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Les lunettes brisées (reprise d'un exo qui a presque un an)

5 participants

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Message  Invité Mer 14 Déc 2005 - 9:00

Ce matin, Tony, mon fils de deux ans, s’était montré turbulent. Rien d’anormal, il est souvent comme ça, nerveux et vif. Il faut constamment le surveiller, sans quoi, c’est la bêtise assurée.
Mais ce matin, justement, j’avais manqué de le surveiller. Je ne sais plus exactement ce que je faisais, je devais me brosser les dents ou m’habiller, quelque chose de banal. Toujours est-il qu’il a échappé à mon attention. Et lors de ce court instant, il était allé fouiner dans notre chambre…
Lorsque je l’ai récupéré, Tony tenait dans ses petites mains la paire de lunettes de ma femme. Evidemment, il s’était amusé avec ! Les montures étaient pliées à l’envers et un des verres était tombé.
En temps normal, je l’aurais réprimandé. En temps normal, je me serais mis en colère. Mais voilà, non, je ne pouvais pas. Lorsque j’ai saisi ce qu’il restait des lunettes, un événement a surgi de ma mémoire.
Je me suis souvenu…

* * *


J’avais sept ans, mon père était parti en mission à l’étranger. Ma mère enfournait les bagages dans la voiture. C’était les vacances de Noël, comme à mon habitude j’avais oublié où on partait. Peut-être à la mer, je pensais. J’aimais bien y aller.
Je ne lui avais pas demandé, pour moi il était évident que nous partions en vacances.
Après quelques minutes de route, nous arrivâmes à un hôpital de Paris. Il était tôt, très tôt. Les gelées sur la pelouse n’avaient pas encore fondu.
Sur le parking, je vis à travers la vitre deux personnes que je connaissais bien : mes grands-parents maternels. Je compris encore moins. Toutefois j’étais ravi, j’adorais Mamy Nicole et Papy Toine. Toujours le sourire aux lèvres, ils semblaient nés pour être heureux.
En sortant de la voiture, je me jetai dans les bras de ma Mamy. J’espérai qu’elle aurait un gâteau dans la poche de son grand manteau de laine. Souvent, quand on allait au parc ensemble, elle emportait une pâtisserie maison qu’elle emballait dans du papier d’aluminium. Cette fois-ci mes doigts tâtonnant n’avait rien trouvé.
Je me dirigeai alors vers Papy Toine. Il aimait faire des cadeaux, surtout à moi, son unique petit-fils ! Mais je fus freiné par un détail. Papy Toine refermait le coffre de sa voiture. Curieusement, il y avait mis ma valise, mais celle de ma mère reposait à terre. Papy s’adressa à Maman :
- Marie, veux-tu que je porte ta valise ?
- Merci Toine, je vais embrasser le petit et je vais y aller.
Je compris alors que ma mère resterait. J’étais furieux. J’émis un grognement et frottai mes semelles de chaussures sur le bitume. Pour moi, mon attitude renfrognée me paraissait plus vindicative que toute la violence des mots.
Sur le visage de ma mère transparaissait une tristesse. Elle s’agenouilla pour m’embrasser.
A ce moment Papy eut la bonne attitude. Il sortit de sa poche une Majorette flambant neuve, encore dans sa boîte de cristal. D’un signe de sa main gantée, il me demanda alors d’être plus gentil. Comment pouvais-je résister ? J’embrassai alors Maman, longuement, tendrement.
- Ne t’inquiète pas Olivier, me dit-elle. Je serai de retour pour le réveillon. Tu seras bien à Saint-Cloud chez Papy et Mamy.
Je ne me souviens pas ce que je répondis, mais je haïssais Saint-Cloud…

* * *


Je détestais l’immeuble ancien où habitaient mes grands-parents, avec ses escaliers cirés, son hall marbré et ses gens.
Je ne m’y sentais pas à ma place. Je suis métis, né d’un père cambodgien et d’une mère européenne. La couleur exotique de ma peau, mon type asiatique ne convenaient pas au standing. Les étages étaient infestés de ces bourgeois hypocrites et racistes qui se vantaient de leurs dons au tiers-monde. Les occupants, jusqu’au concierge, ne me regardaient pas : ils me foudroyaient de leurs yeux plein de fiel et de dédain.
Je haïssais Saint-Cloud, je haïssais cet immeuble.
Il était vrai que j’étais un sale gosse. Je courais dans les escaliers, je glissais sur les rambardes, je jouais aux voitures dans le hall... Mais je n’étais pas dupe, blanc de peau, on m’aurait apprécié.

