Une tombe et un chapeau
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Une tombe et un chapeau
On m'a conté une histoire qui s'est passée il y a une vingtaine d'années. C'était du temps où des gens vivaient encore dans la rue, et pour qui la survie était difficile.
Il y avait des hommes et des femmes, de tous âges, dormant entre les murs extérieurs des immeubles, entre des courants d'air, sur un sol gorgé d'eau. Parmi eux vivait Hélène. Tous l'appelaient "Belle" ou "La Belle", car sa peau préservée lisse, ses traits réguliers et son regard d'enfant, la rendait plus belle que toutes les autres femmes. Malheureusement, la misère l'avait tout de même marquée de son empreinte : un kyste à la cheville s'était infecté et l'avait rendu boîteuse ; la rue lui avait aussi arraché quelques dents, et son sourire était noir entre ses lèvres de corail. Mais elle était souvent assise, parfois à genoux ; et elle ne souriait plus.
La tristesse lui allait bien.
Un jour de mars, à sa grande surprise, elle se retrouva enceinte. Dans une telle pauvreté, on peut s'imaginer l'angoisse qui la gagna ; c'était une chose tellement inconcevable... C'est certainement pour cette raison que personne ne s'en aperçut : la jeune fille vomissait, mais si belle qu'elle fut, cela lui arrivait déjà souvent. Quand à sa prise de poids, un clochard savant avait prophétisé la "maladie du gros ventre" qui touchait paraît-il, beaucoup de lapins ces temps-ci.
Les semaines passaient et son ventre semblait de plus en plus malade, à tel point qu'en une froide nuit de décembre, où dans la rue l'alcool combattait le froid, les SDF furent réveillés par des cris provenant d'une ruelle. Ceux qui avaient assez désaoûlé accoururent et tombèrent sur quatre hommes en tenue beige dans la lumière des lampadaires. Près d'eux était allongée Hélène, le bas du corps nu éclairé par les feux rouges de l'ambulance.
"C'est bizarre, elle est toute vide ! dit l'un. C'est le savant qu'avait raison : elle est guérite !"
Certes elle était vide, mais elle était morte, et les cris provenaient d'une boule de nerf qui pleurait et se tordait entre les mains d'un ambulancier.
Bien sûr, chacun avait compris ce qu'il s'était passé. "Oh, t'inquiète pas mon petit, tu vas finir par t'y faire !"
Après le départ du fourgon, on eut bien du mal à réaliser :
"Vous vous rendez compte ? Un bébé qu'est né là, dans nos rues ! Eh, aujourd'hui ça se fait plus de naître comme ça ! Je veux dire : des fois il nous arrive bien un gamin qui sort de nul part mais il est vite fait récupéré ! Ou ceux qui restent, ç'en sont qui ont déjà l'âge de voler de leurs propres mains. Mais un pur sang comme celui-là..."
Et, comme Tarzan dans la jungle, le gamin grandit dans la rue, élevé par ces sortes de bons gorilles. Ils en riaient eux-même et voulurent le baptiser Mooglie ; mais il avait déjà été nommé Baptiste.
La rue fut le seul héritage que lui concéda sa mère, ce qui équivaut à pire que rien. Puis à ses 18 ans, on lui donna l'adresse du cimetière où elle était enterrée. Elle reposait à plus de 300 kilomètres de là ; aujourd'hui, les cimetières débordent de morts à ne plus savoir quoi en faire, et les places sont chères.
Mais elle lui manquait, et il partit.
N'ayant pas de famille, il n'avait jamais eu idée de franchir un de ces portails tristes qui rendaient les regards mornes et les dos courbés. Il s'attendait à un enclos de pierres grises, sombre même le jour, aussi quand il entra, il fut sublimé par la beauté des architectures ! C'était une cour de palais, un musée de sculpture dans un jardin de fleurs et d'herbe verte respirant la vie.
Il était heureux et fier que sa mère baigne dans un tel luxe.
Excité, il se mit à éplucher sans tarder chaque allée à la recherche d'Hélène. Personne n'ayant jamais su son nom, on lui avait dit que seul son prénom apparaissait sur la plaque. Parfois, en sillonnant l'allée, il regardait au loin et remarquait une magnifique sépulture, et espérait secrètement que ce soit celle de sa mère. Mais chaque fois, ses yeux s'éteignaient en tombant sur un "Delaritournelle", "Dupuis-Delamer", ou un autre nom à six voire huit syllabes. Mais il espérait à nouveau ; il regardait la prochaine en se disant "cette fois c'est elle !".
Il n'oubliait pas une tombe, explorait minutieusement chaque recoin du cimetière.
Au bout de deux heures, il en avait vérifié les trois quarts, et petit à petit, ceux qu'il prenait pour les voisins, les égaux de sa mère, redevenaient, comme les passants, des êtres d'un monde différent, auquel ils étaient refusés.
