Vieux bourg

Comme un voleur sortant d’un bouge
Vois, le crépuscule est tombé.
Il te serre dans ses mains rouges,
Vieux bourg qui te meurs, étranglé.

Vois, tes réverbères phtisiques
Allongent  leurs pales clartés
Sur tes sales trottoirs obliques
Où l’on vend de la volupté.

Afin de suivre avec aisance
Le galop sourd des médisances,
Tes noires maisons indiscrètes
Jusqu’aux pavés penchent la tête.

O vieux bourg des sombres dimanches,
Des communiants en aubes blanches
Et des mariages décevants
Et des muets enterrements,

Entends-tu les heures que sonne
Ta vieille cloche enchifrenée ?
Sa voix plaintive et monotone
Chante la fuite des années.

Vieux bourg las que l’on abandonne
Pour gagner l’oubli du néant,
Entends comme l’Ennui résonne,
Marteau sur l’enclume du temps.

En lisant et relisant ton poème, j'ai repensé à cet aphorisme de Char :

"Il y a deux âges pour le poète : l'âge durant lequel la poésie, à tous égards, le maltraite et celui où elle se laisse follement embrasser. Mais, aucun n'est entièrement défini."

Je dirais qu'à cette aune tu te tiens plutôt du côté du bonheur.

L'apostrophe est vigoureuse. Les allégories et personnifications font mouche. Le passage des rimes croisées aux rimes plates, au coeur du poème, permet de maintenir au plus haut l'attention du lecteur. Le rejet (vers 1-2) est efficace. Il en va de même pour les enjambements de la seconde strophe. J'aime aussi la double occurrence de "Vois" (strophe 1 et 2) et de "Entends" (strophe 5 et 6). L'écho en est agréable.

La répétition de "Et", dans la quatrième strophe, marque bien le passage du temps.

Mention spéciale pour la "cloche enchifrenée" et "le galop sourd des médisances".

Avec ce vieux bourg, tu confirmes ta place dans la crème du gratin des poètes du XXIème siècle
et dans le prochain Lagarde et Michard consacré à iceux.

Respect.

Un des attraits de VE, c'est de croiser et de lire des poètes qui maîtrisent, tel que toi, et la forme et le verbe. Bravo !

Pas le temps ces jours-ci, mais je ne peux laisser passer un tel sommet sans y aller de ma révérence : bravo! Ce poème est une pure merveille !

Je suis revenue lire ce poème. Je l'imaginerais bien peint par Chaïm Soutine. Pour la tonalité triste qui s'en dégage, pour cette touche de rouge, pour ces maisons qui se penchent sur les trottoirs obliques

Un de mes préférés de ta plume (oui, je les lis tous...) ! Je suis rarement touché par les formes "imposées" (j'ai comme honte quand je les aime) mais tu sais y insuffler le charme.

je suis venue pour te lire,
un commentaire ?
tout est dit,
je garde ce "vieux bourg" sur l'étagère, comme une carte postale.

Oui, chapeau bas monsieur.

Qu'y-a-t'il à redire? Quoi d'autre que de simplement témoigner de l'admiration? C'est maîtrisé, c'est beau. Bravo.

cher legone
je pense que tu approches ici ton art de toi à toije
et j'en suis très très très heureux
et pour toije d'abord
et pour ma lecture ensuite )))

amitié mon cher
c'est du bon du bonnet ça monsieur !

Je remercie tous ceux qui ont laissé un mot. Si le poème les a touchés, j'en suis heureux. Comme d'habitude j'ai aussi une pensée pour les lecteurs fantômes.

C'est juste une merveille.
Quelle cruauté et quelle violence dans les replis du temps , dans la description de ce vieux bourg engoncé dans le passé, l'hypocrisie, la médisance, ça sent le moisi, le renoncement, la misère de l'âme et pourtant la musique que tu y distilles est si belle qu'elle agit comme un poison vénéneux.

Ce vieux bourg qui éteint et s'éteint étreint aussi le coeur et l'âme, face à cette destinée qui sombre inéluctablement...
Je ne commenterai point la technique, étant totalement incapable de le faire mais le rythme me paraît bien agréable à l'oreille et les mots claquent quand il faut, comme il faut. De quoi se laisser emporter avec un plaisir certain, même si il est toujours triste d'assister à la mort de lieux de vie.

