Modèle et patron

modèle d'une nuit


la nuit renverse son café noir
sur mon torse défait
il est
cinq heures fumantes
la ville n'existe plus qu'au plafond de ma chambre

six heures fumantes
les toits ronflent toujours de pluie
l'hiver est affamé
le vin noir refroidit
dans le verre de mon ventre.

sept heures tirent les rideaux.
retombées, vents et paupières.
– oh, geste inattendu par la fenêtre...
est-ce l'amour qui passe son bras?
non. autre chose qui cogne. –
tout tombe, même le réel.

huit heures.
le ciel n'effleure plus rien.
ni regard ni tristesse.
ni ennui ni amour.
seule, au sommet, se perd
comme à chaque coin de rue
la folle immensité, pieds nus en robe de chambre.
cette folle du village qui marche sur mon front.

bientôt, je me réveillerai sur une plage noire
rincée de café brûlant
ivre de mauvais vin
la mer des heures continuera inlassablement à mâcher mes joues
le sable mes mollets et bientôt feu mon âge.

je m'éveillerai une autre fois
le coeur trop vieux
au chevet d'Espérance
ma vieille amie
ma vieille amie...
on déambulera d'un pas léger
l'air convalescents
du sable à la poitrine
dans les jardins de menthe verte
selon les vents du songe
en dix pays lointains
mais j'aurais l'impression
amère
dix-sept heures revenues
d'être encore dans mon lit.

patron de l'inaccompli


j'ai perdu l'évidence
de mes jeunes années
à réfléchir le songe
jusqu'à ne sentir plus

ni le grain de douceur
des hanches désirables,
ni l'argile arrondi
qui portait ce visage ;

ni corps, ni mouvement
vers la vraie nudité
que le balcon salue
avec immensité ;

ni le pouls inaudible
du coeur qui trop bouillonne
dans la petite chambre
aux profondeurs pesantes...

*

j'ai perdu l'évidence
de la fraîche heure du jour ;
l'aube ici n'est que nuit
qui la paupière saigne.

mon corps n'est plus mon corps
mais mémoire d'un corps,
haleine d'ancolie
par la nuit dépouillée,

et mes paumes auxquelles
le vent cherche querelle
sous les draps de la ville
ne trouvent rien, tâtonnent.

pourtant ce n'était faute
de plonger tout entier
assoiffé de lumière
dans la lumière des choses..

*

j'ai perdu l'évidence
des gestes primitifs,
du rire irréfléchi
derrière portes closes ;

l'évidence bleutée
du rêve à la fenêtre,
la cigarette aux lèvres
que le vide rallume ;

du son lointain des vagues
qui, comme gais soupirs,
à l'âme se déclinent
et font la chair frémir.

*

j'ai perdu l'évidence
la plus élémentaire
des plumes du repos
et le sexe candide,

innocence d'amour
où l'enfance en corolle
éclôt, je t'ai perdue
hier, le mois dernier,
jadis...

*

j'ai perdu l'évidence
de toute sensation.

comme flaques salées
séparées de la mer,
les ans stagnent encore
à ce bassin perdu,

et me suis réveillé
à l'âge d'aujourd'hui
avec pour grand désir
le désir du désir.

Le patron de l'inaccompli :
Plissé-soleil d'alexandrins, avec pour seuls accrocs le riri-réfléchi et le si lourd "fraîche heure"(lourd à prononcer)
Tu fais bien de prévoir large, pour la toge, parce que sur la question de vieillir, tu vas en voir d'autres...

modèle d'une nuit

focale sur les motifs, les belles images, le jeu d'inversion jour-nuit, avec le rythme des heures en trame. Ce n'est pas un modèle prêt-à-porter, prêt-à-penser, ça me va!

coucou


pour le patron de l'inaccompli :
je comprends l'accroc du "rire irréfléchi" qui n'est peut-être pas très heureux ; je m'en accomode bien parce que je marque une légère pause après rire, mais rien n'y oblige et sans elle, c'est vrai que ça dissonne un peu

pour la fraîche heure en revanche, je le prononce sans distinction du mot fraicheur (qui sont de toute façon parfaitement synonyme ici). tu me diras, j'aurais pu tout simplement préférer fraîcheur ; mais je voulais aussi suggérer par "fraîche heure" l'idée d'heure première du jour : donc de l'aube. j'aurais perdu un peu la richesse de l'idée, si j'avais opté pour le second choix au lieu du premier.

merci Polixène, ça faisait longtemps, tu m'avais manqué

Bonjour Art. Ri, et surtout merci.

