De pierre et de regrets
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obi
So-Back
HELLION
télémac
coline dé
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De pierre et de regrets
Un texte ancien que j'ai repris
Les hommes ne pleurent pas.
Il a quatre ans et demi, l’homme, et ravale péniblement sa morve sous l’œil froid de son père. Dieu.
Pas de déesse dans son environnement. Nuages et foudres.
Les douches froides ne sont rien ; l’indifférence, elle, glace.
----
Il a douze ans, il est louveteau, il se surpasse et va droit au plus dur, sans même réfléchir, réfléchir serait mollir peut-être.
Comment a-t-il pu se perdre ? Il l’avait repérée, la piste, il savait où trouver le trésor…
Dans ce bois obscur où la mousse étend sa moquette unie, il ne reconnaît rien, ronces et baliveaux lui cinglent les jambes, la lune boude derrière un nuage et il ne sait plus où est le campement.
Chantonner, tout bas, pour ne pas céder à la panique.
Du bois mort craque sous des pas. Mattias.
- Léo ? C’est toi ? Merde, ça fait vingt minutes que je te cherche ! J’étais de l’autre côté de l’étang, je t’ai vu prendre le mauvais chemin…
- T’étais tout près du but.
- Ouais, je sais bien, mais j’ai eu peur pour toi…
L’amitié - qui lui révèle soudain la douceur possible - l’effraie, mettant à jour ce qu’il prend pour une faiblesse et Léo se masque pour ne pas perdre la face qu’il s’est si péniblement composée. Palpitant sous le masque, une part de lui souhaite très fort que l’ami comprenne, ne se laisse pas rebuter. Mais l’appel muet s’est perdu : ce qui n’est pas noué ne se nouera pas et la déception de Léo le rend plus hautain.
----
A dix sept ans il a tout lu. L’excellence, c’est le minimum, comme dit son père. Et l’absence de relations laisse beaucoup de temps.
Pour son avenir, ce sera éducateur, c’est décidé depuis longtemps. Son père, qui commençait à s’intéresser davantage à lui, déplore ce manque d’ambition. C’est vrai qu’il pourrait certainement briguer une plus haute destinée, mais faire le bien exerce un attrait irrésistible sur les âmes qui ne peuvent vivre qu’avec une perception d’eux-mêmes inattaquable.
----
L’homme de vingt ans ne pleure pas quand son père meurt. Il chausse les bottes raides du défunt, s’imagine grandir d’un coup et s’enorgueillit de maîtriser son image.
----
Emma est un oiseau tendre, une douce petite chose éperdue. Sa trajectoire titubante la cogne contre celle, apparemment rectiligne, de Léo.
- Oh mon amour, ma douceur, ma fée, j’entre en toi comme en un jardin d’enfance, délivre-moi, emmène-moi, naissons tous deux à Neverland….
- Oh mon amour aime-moi, protège-moi, tu es ma forteresse, mon église et mon phare…
Ils rêvent ensemble. Ils construisent ensemble.
Il se voit bâtisseur.
Il pense dynastie.
Il achète de l'immobilier.
Sous son toit, des miroirs jouent de reflets biaisés.
Et la fée fane en sol sec. Ménopause de l'âme.
----
La forteresse tient encore. Qui saurait qu’elle est doublée de regrets ? Son aspect ruiné fait peur même aux oiseaux.
Parler aux pierres. La pierre comprend,
Dans le parc, aux dernières rougeurs du couchant, un vieux partage son chewing-gum avec une statue effritée et cherche ses mots.
Les hommes ne pleurent pas.
Il a quatre ans et demi, l’homme, et ravale péniblement sa morve sous l’œil froid de son père. Dieu.
Pas de déesse dans son environnement. Nuages et foudres.
Les douches froides ne sont rien ; l’indifférence, elle, glace.