C'est drôle cela me rappelait un film de Chabrol mais je ne pouvais pas dire pourquoi.
C'est la première strophe.
Et vous parlez de fantôme dans le commentaire.
Drôle de coïncidence (Fantômes du chapelier, c'est le film auquel je pensais)

Je remercie Rebecca et Shakti qui, elles, me disent ce qu'elles pensent du poème contrairement à condremon.
Impossible de savoir si ce dernier a aimé ou non.
Pour ce qui concerne ce qui a influencé l'écriture dudit poème : j'ai pensé à certaines toiles de Kirchner et au décor expressionniste du film muet " le cabinet du docteur Caligari" Il doit y avoir inconsciemment un peu de Verhaeren aussi, c'est ce que je lisais en l'écrivant.
Mais c'est vrai que j'aime beaucoup l'ambiance, l'atmosphère des romans durs de Simenon, notamment dans "les fantômes"

C'est vrai qu'il y a peut-être un peu de Verhaeren derrière tout cela... et une ambiance à la Simenon.

Entré dans le domaine public depuis quelques temps déjà, "Le cabinet du docteur Caligari" est visionnable (et librement téléchargeable) ici...

-> http://archive.org/details/DasKabinettdesDoktorCaligariTheCabinetofDrCaligari

"Vieux bourg las que l’on abandonne
Pour gagner l’oubli du néant,"

Comment ne serais-je pas touchée, comme les autres commentateurs, par la mélancolie et la détresse qui se dégagent de ce vieux bourg ?
L'ennui y prend une majuscule mais n'est-ce pas plutôt le temps son grand ennemi ? Car enfin, l'ennui des dimanches qu'on comble à coup de médisances a toujours existé mais ce qui est nouveau et le rend pathétique c'est cet exode irrémédiable qui le condamne à l'oubli.
Un beau moment de poésie. Le premier quatrain est vraiment splendide.

Merci de ta lecture et de ton commentaire, Arielle. Vos appréciations sur ce poème me surprennent un peu quand même. Je considère que c'est l'un de mes moins mauvais mais bon.. Une telle unanimité m'étonne. Merci.

maintenant que ce vieux bourg remonte, je remarque la répétition de "vois",
et de "Et", dont le poème peut se passer à mon avis...s'il fallait améliorer quelque chose.

Les deux "Et" m'apparaissent indispensables, surtout parce qu'ils mettent en évidence la réactivation permanente des deux carburants principaux de la rumeur...  

C'est, d'abord, le mariage, qui alimente les commérages sur la tromperie de l'un par l'autre, sur l'adultère et, plus généralement, sur toutes les péripéties de la vie d'un couple, d'une famille. L'adjectif "décevants" est assez explicite ici.

C'est, ensuite, la mort, qui alimente les commérages sur l'état de santé plus ou moins précaire des uns ou des autres. L'adjectif "muets" signale une pause de la rumeur, mais on imagine alors ce qui se passe dans la tête de ceux qui participent à la cérémonie funèbre... et qui reprendront la parole après.

Le double jeu de l'apostrophe et de la personnification ramène le lecteur à l'idée d'un individu au corps maladif ("enchifrenée"), contaminé par une maladie infectieuse et contagieuse chronique ("phtisiques"), voué à une mort lente ("la fuite des années") et sans mémoire ("l'oubli du néant"). La fonction des deux anaphores ("Vois" x 2, "Entends" x 2) est peut-être de susciter un retour sur soi, une réaction. Plus probablement, ces deux anaphores mettent en évidence la constatation purement clinique d'un état de fait. Cependant, peut-il en aller différemment lorsqu'on vit dans cette splendide autarcie, comme... les uns sur les autres ?

La rumeur ne peut véritablement cesser... que par la mort du village lui-même.

Je lis tes commentaires comme des petites œuvres d'art. On peut dire que tu excelles dans ce domaine et que tu ne te fiches pas de la tête des gens.