Hauts lieux-dits, noms et couleurs

Ganagobie, beau nom étrange d’étranger, Ganagobie ça sonne sourd comme j’aime poser, sans trop de bruit en marge de l’yeuseraie, mes semelles épaisses sur la dalle penchée, en rebord de corniche au-dessus des couleurs de la nature encore en hiver. C’est un de ces jours qui donnent raison à Léonard, pour de vrai l’air est bleu, et même gris bleu, une vapeur d’ardoise, incongrue dans ce pays calcaire, mais somptueuse sur le prune violacé des hêtraies et l’orange soudain flammé des feuilles de chêne obstinées.

Ganagobie, un nom de rêve de désert, un nom sourd comme une eau rare, et lente à sourdre sous la falaise, dans l’auge secrète envahie de capillaires, à l’ombre de la voûte où pend la tête à l’envers un hêtre miniature et burlesque. Arrivant là par les éboulis du versant Est, je garde au fond des yeux les étoiles bleues des hépatiques trilobées que j’y ai trouvées, les unes pâles, d’autres plus intenses.



Lure : une montagne basse à l’échine farouche m’avait fait rêver et j’avais attendu, son âpre nom dans la tête, deux jours que se dégage la ligne de crête. Dans la nuit, j’entendis une pluie fine tomber sur le toit de ma cabane. Au matin les nuages avaient pris de la hauteur et sous les éclaircies qui balayaient le paysage, les sommets brillaient de neige fraîche. Il fallait que j’y aille.

Partant de Saumane, j’ai d’abord suivi une croupe douce de parcours enfrichés, où quelques abris de berger pointaient leurs petits dômes de pierre sèche. Ici et là des bosquets de jeunes pins ponctuaient de noir les anciennes pâtures, bruyamment peuplés d’alouettes lulus, corneilles, pies et geais. Dans l’un d’eux qu’on avait solidement enclos, une troupe de sangliers ravageait de concert le sol et les écorces, et les arbres saignaient sur les dalles calcaires mises à nu.

Puis le chemin remontait presque plein nord par un profond vallon, d’abord dans des pentes marneuses envahies de genévriers et d’épines noires, puis dans des éboulis de groise, où s’enfuit un chevreuil, avant de s’engager dans la hêtraie et ses barres rocheuses sur la litière orange.

Avec mon ombre devant moi dans un faisceau de soleil qui passait, j’ai enfin atteint le col Saint Vincent, annoncé un peu plus tôt par le vent et l’apparition sombre des sapins. Passant quelques mélèzes, il fallait prendre à droite un raide sentier glissant sur les feuilles de hêtre humide, pour arriver à l’humble sommet du Goi où régnait un gros pin tordu et foudroyé au milieu des clairières de pré-bois.

Là, entre deux cairns de cailloux blancs hauts comme des obbos, les pieds dans le peu de neige où ne se voyaient pas d’autres traces que les miennes, j’ai regardé la vallée du Jabron et les couleurs des pentes sur les montagnes du nord, et de biais le Ventoux, sa tête blanche ailleurs. J’ai dû rester immobile assez longtemps pour ressembler à un petit pin à crochets : un bruit soudain d’avalanche dans l’air déchiré, et j’ai juste le temps de voir un rapace à pleine vitesse virer sur l’aile à moins d’un mètre autour de mon axe. Sans doute une femelle de faucon crécerelle, la queue était nettement barrée.

Dans mon dos, accrochés dans les branches pour marquer le départ du chemin de descente, volent dans le vent comme rubans de prière quelques lambeaux d’une étoffe bariolée …

Quel régal quand la langue est aussi riche et précise pour faire sentir formes, couleurs, textures, odeurs ! Et pour parler d'une région que j'adore !
J'ai appris deux mots ce soir : groise  et obbos - sur lequel il te faut m'éclairer, car je ne l'ai trouvé nulle part !
Et merci pour les hépatiques trilobées : je raffole de ces  petites fleurs, j'en ai un pied dans mon jardin, pris sous une tombe dans la cité templière de La Couvertoirade...

C'est une chose de voir, c'en est une autre de donner à voir.
Et ça, tu le fais bien, et même mieux que ça.
Quel beau texte ce matin ! L'espace de cette lecture un vrai dépaysement, un souffle d'air frais pour commencer la journée..
À rapprocher d'ailleurs du texte récent de chrystie12, La ville en retour - parallèle, ou plutôt complément, dialogue des sensibilités par la plume douée du pouvoir d'évocation sobre mais généreuse.

Lure : une montagne basse à l’échine farouche m’avait fait rêver et j’avais attendu, son âpre nom dans la tête, deux jours que se dégage la ligne de crête.

c'est drôle ça, en anglais "lure" = "attrait" (et par extension "leurre").

coline Dé a écrit:j'en ai un pied dans mon jardin, pris sous une tombe dans la cité templière de La Couvertoirade...

