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L'omnivorace

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Message  bertrand-môgendre Ven 5 Avr 2013 - 14:59

L’omnivorace.





Que dire de l’être revêtu d’un poncho étonnamment sale ?
A-t-il connu la chaleur d’une union ou provoqué la déchirure d’un divorce ?
Souffre-t-il en son corps ? Parlait-il français ?
Et sa tête à la forme tourmentée reflète-t-elle vraiment l’image sympathique qu’il impose ou dissimule-t-elle quelques tourmentes dévastatrices ?
Comment opérer une approche qui ne soit pas dérangeante ?
Le bousculer, serait-ce la solution pour réveiller en lui un quelconque réflexe de vie ?
Lorsque j’entrai en gare, imaginai-je un seul instant me trouver confronté à telle existence ?

***

Le nouveau distributeur gorgé d’automatismes se refusait à satisfaire ma demande.
Un homme m’aborda, me proposant de m’aider. Lorsque je me retournai, un réflexe répulsif me fit hérisser le poil.
Comment lui, l’individu pouilleux identifié non pas grâce à son costume, mais à son odeur, comment pouvait-il venir en aide à moi, le directeur des ressources humaines des Laboratoires Chiron ?
— Ça va ! Je vais m’en sortir.
Il insista et me désigna la molette à tourner du haut vers le bas.
Mais oui, mais c’est bien sûr, je le savais, je l’aurais trouvé sans l’aide de ce crève-la-faim.
De peur que mes manipulations ne révèlent quoi que ce soit sur ma vie, je lui tournai le dos et continuai…. le bouton vert…. à sélectionner ma destination…. le bouton vert…. tout en me demandant bien pourquoi…. le bouton vert…. je ne parvenais pas à passer sur l’écran suivant. Stressé par le grand panneau lumineux qui indiquait le départ de mon train, je ne prenais pas le temps de lire les instructions détaillées par ce guichet automatique. J 'en conclus qu’il fallait appuyer sur le « bouton vert ». Lorsque je tournai la tête, l’individu était encore là, à me désigner le fameux bouton vert.
— Oui, mais non, je sais lire, lui annonçai-je avec une certaine irritation dans la voix.
Au pas de charge, je tentais de rattraper la minute qui avait filé aussi vite que le train que je voyais s’éloigner du quai.

***

De la table de café où je m’étais installé pour attendre le train suivant, je pouvais observer les voyageurs qui s’attardaient devant les fameux distributeurs automatiques. L’homme à la barbe hirsute proposait ses services à chaque utilisateur en perdition confronté au système déshumanisant. Répulsion et incompréhension s'accordaient à l’approche du clochard.
Quel était le sens de sa démarche persévérante ? Pourquoi m’en vouloir à moi, le bien-pensant, le premier de la classe, le chouchou des profs, le mieux noté de l’entreprise ? Pourquoi vouloir me rabaisser au niveau des intouchables ? Le domaine des latrines serait-il mon seul univers ? Avais-je des goûts de chiotte ? Ou alors, j’avais pêché par excès d’orgueil et c’était sa manière de me signifier le rejet de ma suffisance.