Il ne trouvait pas.
Son coeur se serrait de plus en plus ; il retenait des larmes de détresse et se forçait d'espérer. Mais à la dernière tombe ses nerfs lâchèrent; il se prit les cheveux, et se mit à pleurer, pour la première fois depuis très longtemps. Il se sentait orphelin comme jamais. Sa mère était absente, même chez les morts, et son existence s'évaporait.
Il marcha au hasard, les jambes tremblantes, repassant dans les mêmes allées, le regard perdu dans le marbre, jusqu'au coucher du soleil. En se dirigeant désespéré vers la sortie, il vit, en aval du cimetière, un petit escalier de béton fissuré incrusté de mauvaises herbes. En le descendant, il fut étonné de se retrouver dans un petit champs de tombes en friche ; l'herbe ne semblait pas avoir été tondue depuis des années. Aucune fleur ne colorait les allées, aucun ornement n'honorait ces défunts. En examinant les plaques, il voyait pour la première fois de la journée des tombes ans nom de famille avec seulement un prénom, un surnom parfois. C'était la misère du cimetière. Et il se reprenait espoir.
Arrivé au milieu, un grand frisson lui traversa les vertèbres :
"Hélène"
Son nom était là, devant lui, inscrit sur une croix en bois pourri. La planche horizontale était de travers ; on la distinguait à peine, au-dessus des ronces qui avaient trouvé ici de quoi se nourrir.
Il ne savait pas trop à quoi il s'attendait : peut-être un large bloc de marbre avec son nom en lettres dorées, une pierre sur laquelle était gravée une phrase amicale, ou plus sobrement une croix ; mais une grande croix droite en bois verni, majestueuse, comme celle d'une vierge, avec, sur ses branches le médaillon qu'elle portait...
Mais il ne s'attendait pas à ça, pas à ce bout de terre, crasseux, le plus sale qu'il n'ait jamais vu. Il douta même que sa mère était dans un cercueil, qu'on ne l'avait pas balancée, la tête la première dans un trou, comme on jetait, en d'autres temps, des cadavres dans les puits.
Il se rapprocha de la croix:
"Hélène
1973-1991"
Elle avait 18 ans.
Elle était plus jeune que lui ! Son esprit s'ébranla et remua dans tous les sens ; il était comme à la fois devant la tombe de sa mère et de sa petite soeur ; ou de son amour peut-être, et, secoué d'émotion, d'amitié pour cette fille, qu'il aimait et comprenait, il pleura à nouveau. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, la consoler, passer sa main dans ses cheveux, car il savait que cette petite, la belle Hélène, sa mère, pleurait sous terre, elle, cette enfant, la seule qui l'aimait, la seule qui le regardait.
Depuis, tous les ans à son anniversaire, il va jusqu'à sa tombe. Et chaque fois, lorsqu'il passe dans le cimetière, il regarde avec des larmes de rages les magnifiques sépultures qui l'écrasent, même dans la mort.
Et son père ?... Il n'en a jamais entendu parler. Sauf un jour, quand il avait huit ans, un clochard inconnu s'était approché de lui et avait dit :
"Petit, ton père est mort. Je te donne ça, c'est tout ce qu'il reste de lui", et il lui avait tendu un chapeau.
Ce chapeau, il le porte encore aujourd'hui. Il ne sait pas bien si son père était un homme bon ou un alcoolique qui avait violé Hélène ; ni même si c'était vraiment son père ; mais il a maintenant l'impression de venir de quelque part. Ca lui donne toujours l'impression d'exister...
Il y avait des hommes et des femmes, de tous âges, dormant entre les murs extérieurs des immeubles, entre des courants d'air, sur un sol gorgé d'eau. Parmi eux vivait Hélène. Tous l'appelaient "Belle" ou "La Belle", car sa peau préservée lisse, ses traits réguliers et son regard d'enfant, la rendait plus belle que toutes les autres femmes. Malheureusement, la misère l'avait tout de même marquée de son empreinte : un kyste à la cheville s'était infecté et l'avait rendu boîteuse ; la rue lui avait aussi arraché quelques dents, et son sourire était noir entre ses lèvres de corail. Mais elle était souvent assise, parfois à genoux ; et elle ne souriait plus.
La tristesse lui allait bien.
Un jour de mars, à sa grande surprise, elle se retrouva enceinte. Dans une telle pauvreté, on peut s'imaginer l'angoisse qui la gagna ; c'était une chose tellement inconcevable... C'est certainement pour cette raison que personne ne s'en aperçut : la jeune fille vomissait, mais si belle qu'elle fut, cela lui arrivait déjà souvent. Quand à sa prise de poids, un clochard savant avait prophétisé la "maladie du gros ventre" qui touchait paraît-il, beaucoup de lapins ces temps-ci.