Merci pour ce très très beau poème, que j'ai lu à voix haute (encore rocailleuse du matin). Le "Modèle d'une nuit" m'a réveillé, et le "Patron de l'inaccompli" m'a épaté ; magnifique travail sur la mélodie, le rythme et les quelques reprises qui oscillent entre le refrain et l'hypnose.

Comme je n'aime pas écrire "bravo c'est très beau" sans être un peu plus constructif, je livre pêle-mêle quelques morceaux qui m'ont moins convaincus.

- le vers "la mer des heures continuera inlassablement à mâcher mes joues" me dérange. L'allitération en [m] fait qu'on en a plein la bouche ; effet voulu sans doute mais que je trouve peu harmonieux. J'ai du mal avec "la merde - ézeure" au début, aux sonorités malheureuses (mais sauf à remplacer mer par océan, je ne vois pas ce que je pourrais proposer. La marée des heures ? Bof.)

- Les quatre vers "du sable à la poitrine / dans les jardins de menthe verte / selon les vents du songe / en dix pays lointains", très oniriques, très "poétiques" me semblent presque déplacés dans ce texte qui fait la part belle au réel, au concret, aux sensations très terre-à-terre. Heureusement, tu retombes très bien sur tes pieds avec "amère", "dix-sept heures" et "dans mon lit" au final.

- Les deux vers "... des vagues / qui, comme gais soupirs" me semble assez délicat à prononcer. On trébuche, on caquète sur ces [g] et ces [k] qui font perdre la belle fluidité de ton poème (un comble, dans un vers où tu évoques les vagues).

Hmm... j'ai beau chercher, je ne trouve rien de plus pour pinailler. Le reste m'a fortement convaincu. Au plaisir de te lire à nouveau !

Silence écrit

merci pour ton retour Silence écrit, content que ça t'ai plu.

à propos de ta gène, en ce qui concerne le modèle d'une nuit, je dois, avant de te répondre, faire une confidence, sur ma façon de "sentir" l'écriture.

bien que j'accorde, très spontanément, une grande importance au rythme et à l'euphonie, je ne réfléchis pas beaucoup aux effets sonores immédiats (les phénomènes que le collège et le lycée désignent, pour que l'élève les répertorient, sous le nom d'assonances et d'allitérations). l'essentiel de mon écriture, du moins de la conscience que j'ai de ce que j'écris quand je l'écris, se tourne vers l'évocation métaphorique (de la même manière, je ne suis pas partisan, au moment de l'écriture, pour élargir infiniment les degrés d'interprétation : je préfère l'évidence de l'image et le sentiment d'unité vécue). cela ne veut pas dire que je n'accorde pas d'intérêt à la beauté pour l'oreille, bien au contraire ! seulement, je ne suis pas dilettante, et je ne fais pas (ou plus depuis longtemps) de poésie à défaut de composer une partition musicale. le son est ce qui porte le sens et le sens est ce qui justifie le son. ça n'empêche pas la poésie d'avoir son territoire sacré et autonome, seulement, je crois qu'on se goure quand on met la musique avant le sens. pour être clair, je préférerais toujours une image qui fait sens, pour elle-même, plutôt qu'un jeu de mot qui n'existe que d'interpeler – et amuser – l'oreille.

encore une fois, ça ne veut pas dire que j'évacue l'importance de l'euphonie. j'écris beaucoup à l'oreille, par rythmes, tonalité, et par sensibilité aux valeurs syllabiques. en fait, les deux (le son et le sens) se complètent mutuellement, en tout cas je m'y essaye. ce que j'appelle "sens", en poésie, c'est la même chose que "l'euphonie" : l'accord entre ce que je veux suggérer (émotion/représentation/idée) et la façon dont je veux le dire. mais j'arrête là la profession de foi banale. je suppose que je prêche des convaincus.

du coup, j'en viens à ta première remarque : je n'arrive pas à le lire comme toi "merde / ézeure" parce que "ézeure" ne fait pas sens, et donc, difficile pour moi de rapporter à la lecture les sons qui composent "mer / d" à la représentation "merde". cela dit, je veux bien croire que cela puisse perturber, puisque cela te perturbe. partant, je suis d'accord avec toi pour exclure et "l'océan des heures" et "la marée des heures", quoique la seconde proposition me dérange moins que la première (le vocable "océan" me paraît toujours très grandiloquent ; son concept même d'ailleurs me semble être un superlatif malheureux de "mer").

du coup je pensais pouvoir remplacer "la mer des heures" par "l'eau des heures" (comme je parle de plage noire avant, et de sable après ; le rapport reste, finalement, le même). qu'en penses-tu Silence écrit ?

en ce qui concerne ta seconde remarque, je suis assez d'accord avec toi ; mais je n'ai absolument aucune solution !


merci beaucoup d'être passé !