Mon café fumait. J'observais les volutes qui s'échappaient de la tasse.
Ma femme s’en était allée, peu après le départ de notre dernier enfant ; mes conquêtes extra-professionnelles redevinrent professionnelles sans extra ; mes aventures d’un soir s’espacèrent à tel point que je m’habituai à ce vide occupé par le silence.
Au fur et à mesure que l’amour se réduisait à peau de chagrin, l’espace libéré autour de moi m’isolait du monde extérieur.
Maman refusait l'accompagnement de tout autre aide-soignante. Sous la menace de devoir mettre fin à ses jours, elle m'ordonna de la soigner quotidiennement. J'avais 58 ans. Des ordres, je ne voulais plus en recevoir de quiconque et pourtant je cédai, au point de revenir habiter chez elle, un, deux puis trois jours par semaine. Je ne pouvais me résigner à quitter définitivement mon appartement. Celui-ci, bien que très vaste, ne recevait plus grand monde depuis bien longtemps.
J'avais été son œuf, elle mon cocon. Avant d'être papillon, je m'empêtrais dans sa toile. Artiste, elle crevait de ne pas vendre ses œuvres. L’atelier était devenu sa cuisine, la maison son entrepôt. Des centaines de croûtes adossées aux murs, de toutes hauteurs, de toutes couleurs. Je n’avais pas de chambre, juste un lit devant une planche peinte, elle aussi, qui me servait de bureau. Les couleurs avaient déserté sa palette. Elle travaillait désormais en noir et blanc, uniquement.
Dans la cohorte des nuits sans sommeil de ma pré-adolescence, j’attisais mon regard sur les femmes nues étalées le long des couloirs, sexe posant, leurs seins flasques, étroits, plantureux, gonflés, leurs postérieurs plats, rebondis, larges, sillonnés d'ombre. J'imaginais mes doigts caresser la peau crue, retirer les cheveux encroûtés, gratter les poils pubiens pour retrouver le blanc de la toile restée vierge de toute surveillance. Ma mère aimait recevoir de nouveaux modèles. Elles se promenaient pointe de seins tendues devant le jeune garçon « si innocent » que j'étais. J'ai reçu les baisers sur les joues, accueilli les tapes légères sur les fesses, et tant de mains caressant les cheveux de ma tête qui, blottie au niveau de leur entrecuisse poilu, attendait avec fébrilité le moment de replonger entre les pages d'un livre pioché au hasard.
Lorsque plus tard, j'avais atteint la hauteur du nombril féminin, je vécus une première alerte. Je connus le genre du désir brut, destiné à souiller ma couche chaque nuit. Combien de fois ai-je voulu effacer ces images féminines qui tendaient mon désir vers une érection obscène ? Pourquoi m’infliger cette contrainte de l’inatteignable assouvissement ?

En touchant le fond de la tasse pour lécher le sucre déposé, je surveillais la pendule de la gare. J'achetai Artension, une revue sur l'art contemporain. Au cœur d'un article, il était question de la mise en lumière des ombres, celles qui ne rentrent pas dans le rang. Yann Xhi You soulignait la nécessité de rétablir l'ombre car c'est ainsi que vivent les discrets. Rétablir et entretenir tout en laissant les projecteurs braqués sur les strass et paillettes.
Téléphone de maman, inquiète de ne pas me voir arriver.
— Fais attention avec tout ce que l’on entend, tu risques de te faire agresser pour un simple regard. Ne traîne pas ! Je t’attends.

***

Il a le temps lui. Pas de soucis d'horaires, pas de contraintes vestimentaires. Mais à propos, comment fait-il pour se changer ? S'il n'a pas de maison, où sont rangés ses vêtements ? Drôle de vie quand même. De toute façon, à l'âge qu'il a , il doit toucher sa retraite, ce n'est pas un type à plaindre. Je suis sûr qu'il vient ici parce qu'il s'ennuie chez lui. Si ça se trouve, il a mis un bon pactole de côté et un jour il partira aux Bahamas, où ailleurs sur les îles. Qui sait, peut-être trouvera-t-il un peintre pour lui tirer le portrait ?
Pour accéder aux quais, je devais repasser devant le va-nu-pieds. À son approche, je sentis mes jambes s’alourdir, puis vaciller. C'était trop bête, moi qui ne voulais pas avoir affaire à ce type, le voilà qui s'inquiétait pour ma santé. Mon corps avait une fâcheuse tendance à connaître des crises d’hypoglycémie. Une pierre de sucre et ça repartait.
N'empêche qu'il m'aida à m'appuyer contre une borne et attendre l'effet du remède miracle. Son insistance me toucha. Tout à coup, je fixai son regard. Ses yeux étaient brillants. La pupille dilatée accentuait la profondeur dans laquelle je faillis me noyer. Un bref passage de main sur mon visage et me voici qui revint à la réalité avant de prendre mon train. Je le remerciai et lui souhaitai une bonne soirée.
C’était décidé : dès demain je lui apporterai un costume de ma collection et un pardessus.

