Trois échiquiers

le jour se lève les caravanes sont parties
reste la nappe de cendres l'œil orange
d'une braise le dénuement des arbres en
réseau sur le ciel clair le demi-cercle
des sapins comme une haie ou une parenthèse
quelques papiers sur l'herbe froide, couchée, là
où ils étaient assis, où ils sont restés
ayant étendu leurs couvertures rêches; toute la nuit.


tu reprendras la voiture, trouveras une ville où
tout ce qui s'est passé demeure inscrit
tu vas rencontrer ce vieux mur des lamentations
les anciens quartiers pauvres mal rénovés couleur locale
entrant avec l'écho d'un livre aimé
dans le réseau perdu où le temps bourdonne
et vacille - tu te retrouves dans l'avant poste :
l'air est une bouche, la nuit passe.


c'est dehors, après la porte du musée que
les éléments se mettent en place. la rêverie
avance et la statue appuie son flanc droit,
insistant contre ta manche – chaleur imaginaire du marbre
à travers le tissu. Rien ne respire, rien.
le vent s'est arrêté sur la place
que tu vas quitter (toujours la même issue)
où le jet d'eau crache en permanence.

Trois échiquiers ou trois échecs ?

J'aime beaucoup ce poème, même si j'ai le sentiment de ne pas saisir exactement tous les thèmes évoqués.
la 2° strophe en particulier me parle des quartiers anciens en voie de rénovation, la patrimonialisation qui en fait des pastiches d'eux-mêmes.
"tout ce qui s'est passé demeure inscrit" mais la volonté collective vise à l'effacer, à rendre le tout hygiéniquement consommable.
Ou alors ... les statues du musée, le statut de musée.

La normalisation en marche, contre la vie qui va toujours clopin-clopant, cahin-caha.

J'admire "le demi-cercle
des sapins comme une haie ou une parenthèse"

C'est un poème écrit lui aussi avec une contrainte : les vers sont des vers de 8 mots. Et comme il y a 8 vers par strophe ça fait 8x8 = 64 cases comme un échiquer.

Ces vers "arithmonymes", ça peut sembler artificiel comme contrainte, mais ça donne au poème, en tout cas pour les miens, une atmosphère très particulière de suspension du temps, comme si le passé vibrait dans un présent arrêté. Et du coup c'est le thème du poème, de ses trois thèmes.

C'est très fascinant les contraintes, ce que ça apporte. Fascinant et imprévisible, comme si ça libérait une liberté sous-jacente.

Merci beaucoup de votre lecture.

Pour ce qui est des contraintes et de la créativité qu'elles nourrissent vous prêchez une convertie!

" comme si ça libérait une liberté sous-jacente." j'aurais dit une parole

Je n'ai pas décelé la contrainte, et c'est vraiment un beau compliment, et j'ai totalement apprécié ce poème.

Oui, c'est ça, une parole. Et même en deçà de la parole, une perception..

c'est très beau, seyne.

il y a une élegance,
de singulières trouvailles,
puis la contrainte au carré...

j'ai aimé vous lire,
vraiment.

Voilà je crois où je découvre le voile qui m'aveugle en lisant tes poèmes.
Et celui-ci est emblématique.
Contraintes et tout ça c'est de la cuisine. J'aime ça ; j'aime aussi que ça se voit : car ainsi on partage le plaisir du travail avec le lecteur. Mais c'est aussi la limite.
Si la contrainte est une ossature masquée, elle me gène car je la ressens derrière sans la distinguer clairement.
Depuis le début, en poésie, je trouve que tu la joues trop perso. Alors il y a une “classe“ là dedans, mais … tes trois échiquiers n'ont pas grand chose à voir avec l'ambiance dégagée par les trois textes (j'y ai cherché des marques sur le sol, carrelages, tapis de chamelier, me manquait la chaleur…)
Du coup je trouve le titre “affecté“ : “tu dis ou tu dis pas, si tu dis pas tant pis, etc.“

oui, je suis assez d'accord avec toi : la contrainte n'a de sens que si elle est au service d'un projet très fort, et ce n'est pas le cas de ce poème. Le titre le dit bien : il s'agit d'un jeu.

Après, il y a quand même cet effet très particulier des vers arithmonymes, qui installent une sorte de "recul", et là, je trouve qu'il a sa place, parce qu'il s'agit à chaque fois d'une scène où quelque chose s'est passé, où en vibrent encore des traces.

Mais j'ai très peu écrit avec des contraintes.

Ces trois échiquiers ressemblent à trois questionnements sur la vie humaine, sur le rapport complexe au temps et à l'espace.

le temps et l'espace, oui...
rien que de lire ces deux mots j'ai l'impression d'une autre respiration.

