Exo anonyme « L'attente » : Ligne de flottaison

J’ai perdu le compte des heures, essayer de casser la porte m’avait tellement épuisée que je me suis endormie, recroquevillée sur le tapis de sol. À mon réveil je ne savais plus quand j’étais.

Cinq jours de déplacement il a dit. Doit-il rentrer ce soir ? Est-on le matin ? Attendre, sans savoir combien de temps il reste, me rend folle. Égrener les minutes en ignorant si ce sont celles de la première nuit ou du dernier jour. La salle de bain étouffe tous les sons qui auraient pu être des indices.

Je me suis fait couler un bain et j’ai regardé mes doigts se friper dans l’eau bouillante, j’ai vu apparaitre en direct le bleu en haut de mon bras.

Je méprise les jaloux mais celui-là je l’ai dans la peau, il l’aura un jour. Je ne sais plus comment lui dire que je n’ai jamais touché un autre homme, j’évite de les regarder, même quand il n’est pas là, pour perdre l’habitude.

J’ai préféré la cuisine la dernière fois, mais la fenêtre, même si elle est trop petite pour me laisser m’enfuir, est une ouverture de trop sur le monde extérieur et ses dangers. Je n’aurais pas dû éclater de rire quand il a dit ça.

J’ai dessiné des fleurs sur mon corps avec mon maquillage, j’ai loupé la rose ventrale mais mes marguerites de cuisses forment un beau bouquet quand je serre les jambes sur ma peine.

Derrière la porte, une fissure dans le mur court jusqu’au plafond, je l’ai suivie du doigt, les yeux fermés, sur la pointe des pieds, en imaginant que c’était le chemin de ma liberté. Les excroissances du crépis formaient une jolie bordure d’arbres, j’ai soufflé doucement un peu d’air pour faire bruisser leurs feuilles.

Mes ongles n’ont jamais été aussi bien manucurés. J’ai hydraté chaque centimètre de ma peau, longuement, pour calmer mon angoisse qu’il ne rentre jamais. J’ai utilisé le soin pour cheveux que j’avais acheté et jamais pris le temps de faire. J’ai bu à longues goulées l’eau du robinet pour tromper ma faim. Plus un poil ne dépasse. Et j’ai compté tous les cachets des divers médicaments de l’armoire, au cas où…

Il y a trois pas entre la baignoire et le lavabo, deux de plus pour le mur et cinq pour traverser jusqu’à la porte. Tout s’additionne et s’égale. Mais ce carré tourne en rond.

J’ai découpé les serviettes pour m’habiller, le miroir me renvoie l’image d’une étrange mariée en costume d’éponge. Je l’ai fardée comme une geisha et lui ai mis tous les bijoux du petit coffre en bois. Elle pleure en silence, la nuit de noces n’était pas belle.

J’ai compté 45 secondes en apnée, puis j’ai perdu le compte, avaler l’eau par le nez m’a tirée de ma torpeur. Elle était douce et chaude, j’ai eu l’impression qu’elle me lavait de l’intérieur, j’avais envie que cela ne s’arrête jamais. Coulante, pénétrante, apaisante. J’entends le clapotis de mes idées la tête sous l’eau. C’est un monde sonore nouveau, attirant et étrange.

Petite je voulais être une sirène, je ne mettais les pieds sur la plage que le temps de courir vers la mer, je la laissait me bercer comme n’avait pas su le faire ma mère. Elle m’entourait de ses bras salés et caressait mes cheveux.

J’ai vidé le flacon de sels de bains dans l’eau, je me suis couchée en position fœtale, me faisant la plus petite possible pour flotter dans ce liquide océanique. Et j’attends.

Qui, de l’homme ou de l’abysse, arrivera en premier ?

oula! plutôt terrifiant ce truc!!
Très bien fait, je trouve.
Il y a par contre des petits bouts qui m'échappent, mais c'est peut-être voulu?
"j’ai vu apparaitre en direct le bleu en haut de mon bras." ?
On cherche l'état d'esprit de la narratrice/personnage: pas facile. Des moments c'est noir comme dans un four, d'autre elle semble légère. J'imagine que ces mouvements sont voulu, mais je me demande comment mieux nous faire apprécier qu'il s'agit bien de mouvements, et non d'un manque d'unité. Parce que de prime à bord, il me semble qu'on se place au moment de la narration, et qu'alors dans ce moment là où elle raconte, son état d'esprit devrait être plus ... uniforme, mettons?
Je dis tout ça.. mais ça m'a bien accroché. Un sujet difficile, mais que tu mènes très bien!

C'est une histoire inquiétante. Une histoire de séquestration, ou je n'ai rien compris ? En tout cas, le climat du lieu, l'attente meublée de petits gestes, tout cela est bien rendu. Et la dernière phrase apporte une note dramatique.

séquestrée dans la salle de bain par un jaloux, la dernière fois c'était dans la cuisine, un jaloux qui lui fait des bleus, non ?

J'ai aimé le contraste entre la douceur de la narration et la violence du propos. Tout est en sourdine dans ce texte aquatique, en suspension, l'attente est bien rendue par le style, avec une forme de résignation mélancolique.