* * *


Après avoir laissé ma mère à l’hôpital, nous rentrâmes alors à Saint-Cloud.
Ce matin-ci, la bonne était de congé. Mon grand-père devait jouer au tennis à son club, je restais alors avec ma grand-mère.
J’avais mes habitudes. A côté de la télévision, une grande caisse en bois laqué faisait mon bonheur. Elle était remplie de jouets, ceux que m’offrait Papy Toine à chacune de mes visites. Je fis alors comme toujours, je renversai le contenu au sol.
Mamy ne dit rien. Elle prit un livre et me laissa jouer dans le salon toute la matinée.
A la fin de sa lecture, elle se leva pour préparer le déjeuner, me laissant seul.
J’en profitai. Avec mes voitures, mon plus grand plaisir était de rayer le vernis des vieilles lattes du parquet en chêne. Je poussai mes petits véhicules sur les routes imaginaires dessinées par les veines du bois. Dans leur élan, les Majorette se fracassaient contre les plinthes et les meubles.
Soudain, dans sa lancée une des voitures atterrit contre le buffet…
En m’approchant, je constatai que ce meuble en merisier, habituellement fermé à clé, était entrouvert. Je jetai un coup d’œil derrière moi. J’entendais les marmites siffler, au loin, dans la cuisine. De toute façon Mamy n’en saurait rien, je décidai de fouiller.
La porte du buffet s’ouvrit dans un crissement que je tentai de contenir. Sur les étagères, s’entassaient des objets hétéroclites. Mes yeux cherchèrent avec curiosité quelque chose de nouveau, un objet qui se serait révélé un jouet par un usage détourné.
Je pris alors au hasard. Dans mes petites mains, je tenais une boîte en fer, une vieille boîte de biscuits. Vous savez ? Ces boîtes carrées qui contiennent des assortiments… Une fois vidées, tout le monde les garde pour y ranger ses petits trésors. Mamy ne faisait pas exception, il y avait amassé ses secrets.
Dans celle-ci je découvris une paire de lunettes cassées. Les verres manquaient aux deux cercles de la monture. En saisissant une des branches, celles-ci se mirent à osciller comme un pantin désarticulé. Il y avait aussi un petit album photo : un vieux classeur plus large que haut dont l’odeur rappelait les greniers humides et poussiéreux.
Toutes les photos étaient en noir et blanc, sur un papier gaufré à bords dentelés. Je passai mes doigts sur chacune d’elle. La texture du papier granuleux réveilla mes sens, j’avais l’impression de toucher les personnages. Il s’agissait de photos de classe de ma grand-mère au Cambodge.
Je savais que Mamy Nicole était une Française qui y exerçait le métier de professeur de lettres. Je feuilletai le classeur, tournant délicatement chaque papier-soie qui protégeait les photographies. A chaque page, une année différente, des élèves différents… Et puis, vint la page numéro six !
Des photos de mariage s’alignaient, le mariage de Mamy avec un homme asiatique. Or Papy était blanc ! Il n’avait donc rien à voir avec le marié de la photo. L’image présentait un homme sérieux, voire austère, portant des lunettes. Je levai alors à mes yeux celles trouvées dans la boîte. Aucun doute, il s’agissait bien de la même paire.