Il refusa mon paquet.
— Je ne comprends pas. Je crois que nous sommes de la même taille. De quoi avez-vous peur ?
— Peut-être... de vous ressembler ? Non, je rigole. Je ne veux pas me débarrasser de mes habits.
— Et pourquoi pas ?
— J’y tiens beaucoup.
— Soit. De toutes façons, je vous laisse le paquet. Vous pourrez le donner à qui vous voudrez ou bien le vendre. En magasin, ça vaut une fortune.
Je lui installai le colis dans son caddie.
— Bonne journée.

Tous les jours suivants, nous échangeâmes des coups de tête polis, de près ou de loin, jusqu’au soir où de nouveau devant le guichet automatique, je devais renouveler mon abonnement. Il m’interpella.
— Bonsoir monsieur. Merci encore pour votre cadeau. Comme je n’allais pas m’en servir, je l’ai offert à un autre gars qui en a vraiment besoin. Il était très content. Depuis il a la classe. On dirait un professeur.
— C’est bien, c’est bien. Vous habitez par ici ? Sans vouloir être indiscret, j’avais été maladroit.
— Pas loin en effet. J’ai un petit coin. Avec la chaleur du métro, il y fait bon.
Je vous proposerais bien d’y passer un jour mais le ménage laisse à désirer.

La semaine suivante une grève surprise m'obligea à attendre le seul train disponible. Comme par hasard nous nous trouvâmes l'un contre l'autre dans la foule compacte des mécontents. Juste histoire de m'extirper de cette situation je lui proposai un coup à boire.
— Je vous offre un canon ?
— Ah ! C’est pas de refus, mais c’est moi qui régale.
À croire que dans toute la ville, dans toute la gare, dans tout le bistrot, il n’y avait que nous deux.
En moins d’une heure, il me raconta son histoire sans interruption, mélangeant l’enfance, le mariage, le divorce, sa passion du tennis qu’il pratiquait en équipe nationale, photo à l’appui, ses enfants, sa femme. Il fallut que je lui serre la main fort pour interrompre le flot de paroles qu’il déversait jusqu’à en perdre haleine sans oublier de les alimenter toutefois de gorgées de rouge bien grasses.
Pourquoi un type comme lui était-il tombé si bas ?
Comment un type comme lui pouvait en arriver là ?
Il me regarda partir. J’avais ses yeux ronds cloués dans ma nuque. Une drôle de sensation me fit me retourner. Il avait disparu.

Maman ne connut pas le printemps. Elle qui aimait tant les fleurs, je lui en portai sur sa tombe. Mes deux enfants mariés étaient venus se recueillir par devoir, un instant. Comme à leur habitude et histoire de garder le contact, ils ne manqueraient pas de me téléphoner pour mon anniversaire et le jour de l’an. Je vendis mon appartement décidément encombré de vide.
C'était drôle de réinvestir les lieux où j'avais grandi seul, sans l'aide de personne. La chambre ressemblait à une chambre d'adolescent. Mes médailles remportées au tennis étaient suspendues contre l'armoire juste à côté du poncho que j'avais rapporté du Pérou.
La chambre de ma mère ressemblait à une chambre de vieille, malade. Débarrassé du lit médicalisé, je retrouvai le capharnaüm de son atelier au travers duquel autrefois elle déambulait en s’arrêtant devant les toiles qui lui évoquaient un souvenir, une présence, une sensation.

***

Ma relation avec le clodo devint cordiale, parce que habituelle, voire professionnelle, car je le saluais amicalement à chacun de mes retours du travail.

Au mois de mai, il ne refusa pas mes chaussures légères qui remplacèrent ses croquenots très lourds à porter malgré les trous dans les semelles. Nous avions la même corpulence. En échange, il m’offrit un briquet, du genre de celui que j’avais reçu pour ma communion par mon père, cet illustre inconnu.
Mes dégoûts olfactifs s'étaient estompés depuis que l’homme de la gare avait décidé d'utiliser les bains douches municipaux impasse Flesselles. La gratuité du lieu offrait en plus du bienfait corporel, un lien social. On s'appelait monsieur.
J'insistai pour qu'il m'emmène à l'endroit où il dormait. Le coin devait être tranquille la nuit, car à cette heure de pointe, la rue piétonne grouillait de monde.