Les semaines passaient et son ventre semblait de plus en plus malade, à tel point qu'en une froide nuit de décembre, où dans la rue l'alcool combattait le froid, les SDF furent réveillés par des cris provenant d'une ruelle. Ceux qui avaient assez désaoûlé accoururent et tombèrent sur quatre hommes en tenue beige dans la lumière des lampadaires. Près d'eux était allongée Hélène, le bas du corps nu éclairé par les feux rouges de l'ambulance.
"C'est bizarre, elle est toute vide ! dit l'un. C'est le savant qu'avait raison : elle est guérite !"
Certes elle était vide, mais elle était morte, et les cris provenaient d'une boule de nerf qui pleurait et se tordait entre les mains d'un ambulancier.
Bien sûr, chacun avait compris ce qu'il s'était passé. "Oh, t'inquiète pas mon petit, tu vas finir par t'y faire !"
Après le départ du fourgon, on eut bien du mal à réaliser :
"Vous vous rendez compte ? Un bébé qu'est né là, dans nos rues ! Eh, aujourd'hui ça se fait plus de naître comme ça ! Je veux dire : des fois il nous arrive bien un gamin qui sort de nul part mais il est vite fait récupéré ! Ou ceux qui restent, ç'en sont qui ont déjà l'âge de voler de leurs propres mains. Mais un pur sang comme celui-là..."
Et, comme Tarzan dans la jungle, le gamin grandit dans la rue, élevé par ces sortes de bons gorilles. Ils en riaient eux-même et voulurent le baptiser Mooglie ; mais il avait déjà été nommé Baptiste.
La rue fut le seul héritage que lui concéda sa mère, ce qui équivaut à pire que rien. Puis à ses 18 ans, on lui donna l'adresse du cimetière où elle était enterrée. Elle reposait à plus de 300 kilomètres de là ; aujourd'hui, les cimetières débordent de morts à ne plus savoir quoi en faire, et les places sont chères.
Mais elle lui manquait, et il partit.
N'ayant pas de famille, il n'avait jamais eu idée de franchir un de ces portails tristes qui rendaient les regards mornes et les dos courbés. Il s'attendait à un enclos de pierres grises, sombre même le jour, aussi quand il entra, il fut sublimé par la beauté des architectures ! C'était une cour de palais, un musée de sculpture dans un jardin de fleurs et d'herbe verte respirant la vie.
Il était heureux et fier que sa mère baigne dans un tel luxe.
Excité, il se mit à éplucher sans tarder chaque allée à la recherche d'Hélène. Personne n'ayant jamais su son nom, on lui avait dit que seul son prénom apparaissait sur la plaque. Parfois, en sillonnant l'allée, il regardait au loin et remarquait une magnifique sépulture, et espérait secrètement que ce soit celle de sa mère. Mais chaque fois, ses yeux s'éteignaient en tombant sur un "Delaritournelle", "Dupuis-Delamer", ou un autre nom à six voire huit syllabes. Mais il espérait à nouveau ; il regardait la prochaine en se disant "cette fois c'est elle !".
Il n'oubliait pas une tombe, explorait minutieusement chaque recoin du cimetière.
Au bout de deux heures, il en avait vérifié les trois quarts, et petit à petit, ceux qu'il prenait pour les voisins, les égaux de sa mère, redevenaient, comme les passants, des êtres d'un monde différent, auquel ils étaient refusés.
Il ne trouvait pas.
Son coeur se serrait de plus en plus ; il retenait des larmes de détresse et se forçait d'espérer. Mais à la dernière tombe ses nerfs lâchèrent; il se prit les cheveux, et se mit à pleurer, pour la première fois depuis très longtemps. Il se sentait orphelin comme jamais. Sa mère était absente, même chez les morts, et son existence s'évaporait.
Il marcha au hasard, les jambes tremblantes, repassant dans les mêmes allées, le regard perdu dans le marbre, jusqu'au coucher du soleil. En se dirigeant désespéré vers la sortie, il vit, en aval du cimetière, un petit escalier de béton fissuré incrusté de mauvaises herbes. En le descendant, il fut étonné de se retrouver dans un petit champs de tombes en friche ; l'herbe ne semblait pas avoir été tondue depuis des années. Aucune fleur ne colorait les allées, aucun ornement n'honorait ces défunts. En examinant les plaques, il voyait pour la première fois de la journée des tombes ans nom de famille avec seulement un prénom, un surnom parfois. C'était la misère du cimetière. Et il se reprenait espoir.
Arrivé au milieu, un grand frisson lui traversa les vertèbres :
"Hélène"
Son nom était là, devant lui, inscrit sur une croix en bois pourri. La planche horizontale était de travers ; on la distinguait à peine, au-dessus des ronces qui avaient trouvé ici de quoi se nourrir.
