Pierre (les enragés)

Entre l'âge de faire et l'âge de raison, se situe l'âge de Pierre. Le grand gaillard ballotte sa carcasse d'une ferme à l'autre pour ramasser sans frémir, les animaux morts. L'équarrisseur a la tête posée sur un corps magistral, toisant la mort quotidienne soulignée par les traces de vie de jadis des bêtes étendues. Un coup de crayon marqueur en croix sur le dos laineux d'une brebis maigre ; une étiquette numérotée, sale de crasse indiquant la date de naissance de ce cochon gonflé à bloc ; une cicatrice purulente sur le flanc de cette limousine encore chaude. Pierre l'équarrisseur conduit son véhicule de bourgs en villages, laissant l'odeur de mort dans son sillage, à qui veut bien la renifler.
Pierre rencontre peu d'amis, si ce n'est le soir, après sa tournée de ramassage, les habitués du café des sports. Ensemble, ils sirotent l'apéritif, accompagné des mêmes discours pétillant sur la politique à changer, les mêmes blagues craquantes sur les blondes et les belges, les mêmes plaisanteries soulantes, jusque sur le pas de la porte, où oblique, son vélo l'attend.
Dans la région des monts de Blond, le ball-trap est une activité festive à plein temps pour Pierre. C'est lui le responsable du lanceurs de « pigeons ». Demandé partout dans le canton, les organisateurs prévoient leurs fêtes en fonction du programme de Pierre. Car, passé maître, dans l'art du lancer de soucoupes d'argile, il est le seul à posséder, les cinq appareils indispensables à une journée continue. Bien à l'abri dans sa cahute protégée, aménagée à vingt mètres environ du pas de tir, Pierre ne veut personne à côté de lui. Il dispose à gauche et à droite, ses cinq mécaniques bien huilées, stabilisées au sol par de longues crossettes solides. Le gars n'est pas manchot. L'attention doit être permanente, pour alimenter la série de deux fois cinq soucoupes. Une pile sous chaque main, Pierre attend l'ordre hurlé du tireur. Un « pul »autoritaire active chez lui le réflexe pour déclencher le premier ressort. C'est un fortiche le Pierre, en trente ans de métier, jamais il ne s'est trompé, jamais il n'a fait attendre le porteur du fusil.
Jamais...ou presque jamais. Car une fois, une seule, il faillit utiliser son abri comme dernière demeure. Encore jeune, à l'époque, il voulut tenter le diable outre mesure, tant et si bien qu'il le vit de près, le malin. C'était tout à ses débuts. Il cherchait la performance des tireurs en réglant comme il l'entendait, la direction à donner aux disques cibles. Pour corser le match des équipes finalistes Mortemartlaises, Pierre régla au maximum les orientations des mécaniques, visant à éparpiller le vol des pigeons, soit très à droite ou très à gauche, soit au ras du sol droit devant ou au contraire très haut dans le ciel vertical.
Surpris par les alternances imprévisibles des envols de pigeons, les tireurs les plus chevronnés, rataient une cible sur deux. Excédés par leurs scores modestes, ridiculisés par Pierre, l'arbitraire meneur de jeu, le dernier disque lancé rasa loin devant, le champ moissonné. Situé dans le même axe de tir, la cabane fut le point de mire visé et les plombs perforèrent les ballots de paille, percèrent la tôle protectrice, pour aller se loger dans le dos de Pierre. Au « pul » suivant, le lanceur estourbit, ne put fournir la demande et jeta le drapeau blanc hors de sa fosse pour demander de l'aide. Ses vilaines cicatrices furent longues à guérir, mais n'arrêtèrent pas l'équarrisseur dans son travail, puisque personne ne voulait le remplacer. Le week-end suivant Pierre s'installa malgré tout dans un nouvel abri, exigeant que celui-ci soit recouvert de terre.

Ça s'est passé comme ça pour Pierre.

J'ai des souvenirs absolument épouvantables de l'odeur d'un centre d'équarissage à coté de Verdun dans la Meuse.
Cette pollution olfactive ne m'a pas tiré une goutte de sympathie pour notre homme, ni pour son hobby.
A la limite, j'étais content qu'il se prenne du plomb fondu.
Pauvre type, je suis d'un cruel parfois...

à qui veut bien la renifler.

c'est partielement faux car cette odeur de mort, que l'on veuille ou pas la renifler, le cadavre ne nous demande généralement pas notre avis, qu'il soit humain ou porcin.

Je trouve ton écriture très accessible sur ce texte.

il y a deux choses que je ne juge pas indispensables:

outre mesure

peut-être que l'expression "tenter le diable" me suffit par elle-même.

ciel

vertical

le plan dimensionnel du ciel ma foi n'est pas une information capitale.

voilà

PW

bien noté panda

C'est un portrait étonnant que tu proposes là. Ce qui m'a frappée, c'est le côté "métier peu aimé des gens" (équarisseur) complémentaire et opposé à l'autre activité, alors que je le trouve finalement plus humain et attachant que celui de lanceur de "pigeons" (il faut dire aussi que ce sport ne m'intéresse pas trop, ça joue).
Donc j'aime comme tu crées l'alternance entre deux métiers, deux facettes, deux vies pour un même bonhomme, que tu présentes froidement, sans fioritures. J'aime bien cette manière de faire, genre compte-rendu de quelque chose. Le narrateur se mouille sans trop se mouiller, donne beaucoup sans en avoir l'air.

hop! ça remonte.

je remonte ça. :-) spéléologie.

merci de l'avoir remonté panda :-))

j'ai beaucoup aimé celui-ci, sincèrement. Rien que la première phrase est un petit bijou^^

ensuite le portrait est bien mené, on est attendri par ce Pierre sans pour autant éprouver de la pitié ou quoi que ce soit de ce genre. On visualise très bien le type de personnage.

L'idée qu'il se fasse tirer dessus est un petit peu téléphonée, mais ça n'altère pas du tout sa qualité.