La tentation est grande de faire cesser cette attente d'une façon ou d'une autre !
Le regard porté sur son geôlier est suffisamment ambigu pour que soit crédible cet enfermement de l'héroïne durant lequel alternent les périodes d'acceptation (les fleurs, le maquillage) et celles de renonciation " Elle était douce et chaude, j’ai eu l’impression qu’elle me lavait de l’intérieur, j’avais envie que cela ne s’arrête jamais. Coulante, pénétrante, apaisante"
Un personnage dont la psychologie est perturbée depuis sa petite enfance semble-t-il et qui m'a intéressée jusqu'au bout

plutôt vraiment bien ficelé!
il plane une atmosphère d'étrangeté qui prend le lecteur. original!
le thème est surprenant, et me rappelle un peu une chanson d'artur H: "cool jazz", juste parce que ça se passe dans une salle de bains (mais ça finit bien pire... :-)

Spoiler:

ah,
et très bien, le titre!

Excellent.
L'oppression savamment distillée au goutte à goutte, les infos sur le personnage aussi, bravo.

Vraiment inquiétant ce texte . Pour ce qu'elle subit, veut faire, va faire ou peut-être pas...On la plaint mais en même temps son attitude déroute un peu.
Le texte est bien construit.

Pas gai du tout, mais bien écrit et prenant.

La séquestration limite les gestes qui mettent d'autant plus en relief la psychologie du personnage.

J'aime beaucoup, en particulier cette insistance sur des petits détails qui en disent tant et esquissent un tableau en quelques mots, quelques lettres. Cela permet aussi à la froideur de la situation de pleinement ressortir, glaçant l'atmosphère et pourtant, il se dégage une telle chaleur de la narration... oui, vraiment agréable et bien mené.

Modération a écrit:Qui, de l’homme ou de l’abysse, arrivera en premier ?

et j'aime beaucoup cette conclusion !
(je me demande - petit chipotage - si s'arrêter après abysse n'aurait pas été plus percutant, simple suggestion).

Un drôle d'état-limite magistralement rendu ! Vraiment très fort !

C'est un texte terrifiant. L'état "d'acceptation" de la victime est très bien rendu. L'utilisation de la première personne du singulier, ainsi que celle du présent, est particulièrement judicieuse pour que le lecteur plonge et réfléchisse à la fois. Les détails corporels (le bleu, "quand je serre les jambes sur ma peine.") sont efficaces. Bravo !

je viens de relire, c'est excellent!
parmi les tout meilleurs, oui. (d'ailleurs je ne sais plus lesquels je préfère)
bravo en effet à l'auteur(e).

Je penche du côté de

Spoiler:

oh que j'aime ce texte ! le thème bien rendu, la forme, paragraphes courts anglés, et l'écriture avec des perles partout partout... je ne sais pas, au hasard, pif, paf, poum :
le thème

Modération a écrit:Je méprise les jaloux mais celui-là je l’ai dans la peau, il l’aura un jour. Je ne sais plus comment lui dire que je n’ai jamais touché un autre homme, j’évite de les regarder, même quand il n’est pas là, pour perdre l’habitude.

l'humour, la dérision

Modération a écrit:J’ai dessiné des fleurs sur mon corps avec mon maquillage, j’ai loupé la rose ventrale mais mes marguerites de cuisses forment un beau bouquet quand je serre les jambes sur ma peine.

l'enfermement, le prisonnier compte

Modération a écrit:Il y a trois pas entre la baignoire et le lavabo, deux de plus pour le mur et cinq pour traverser jusqu’à la porte. Tout s’additionne et s’égale. Mais ce carré tourne en rond.

les souvenirs, l'enfance

Modération a écrit:Petite je voulais être une sirène, je ne mettais les pieds sur la plage que le temps de courir vers la mer, je la laissait me bercer comme n’avait pas su le faire ma mère. Elle m’entourait de ses bras salés et caressait mes cheveux.

oh que j'aime ce texte ! j'ai trois auteur-es mais... je ne jouerai pas aux devinettes

J'ai vraiment bien aimé, j'adore cette idée de huit-clos dans une salle de bain car c'est un lieu complexe, où l'on s'observe. L'imaginaire de l'eau convient très bien à cet enfermement doux-amer. J'entends presque le clapotis du bain, j'imagine les reflets du miroir, de la tuyauterie, donc oui, beau texte. Beaucoup l'on trouvé terrifiant mais je n'ai pas vraiment ressenti ça, j'imaginais que cette séquestration n'était pas totalement imposée à la narratrice, qu'elle l'acceptait - par jeu peut-être ou par soumission - qu'elle pouvait choisir la pièce de son séjour. Du coup, les choses que le lecteur ignore, comme le reste de la maison, le pacte qui lie cette femme et son geôlier, créent une impression de malaise, de flottement presque malsain (bon titre !).

Ah je suis contente de t'avoir repérée ! Un texte vraiment intéressant, plein d'ambiguïtés, de non dit, tu distilles très savamment l'angoisse.

Alors là, c'est un texte qui m'a marquée. Bien après l'avoir lu, j'y ai pensé encore.