Ho Coline... :-) Ce lieu... quel lieu, si chargé...

Merci pour ce superbe voyage lambertheau. Easter a parfaitement résumé ce que je ressens, tu donnes à voir. Rapidement, les images apparaissent, on se laisse guider, on effectue la balade avec un immense plaisir parce que les couleurs, les sons, les odeurs, tout est là.
Au début, j'ai craint que cette profusion de précisions, d'adjectifs et autres détails n'alourdissent le texte mais non, ils participent au contraire à la construction d'un bel édifice dans lequel se niche la passion.

Merci pour cette belle rando superbement narrée.

coline Dé a écrit:J'ai appris deux mots ce soir : groise  et obbos - sur lequel il te faut m'éclairer, car je ne l'ai trouvé nulle part !

groise (littré)
nf (groî-z')

Nom donné dans la Lorraine aux dépôts de débris incohérents qui forment des talus plus ou moins inclinés sur les pentes et au pied des escarpements des terrains jurassiques.

Se dit, dans la Suisse romande, des cailloux dont on charge les chemins, quand on les emploie sans les casser.

obclavé, ée (est peut-être apparenté)
adj. (ob-kla-vé, vée)

Terme de botanique. Qui a la forme d'une massue renversée.

J'avais trouvé groise, mais obbos me demeure toujours obscur.

coline Dé a écrit:J'avais trouvé groise, mais obbos me demeure toujours obscur.

C'est une tribu africaine. Quant à sa taille, je ne sais pas.

Merci à vous de vos lectures et de votre curiosité généreuses.

Les groises sont des formations de fins graviers calcaires sur les pentes.

Les obos (ou obbos, je ne sais plus où j'ai trouvé cette orthographe) sont des sortes de cairns en Mongolie, formés de pierres et de branchages, à valeur chamanique, que j'avais trouvés au dangereux passage du démon du Jagisstai dans Bêtes, Hommes et Dieux de Ferdynand Ossendowski, un livre que j'ai beaucoup aimé.

Une autre balade dans le même coin, avec personnage :

Vieux Redortiers, sous la montagne de Lure et sur le sentier du Contadour :

Tout au sommet de l’éperon à l’arrière de la tour romane. A part quelques caves à berceaux plein cintrés de pierre sèche, cachées et appuyées sous l’aplomb des rochers, et un puits carré où flottent les nuages sur fond noir au profond, c’est la seule construction encore identifiable. Ce qui furent des maisons, les murets de jardins en terrasses, croulent arasés sous les puissants serpents de la clématite grouillante et les dards des épines noires. On dit que Panturle, dans ses gros pantalons de velours raide de crasse, y hurle encore à la pleine lune quand souffle la bise de la St Pancrace.

Mais je n’y crois guère. Pour l’heure, sous les vagues à l'envers du ciel lent, ourlées de gris sombre et allant s’atténuant vers le lointain, le cœur vibre comme une corde basse aux sourdes couleurs de cette fin d’hiver : beige sable des tiges des canches, beige rosé des molinies bouclées, beige orangé des litières sous les bosquets de hêtre en ronds de sorcières ardentes sur les pierriers du versant opposé, gris minéral piqueté du vert bleuté des pins sylvestres et du vert sapin des pins noirs, parmi le transparent dru et violacé des jeunes rameaux de foyard, sur leurs charpentes gris argent.

Et dans l’urgence d’une trouée de soleil qui passe sa brosse, les feuilles marcescentes des chênes pubescents qui s’enflamment soudain, tout proches, d’un orange passionné.

Encore plus près, le plus beau parmi le petit monde, ce sont les lichens, brodeurs d’écorces, juponneurs de branches, sculpteurs de fines dendrites hérissées, ou tagueurs de cailloux.

Et surtout surtout ne pas oublier le pic noir qui tambourine, tranquille et obstiné, au cœur de la colline, de l’autre côté du vallon.

beaux détours, j'ai bien aimé que le narrateur qui s'essaye à décrire tout avec hauteur mais précision se fasse doubler par l'oiseau . Ah ! si l'aigle prenait la plume.

Je m'étais déjà égoïstement régalée du premier texte sans t'en remercier, et la suite me ravit tout autant. Lumière et tendresse, rien d'autre ne m'est nécessaire.
Mais j'hésite, du coup: sortir mes godillots ou sortir mes pinceaux?

Spoiler:

merci Pandaworks et Polixène

oui, c'est bien de se faire doubler par un pic noir, il peut se faire entendre à plusieurs kilomètres, ça fait largement plus que doubler la portée :-)

sortir les deux, godillots et pinceaux, en nécessaire de campagne ?