Un jour, il me confia une grosse enveloppe. Elle contenait ses cahiers de souvenirs. Son écriture ressemblait à la mienne. Les événements de sa vie se calquaient sur les miens. M’aurait-il extorqué tous mes secrets ?

À l'automne de l'année suivante, nous constatâmes que nous étions nés le même jour.
La barbe que j’avais décidé de laisser pousser après mon licenciement me fit ressembler à lui sur le photomaton que je regardais, fébrile. Nous étions entrés à deux dans la cabine. Sur le cliché délivré par l’appareil, un seul personnage apparaissait.

Qui de lui était moi ?
Pourquoi un type comme moi était-il tombé si bas ?
Comment un type comme moi pouvait en arriver là ?
Questions sans réponse qui me permettraient de siroter mes verres de rouge au café de la gare.
Après un long soliloque philosophiquement indigeste, je repris ma place près des distributeurs automatiques de billets, espérant apporter un peu d’aide aux égarés du voyage.
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Message  Invité Sam 6 Avr 2013 - 7:23

Le titre n'est pas engageant, pour sûr, en même temps que la Vorace me parle, évidemment ; j'imagine qu'il y a peut-être un clin d'oeil lyonnais.

Pas mal vu du tout cette histoire d'identité fusionnelle en quelque sorte ; très bien la progression, la psychologie et la critique sous-jacentes d'un personnage au sommet de sa carrière et de notre société de la réussite, toutes les réussites - professionnelle, personnelle, affective.

Au début, je me demandais où le texte voulait en venir, les détails du poncho et de la mère m'étant parus superficiels ; évidemment, à la fin, tout fait sens, la boucle se boucle.

Côté moins, je trouve pas moments le récit trop appuyé, notamment dans la description du sans-abri (l'odeur, les vêtements, les canons de rouge) mais ça doit être ma sensiblerie qui proteste :-)

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Message  Jano Sam 6 Avr 2013 - 17:05

Je trouve que c'est un texte profondément d'actualité dans le contexte de crise économique que nous traversons. Personne n'est à l'abri de la précarité. Nos situations que nous croyons confortables, solides, se révèlent parfois extrêmement fragiles. Un évènement grave et tout peut s'écrouler.

C'est à travers cette vision que j'ai abordé ce texte à multiples facettes. La filiation, l'éveil à la sexualité sont en effet d'autres thèmes abordés et rendent le tout particulièrement riche. Il est intéressant de prendre des chemins de traverse pour approfondir le personnage central.

Bien aimé la confusion finale où les deux protagonistes se juxtaposent, même si on la sentait venir, la frontière les séparant devenant de plus en plus mince.
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Message  Gobu Mar 9 Avr 2013 - 8:59

Le thème est d'actualité mais le traitement poétique, à la limite du fantastique. J'apprécie cette manière d'introduire de l'étrangeté dans un récit en apparence réaliste. Cela me rappelle l'écriture de Dino Buzatti - en particulier de ses nouvelles - qui réussit à faire basculer dans l'étrange, voire l'inquiétant, des vies tout ce qu'il y a de banal au premier abord.
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Message  Invité Mer 10 Avr 2013 - 7:53

ah j'aime vraiment beaucoup, et l'idée et la réalisation.

ça change, et globalement ça fonctionne.
peut-être qu'il pourrait y avoir un suspens encore plus entretenu, avant cette fin qui boucle la boucle pour révéler une seule et même identité, parce que c'est vrai qu'on le voit venir d'un peu loin.

une petite chose du point de vue de la cohérence a retenu mon attention dans le début du texte: est-ce bien crédible, le DRH des laboratoires Chiron qui ne sait pas utiliser une borne de la sncf...?

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Message  Invité Mer 10 Avr 2013 - 7:57

hormis ces menus détails, je suis enthousiasmée par l'idée de cette superposition: il faut le faire!

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