hideux et obscène.
Arcas et sa mère retrouvent une complicité originelle, dans les flots. Ils s’amusent avec une insouciance enfantine. Ils ne remarquent pas que l’Océan gronde. La Météo change. Une houle forte menace. L’écume blanchit. Et c’est dans ce lait moussant que la mère et l’enfant disparaissent brutalement. Le fracas des éléments noie leurs cris et leurs rires. La plage redevient propre, lavée des immondices adultères, comme en a décidé Héra Junon.
Du 52ème étage de son building, Héra écrase la énième Chesterfield dans son cendrier de porphyre. Elle regarde le ciel que la nuit obscurcit. La Grande Ourse et son ourson, la Petite Ourse, se dessinent. Héra est mécontente. Elle ne sait comment se débarrasser de la constellation qui la nargue. Elle téléphone à Jupiter, son mari. Leur conversation est agitée. Entre les grands et les puissants, les guerres intestines ne cessent. Peter Bittmen a fort à faire avec la justice des hommes. Il dit à sa femme :
« Contre une étoile, je ne peux rien ».
Il sait aussi que c’est son ultime clémence, envers les femmes sur terre, qu’il a souillé. Dans son ciel, de nombreuses femmes brillent, épinglées, étoilées.
Une fois encore Héra Junon est perdante. Derrière les vitres de son consortium de presse, elle n’aura pas le dernier mot.
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: Jupiter et la femme de chambre
Je ne m'y attendais pas mais j'ai vraiment beaucoup aimé cette lecture, cette façon de mélanger le mythe et l'actualité encore récente.
J'ai en outre beaucoup apprécié le symbole de la constellation et l'espèce de morale du récit qui en découle ( même le pouvoir à ses limites).
De tes tentatives de réécrire la mythologie celle-ci m'apparaît comme l'une des plus réussies.
Il y a une ou deux coquilles dont un "hors" au lieu de "or" en début de paragraphe.
Et une répétition rapprochée du "mais" ici : " Mais Héra Junon fulmine. Elle a un plan. Mais elle ne sait pas comment l’exécuter"
J'ai en outre beaucoup apprécié le symbole de la constellation et l'espèce de morale du récit qui en découle ( même le pouvoir à ses limites).
De tes tentatives de réécrire la mythologie celle-ci m'apparaît comme l'une des plus réussies.
Il y a une ou deux coquilles dont un "hors" au lieu de "or" en début de paragraphe.
Et une répétition rapprochée du "mais" ici : " Mais Héra Junon fulmine. Elle a un plan. Mais elle ne sait pas comment l’exécuter"
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