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Il a douze ans, il est louveteau, il se surpasse et va droit au plus dur, sans même réfléchir, réfléchir serait mollir peut-être.
Comment a-t-il pu se perdre ? Il l’avait repérée, la piste, il savait où trouver le trésor…
Dans ce bois obscur où la mousse étend sa moquette unie, il ne reconnaît rien, ronces et baliveaux lui cinglent les jambes, la lune boude derrière un nuage et il ne sait plus où est le campement.
Chantonner, tout bas, pour ne pas céder à la panique.
Du bois mort craque sous des pas. Mattias.
- Léo ? C’est toi ? Merde, ça fait vingt minutes que je te cherche ! J’étais de l’autre côté de l’étang, je t’ai vu prendre le mauvais chemin…
- T’étais tout près du but.
- Ouais, je sais bien, mais j’ai eu peur pour toi…
L’amitié - qui lui révèle soudain la douceur possible - l’effraie, mettant à jour ce qu’il prend pour une faiblesse et Léo se masque pour ne pas perdre la face qu’il s’est si péniblement composée. Palpitant sous le masque, une part de lui souhaite très fort que l’ami comprenne, ne se laisse pas rebuter. Mais l’appel muet s’est perdu : ce qui n’est pas noué ne se nouera pas et la déception de Léo le rend plus hautain.
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A dix sept ans il a tout lu. L’excellence, c’est le minimum, comme dit son père. Et l’absence de relations laisse beaucoup de temps.
Pour son avenir, ce sera éducateur, c’est décidé depuis longtemps. Son père, qui commençait à s’intéresser davantage à lui, déplore ce manque d’ambition. C’est vrai qu’il pourrait certainement briguer une plus haute destinée, mais faire le bien exerce un attrait irrésistible sur les âmes qui ne peuvent vivre qu’avec une perception d’eux-mêmes inattaquable.
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L’homme de vingt ans ne pleure pas quand son père meurt. Il chausse les bottes raides du défunt, s’imagine grandir d’un coup et s’enorgueillit de maîtriser son image.
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Emma est un oiseau tendre, une douce petite chose éperdue. Sa trajectoire titubante la cogne contre celle, apparemment rectiligne, de Léo.
- Oh mon amour, ma douceur, ma fée, j’entre en toi comme en un jardin d’enfance, délivre-moi, emmène-moi, naissons tous deux à Neverland….
- Oh mon amour aime-moi, protège-moi, tu es ma forteresse, mon église et mon phare…
Ils rêvent ensemble. Ils construisent ensemble.
Il se voit bâtisseur.
Il pense dynastie.
Il achète de l'immobilier.
Sous son toit, des miroirs jouent de reflets biaisés.
Et la fée fane en sol sec. Ménopause de l'âme.
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La forteresse tient encore. Qui saurait qu’elle est doublée de regrets ? Son aspect ruiné fait peur même aux oiseaux.
Parler aux pierres. La pierre comprend,
Dans le parc, aux dernières rougeurs du couchant, un vieux partage son chewing-gum avec une statue effritée et cherche ses mots.
coline dé- Nombre de messages : 353
Age : 25
Date d'inscription : 24/12/2019
Plénitude du rien, ou vacuité du tout ?
Bonjour.
Un beau texte, tout en finesse, en petites touches qui visent juste.
En quelques mots, aperçu d'une personnalité somme toute "banale", en quelques phrases toute sa vie, si on peut appeler ça une vie.
L'amitié apparaît, mais se maquille bien vite.
L'amour est évoqué en trois phrases et s'étiole.
Il reste... rien.
Mais j'ai appris un mot : "baliveau".
Et j'ai noté le "perdre la face", qui, dans la région que je fréquente, a sa pleine importance...
A bientôt ?
Un beau texte, tout en finesse, en petites touches qui visent juste.
En quelques mots, aperçu d'une personnalité somme toute "banale", en quelques phrases toute sa vie, si on peut appeler ça une vie.