Je ne pus qu’imaginer un mensonge. Mon grand-père, le robuste gaillard qui jouait au tennis, était un imposteur.
Mais cela signifiait autre chose.... Je n’étais pas à moitié français ! Seulement un quart de mon sang était du sang blanc, ce sang blanc qui me faisait défaut pour affronter le regard des autres.
De rage, je claquai la porte du buffet. Ma grand–mère rappliqua aussi sec.
- Olivier ! Tu t’es fait mal ? demanda-t-elle affolée.
- Non…Je vais bien.
En lui répondant, je n’avais pas décollé mes yeux de la boîte en fer. Je commençai alors à me retourner. Elle vit que j’avais découvert l’album et elle s’empressa de me le retirer.
- N’y retouche jamais ! hurla-t-elle. Jamais !
- Mais Mamy ! Je veux savoir !
- Quoi donc?
- Qui est le monsieur à lunettes ?
- Le monsieur à lunettes est grand homme politique.
- Un Cambodgien ?
- Oui.
- Que lui est-il arrivé ?
- Au Cambodge, dit-elle avec émotion. Il y a la guerre. Il est mort.
- Il est mort ? On l’a tué ? Pourquoi ?
- Parce que les lunettes étaient interdites.
- Mais il aurait pu les cacher! Moi, à sa place, je les aurais enterrées...
Ma grand-mère était stupéfaite par tant de pertinence dans mes questions. Un moment de silence saisit l’instant, comme pour marquer sa gravité. Devant mes yeux insistants, elle reprit.
- Il les a cassées et ensuite il me les a envoyées. Mais les Khmers rouges l’ont reconnu malgré tout.
- Les Khmers rouges ? Ces sont les méchants ?
- Oui. Des méchants…
Des sanglots difficilement contenus glissèrent sur sa joue. Ma colère fit place à de la compassion. Trop de questions avaient été posées, j’arrêtai de la harceler.
Un quelconque enfant ne pouvait rester insensible au chagrin de sa grand-mère. Je lui fis alors un câlin dont j’avais le secret. J’imaginai que la seule sincérité de mon étreinte pouvait la réconforter.
Durant cet instant de tendresse, j’avais gardé en main la paire de lunettes.
Puis j’entendis la porte de l’appartement qui s’ouvrait. Papy Toine rentrait. Papy Toine…
Sur le parking de l’hôpital, ma mère n’avait pas appelé mon grand-père, « Papa ». Elle l’avait appelé « Toine »… Tout s’éclaira.
En pénétrant dans le salon, il nous dévisagea. Mamy ne bougea pas, pétrifiée par la douleur des souvenirs. Moi, je courus vers cet homme que j’aimais tant.
Je pris alors sa main et l’ouvris, doigt après doigt. Dans celle-ci je lui remis les lunettes brisées du monsieur cambodgien. Il comprit alors ce que j’avais découvert. Il ne pouvait plus être mon vrai grand-père. Miné de déception, il s’écroula en larmes dans le canapé.
Qu’avais-je fait ? Le spectacle de mes grands-parents, souvent si gais, aujourd’hui abattus, me noua la gorge. Je marquai un temps, le temps de vaincre mon émotion. Puis j’approchai ma bouche de l’oreille de Papy.
- C’est pas grave, murmurai-je pour le consoler.
Il n’avait rien entendu, trop affecté par la perte de son unique petit-fils.