Il ne savait pas trop à quoi il s'attendait : peut-être un large bloc de marbre avec son nom en lettres dorées, une pierre sur laquelle était gravée une phrase amicale, ou plus sobrement une croix ; mais une grande croix droite en bois verni, majestueuse, comme celle d'une vierge, avec, sur ses branches le médaillon qu'elle portait...
Mais il ne s'attendait pas à ça, pas à ce bout de terre, crasseux, le plus sale qu'il n'ait jamais vu. Il douta même que sa mère était dans un cercueil, qu'on ne l'avait pas balancée, la tête la première dans un trou, comme on jetait, en d'autres temps, des cadavres dans les puits.
Il se rapprocha de la croix:
"Hélène
1973-1991"
Elle avait 18 ans.
Elle était plus jeune que lui ! Son esprit s'ébranla et remua dans tous les sens ; il était comme à la fois devant la tombe de sa mère et de sa petite soeur ; ou de son amour peut-être, et, secoué d'émotion, d'amitié pour cette fille, qu'il aimait et comprenait, il pleura à nouveau. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, la consoler, passer sa main dans ses cheveux, car il savait que cette petite, la belle Hélène, sa mère, pleurait sous terre, elle, cette enfant, la seule qui l'aimait, la seule qui le regardait.
Depuis, tous les ans à son anniversaire, il va jusqu'à sa tombe. Et chaque fois, lorsqu'il passe dans le cimetière, il regarde avec des larmes de rages les magnifiques sépultures qui l'écrasent, même dans la mort.
Et son père ?... Il n'en a jamais entendu parler. Sauf un jour, quand il avait huit ans, un clochard inconnu s'était approché de lui et avait dit :
"Petit, ton père est mort. Je te donne ça, c'est tout ce qu'il reste de lui", et il lui avait tendu un chapeau.
Ce chapeau, il le porte encore aujourd'hui. Il ne sait pas bien si son père était un homme bon ou un alcoolique qui avait violé Hélène ; ni même si c'était vraiment son père ; mais il a maintenant l'impression de venir de quelque part. Ca lui donne toujours l'impression d'exister...
toma4422- Nombre de messages : 8
Age : 35
Date d'inscription : 31/10/2012
Re: Une tombe et un chapeau
Un texte moins anodin qu'il n'y paraît. Si nous sommes tous égaux au bout du bout, il n'en reste pas moins que les signes extérieurs de richesse ou de pauvreté vont se nicher jusque dans les lieux de sépulture... Par ailleurs, le texte évoque la question cruciale de l'origine, des racines. Deux lourds sujets donc.
Concernant le traitement, je trouve quelque chose de désuet dans l'expression qui me semble parfois manquer de maturité, de personnalité, mais ce n'est qu'une impression, je n'arrive pas à mettre le doigt sur ce qui me gêne à la lecture.
Concernant le traitement, je trouve quelque chose de désuet dans l'expression qui me semble parfois manquer de maturité, de personnalité, mais ce n'est qu'une impression, je n'arrive pas à mettre le doigt sur ce qui me gêne à la lecture.
Invité- Invité
Re: Une tombe et un chapeau
Un récit qui me touche doublement : par la mise en évidence de la souffrance due aux différences de classes sociales, et par la recherche des origines du personnage. Le fond est riche.
Pour la forme, style un peu enfantin, juvénile, qui tranche avec le sujet choisi.
Quelques remarques :
car sa peau préservée lisse, ses traits réguliers et son regard d'enfant, la rendait (rendaient) plus belle
un kyste à la cheville s'était infecté et l'avait rendu (rendue) boîteuse (boiteuse, sans chapeau sur le i)
la jeune fille vomissait, mais si belle qu'elle fut, cela lui arrivait déjà souvent.(je trouve cette phrase maladroite)
à ne plus savoir quoi en faire, (à ne plus savoir qu'en faire serait moins lourd)
Et il se reprenait espoir.(Et il reprenait espoir)
Pour la forme, style un peu enfantin, juvénile, qui tranche avec le sujet choisi.
Quelques remarques :
car sa peau préservée lisse, ses traits réguliers et son regard d'enfant, la rendait (rendaient) plus belle
un kyste à la cheville s'était infecté et l'avait rendu (rendue) boîteuse (boiteuse, sans chapeau sur le i)
la jeune fille vomissait, mais si belle qu'elle fut, cela lui arrivait déjà souvent.(je trouve cette phrase maladroite)
à ne plus savoir quoi en faire, (à ne plus savoir qu'en faire serait moins lourd)
Et il se reprenait espoir.(Et il reprenait espoir)
Invité- Invité
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