L'amitié apparaît, mais se maquille bien vite.
L'amour est évoqué en trois phrases et s'étiole.
Il reste... rien.
Mais j'ai appris un mot : "baliveau".
Et j'ai noté le "perdre la face", qui, dans la région que je fréquente, a sa pleine importance...
A bientôt ?
télémac- Nombre de messages : 38
Age : 78
Localisation : ASE
Date d'inscription : 04/12/2019
Re: De pierre et de regrets
je ne suis pas insensible à ce texte qui fonctionne sur le mode de la litote, qui dit beaucoup en phrases courtes et raconte en quelques lignes une trajectoire humaine. J'ai toujours été touché par ces narrations raccourcies qui font se télescoper l'enfance et la mort. Ici c'est efficace et juste par le choix d'un style parfois à la limite du télégraphique, avare de commentaires. Bref c'est bien foutu et ça marche.
HELLION- Nombre de messages : 477
Age : 74
Date d'inscription : 19/08/2017
Re: De pierre et de regrets
je plussoie
So-Back- Nombre de messages : 3658
Age : 101
Date d'inscription : 04/04/2014
Re: De pierre et de regrets
Un très beau texte!
Une seule chose me heurte : l'accord des âmes
" âmes...."...."perception d'elles-mêmes"
Une seule chose me heurte : l'accord des âmes
" âmes...."...."perception d'elles-mêmes"
obi- Nombre de messages : 577
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: De pierre et de regrets
Tu as raison, merci Obi !
Et merci à vous Hellion, Telemac et So back pour vos commentaires
Et merci à vous Hellion, Telemac et So back pour vos commentaires
coline dé- Nombre de messages : 353
Age : 25
Date d'inscription : 24/12/2019
Re: De pierre et de regrets
Ce texte témoigne d'une tendresse évidente pour l'humain. Tout en finesse, de très belles expressions "la ménopause de l'âme".
Juste un petit regret, que les âges de Léo ne soient pas décrits d'égales longueurs.
Juste un petit regret, que les âges de Léo ne soient pas décrits d'égales longueurs.
Re: De pierre et de regrets
Borges dit qu'une des seules métaphores qu'il juge acceptable, c'est le fleuve, pour la vie.
Elle a quelque chose, ta vallée, et la rivière prend son temps dans les méandres. Quelquefois, ça miroite, quelquefois plus saumâtre. Il y a du volume, un débit qui se veut plus franc peu à peu.
C'est bon, je flotte.
Elle a quelque chose, ta vallée, et la rivière prend son temps dans les méandres. Quelquefois, ça miroite, quelquefois plus saumâtre. Il y a du volume, un débit qui se veut plus franc peu à peu.
C'est bon, je flotte.
'toM- Nombre de messages : 289
Age : 69
Date d'inscription : 10/07/2014
Re: De pierre et de regrets
Un texte court qui brosse un portrait par petites touches. Léo ne semble pas heureux, sans doute l'éducation peu affectueuse d'un père et l'absence d'une mère. Il semble plus manipulé par la vie que véritable acteur, des regrets entravent ses pas. La fin est énigmatique, ouvre la voie à plusieurs interprétations. Chacun choisira celle qui lui convient le mieux. Beau récit mais un peu trop rapide, j'aurais aimé assister au délitement du couple qui correspondrait à ce type de personnalité.
Jano- Nombre de messages : 1000
Age : 55
Date d'inscription : 06/01/2009
Re: De pierre et de regrets
J’aime beaucoup la brièveté, l’ellipse. Peut-être les ressorts psychologiques sont-ils encore un tout petit peu trop explicites...et puis il y a cette phrase qui m’a vraiment gênée dans ma lecture : « j’ai eu peur pour toi », qui sonne faux dans la bouche d’un garçon de cet âge et déséquilibre du coup pas mal le texte parce qu’elle a un rôle très important.
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