* * *


Chaque jour des vacances, je m’étais résolu à toujours appeler Toine : « Papy ». Malgré ça, quelque chose était brisé entre nous deux. Je ne retrouvais plus cette complicité qui me rendait si heureux.
De toute façon, les explications de Mamy me paraissaient nettement insuffisantes. Il me semblait qu’à sept ans, je pouvais entendre le monde des adultes. Je n’étais tout de même plus en école maternelle ! Je ruminais de ne pouvoir connaître toute la vérité.
Le jour du réveillon, Maman vint nous rejoindre à Saint-Cloud, comme elle me l’avait promis.
- Je ne veux pas qu’on en parle, dis-je alors à mes grands-parents.
- Merci Olivier, répondit Papy avec une teinte d’émotion.
Pour ce Noël, je voulais simplement lui dire qu’il serait mon grand-père et que je n’en voulais pas un autre. Je pense que c’était entendu entre nous. Ce fut la dernière fois que j’évoquais les lunettes brisées avec lui.

* * *


Papy Toine mourut deux années plus tard. Les langues commencèrent alors à parler plus librement. Mais je n’eus jamais de franches et directes explications sur mes racines.
Je dus me contenter de bribes d’informations recueillies dans les dîners dominicaux en famille. J’aurais préféré qu’on me dise : « Olivier, voilà, ça s’est passé comme ça. Ton vrai grand-père était ci ou ça ». Non, personne ne voulait parler…

* * *


Aujourd’hui, ce que je sais n’est pas grand-chose. En 1973, les Khmers rouges chassaient les intellectuels dont les lunettes étaient un signe distinctif. Mon vrai grand-père avait brisé les siennes, mais ça ne lui avait pas suffi. Il était un personnage politique trop connu... Les Khmers rouges l’avaient emmené dans un camp de rééducation.
Par chance, ma grand-mère séjournait en France au début de la guerre. En 1975, un an avant ma naissance, elle rencontrait Papy Toine.

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Message  Sahkti Mer 14 Déc 2005 - 16:09

Je lis ce texte avec beaucoup d'émotion. Un regard différent, aussi, de celui que j'avais porté sur la version originale. Et je pense à mon marsu qui a sept ans et n'a pas encore découvert la boîte à secrets contenant ses racines. Oui, tout cela a un écho très particulier désormais.
J'avoue avoir pris plus de plaisir à lire celui-ci que le premier, question d'humeur du moment sans doute. Je me souviens t'avoir dit qu'il me manquait un petit truc, peut-être de la chaleur, je ne savais pas. En fait non, il ne me manque rien, tout est là et c'est puissant.
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Message  mentor Mer 14 Déc 2005 - 21:01

Touchant ce texte qui fait remonter tant de choses longtemps cachées. Et pourtant il en manque encore. L'enfant aura encore bien des recherches à mener pour arriver à tout savoir, sans doute. Auto-biographique? Je l'ignore, mais ça sonne vrai. L'écriture est simple, ce qui convient au sujet. Pas de fioritures. Ton texte ne peut laisser indifférent.

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Message  Invité Jeu 15 Déc 2005 - 8:35

mentor a écrit:Auto-biographique?
Non Mentor, c'est une fiction.

Sinon, merci à vous deux

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Les lunettes brisées (reprise d'un exo qui a presque un an) Empty Re: Les lunettes brisées (reprise d'un exo qui a presque un an)

Message  mentor Jeu 15 Déc 2005 - 8:48

Olivier Michael Kim a écrit:
mentor a écrit:Auto-biographique?
Non Mentor, c'est une fiction. Sinon, merci à vous deux
Alors bravo! ;-)

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Les lunettes brisées (reprise d'un exo qui a presque un an) Empty Re: Les lunettes brisées (reprise d'un exo qui a presque un an)

Message  Krystelle Jeu 15 Déc 2005 - 13:45

Il y a de l'émotion Olivier et le texte se lit facilement mais j'ai eu un peu de mal à accrocher. Les réactions de cet enfant, ses propos aussi manquent de naturel à mes yeux. D'autre part ton style est parfois un peu hésitant je trouve.
Une belle idée de départ néanmoins, et l'accroche initiale permet de personnaliser le récit d'une manière plutôt efficace.

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Message  Lyra will Sam 18 Fév 2006 - 12:06

C'est marrant, c'est une fiction, et moi, tout de suite, j'aurais parié que c'était du vécu. Parce que c'est vraiment trés trés bien rendu. On y est, on le voit, on ouvre la boîte de métal en même temps que le petit garçon. C'est peut-être parce que, souvent, tu mèles des éléments de ta vie privée à la fiction que tu crée. Du coup on s'attend à un épisode de ta vraie vie. En tout cas bravo, l'émotion est là, et les sentiments bien retranscrits.
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Les lunettes brisées (reprise d'un exo qui a presque un an) Empty Re: Les lunettes brisées (reprise d'un exo qui a presque un an)

Message  Giny Sam 18 Fév 2006 - 12:16

Oui, très beau texte Olivier, très bien écrit et les émotions se ressentent au fil de la lecture.
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