Ouhouh ! pas mal, vraiment pas mal.

Au début je t'ai retrouvée abstraite et floue, je ne voyais pas, jusqu'au rêche des couvertures... ça c'était très bon ! l'herbe couchée de la place où l'on était assis ! ça m'évoque ça m'évoque...


Je crois que j'ai enfin trouvé le point de rencontre entre tes deux univers.


La stratégie sensible de tes mots.
Et mine de rien, y'a du boulôt derrière cette simplicité.

Chapeau !

le rythme, la couleur de l'écriture me fait un peu penser à Pessoa, période Alvaro de Campos

c'est, comme dirait igloo, élégant, oui. on dirait comme dans un film un long plan-séquence silencieux.

des choses qui me plaisent particulièrement dans le mouvement du texte :

le dénuement des arbres en réseau sur le ciel clair le demi-cercle des sapins comme une haie ou une parenthèse


tu te retrouves dans l'avant poste :
l'air est une bouche, la nuit passe.

chaleur imaginaire du marbre
à travers le tissu. Rien ne respire, rien.
le vent s'est arrêté sur la place
que tu vas quitter (toujours la même issue)


dommage pour le dernier vers, l'image est faible eu égard à ce qui précède.

Ce qui saute aux yeux, c'est ce lieu comme marqué du sceau du prévisible. Nous ne sommes que des points de passage qui laissons des traces derrière nous ("la nappe de cendres", "quelques papiers sur l'herbe froide"). Nous vivons sans cesse dans la prémonition de l'ailleurs dont le poids fantasmé ("la rêverie"), n'ayant aucunement la consistance d'un corps auquel nous pourrions nous attacher durablement, sensuellement (la "chaleur imaginaire du marbre"), nous accable assez rapidement ("rien ne respire", "le jet d'eau crache en permanence"). En conséquence, nous sommes sans cesse entraînés (fou sur sa diagonale, cavalier dans son curieux saut en L) sur l'échiquier de la vie. Suite de coups joués en aveugle, dans une insondable partie d'échecs.

Qu'y comprendre ? Que les lieux n'ont aucune vérité à révéler, que l'essentiel est à rechercher au fond de notre propre coeur ?

Pour Yoni Wolf, jfmoods :
J'ai passé du temps à lire la biographie de beaucoup d'artistes, attirée par cette question : qu'est ce qui pousse un esprit dans ces modes de communications ? Pessoa, comme bien d'autres, était entouré de fantômes, de morts trop précoces : son père, son frère. Il s'était créé un double imaginaire.
Je me demandais ce qui m'avait donné envie d'écrire, moi. Les fantômes, ils étaient des deux côtés, mais dans la génération précédente. Des morts inacceptables, brutales, de gens jeunes (une jeune mère très aimée, une toute petite fille).
Tout ça pour dire : ces morts-là on en hérite, ils vivent toujours, ailleurs, de l'autre côté. Un lieu où peut se trouver une autre vie, plus secrète, plus magique. Un lieu dont l'entrée passe sans doute par une langue à découvrir.
Une langue faite pour tout ce dont on a hérité ou qu'on a vécu au delà des mots, tout ce qui est impensé, indicible. Traumas, émotions d'avant le langage, douleurs léguées, sensations profondes du corps, chagrins de l'exil, folies, fantômes.

Moi qui vis une vie heureuse, il faut bien que je trouve comment témoigner de ce pays de l'ombre, de la vibration du passé en moi, d'une fidélité ; donner une voix à une sorte de double dont la vérité n'a aucune place dans ma vie "réelle".

Je crois que tout ce que j'écris parle de ça. J'essaie de ne pas être complaisante à ce côté triste, nostalgique, mais c'est celui qui en moi a besoin de s'exprimer. J'y trouve aussi un ressenti fort, une sorte d'intuition d'éternité.

Pour Cerval : je crois vraiment que la dernière phrase du poème est comme elle doit être. Quelque chose de brusque et de non lyrique entre des parenthèses, pour rappeler la mort.

Je vois ces textes comme autant de portes qui nous guident vers d'autres mondes, des mondes intérieurs, faits certes d'introspection, de nostalgie et de regrets mais aussi d'autres moments à vivre et à créer.
Un lent mouvement s'imprime, discret mais ô combien présent, nous guidant sur nos propres pas, à la recherche de nous-mêmes mais aussi de ces autres qui nous composent.
Un voyage pas forcément apaisant car le tourment pourrait ne pas être loin mais qu'importe, les mots sont beaux et disent avec justesse comme il est parfois complexe d'être et de l'assumer.

PS: pas vu de contrainte, mais la technique et moi faisant deux, je suis mauvaise juge pour cela.