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Vingt-six grammes

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Message  obi Mer 5 Mai 2021 - 10:01

Vingt-six grammes

              Il sait demain semblable à hier. Aujourd'hui est tout comme. Temps arrêté. Figé. Depuis un demi-siècle déjà ! Et pour combien encore? Envie de rien, surtout pas de rester à attendre que la vie passe. Dans le silence dérangeant du dedans, du dehors, il tend la main vers le seul soulagement disponible, dérisoire mais éprouvé:

                       Couverture pelliculée lavable – format 17×22  PAPIER AFNOR
                        VII QUALITE SUPERIEURE   Force 87 grammes au m²
La couverture bleue a vécu : elle est quadrillée d'un fin motif losangé qui a dû être blanc autrefois. Rafistolée d'antiques bandes collantes par le travers et le long de la tranche tissée d'un bleu encore plus foncé, elle présente des rayures, griffures et traces de sombre. Un rectangle à peu près blanchâtre attend un intitulé jamais donné, ni par la mère qui garda soigneusement l'objet dans l'armoire aux fournitures, ni par le fils bien-aimé qui usa du cahier en son temps. Quelques feuilles qui furent d'algèbre (il reste, sur la page de garde, un a²× griffonné, anguleux) ont été détachées après la mort du fils et un scotch intérieur a immobilisé la ficelle distendue qui rassemblait les liasses. Arrachement presque invisible. La mère a rangé le cahier. Lorsqu'il a demandé, un samedi : "Je passerai à la papeterie. Quelqu'un a besoin de quelque chose?" la mère a dit : " Attends, s'il te faut des cahiers, des crayons ou du papier Canson, il en reste dans l'armoire de la cave."

               En bas, à droite, un triangle bleu et blanc chante, en majuscules, le mensonge de l'existence : CLAIREFONTAINE. La vie n'est pas une promenade, l'eau n'en est jamais claire : afin de ne pas l'oublier, afin de conjurer le sort, il s'est fait du cahier bleu un talisman contre les chagrins du désespoir. Chaque fois que le cours de son existence se tasse, s'effondre, il regarde le profil impassible de la femme bleue et blanche dans le triangle. Elle seule a échappé au quadrillement losangé et verse infiniment une outre aux eaux plus raides que tout axiome. Pêle-mêle, il a caché là-dessous ses consolations et les relit avec un soulagement qu'on éprouve à caresser le chien dévoué qui vous fête chaque fois que vous rentrez.
                Bien entendu, les premières sont tirées des cours du lycée, des révélations de la vie qu'à coeur battant il y pressentait ou redoutait. A cette époque, il tenait souvent ses rêves pour des prémices à confirmer, pas encore des illusions.


" Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi?" Spleen de Paris XXXIII

Oui, de quoi? Il a essayé le vin, la poésie, même la vertu. Tout a séché. Oh, il n'a pas omis de s'adresser «...  au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout... », a questionné sans relâche. Aucune réponse que le sempiternel et angoissant trottement du temps, la lugubre farce du long Ennui sous le couvercle des jours indifférents.

"  La chair est triste hélas !"   et le restera. Il ne se sent pas le courage de lire plus de livres. Mallarmé demeure lointain. Lui est ici. Encore vivant mais atteint du mal d'un siècle qui n'est pas le sien. Bien d'autres le seront après lui car comment se consoler d'être ce qu'on est ? Assourdis par le double vitrage, les bruits de l'autoroute, au loin, lui parviennent comme un ronronnement irritant. Il boit l'éternel mug de thé qui accompagne sa déambulation quotidienne. L'hiver est aussi dehors sans pluie, sans neige. Juste le froid des branches seules et grises. J.J. Goldman ne chante plus. Les pigeons viennent encore, plus les moineaux. Scrupuleux, il a vérifié : surtout pas de vieux pain sec pour les attirer, ça peut les étouffer.

               Alors, au Magasin vert, il a acheté une petite mangeoire en acier avec toit conique. Chaque fois qu'il la remplit, consciencieusement, il en fait glisser la boucle qui a fini par abîmer la branche d'un arbre complaisant. Puis est venue la mangeoire vitrée en plastique qui se visse et dévisse de l'accroche immobile mais les oiseaux ne peuvent y atteindre les Cacahuètes décortiquées, leur aliment préféré !  Les fruits restent coincés : l'orifice de distribution est trop petit. Il faut se rabattre sur les graines de tournesol strié Riche en huile, graine préférée des oiseaux ou acheter, sous vide, des briques de Repas aux insectes qui s'effritent. Pensez au tri dit l'étiquette plastique. Quelques bestioles y sont figées dans un cercle rouge. On y reconnaît deux sortes de mésanges, un verdier, un rouge-gorge. L 'illustration juxtapose les couleurs : blanc, noir, bleu, jaune, vert, rouge. Comment ne pas sentir l'artifice conçu pour appâter, pour culpabiliser l'amateur de jardin ? 100 % consommé !Les oiseaux picorent sur place.

                Avec ce fichu Covid, presque deux ans que rien ni personne n'a bougé. A quoi bon ? Il se rappela Frédéric :

" Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues. 
  Il revint."

Madame Arnoux et Madame Bovary s'éloignaient, main dans la main, vers les brumes de la ville. Dans le soir montant, un dernier rayon effleura le gris caillé de l'arbre mort où pendaient les graines. Quelques minutes hésitèrent près du sommet de la colline ; tout allait choir. Brusquement. À quoi bon désirer que le jour ne finisse pas ? Désirer.... Et la poursuite terrible continuerait, sans trêve. Son cœur irrité le fit se redresser. Une respiration profonde lui dilata la poitrine, avec difficulté, puis le tassa de nouveau, le dos voûté, face à la vitre qui s'obscurcissait. Il n'eut pas besoin d'allumer, de chercher la page du cahier bleu. En cet instant, il fut Giacomo, le fabuleux jeune homme ; comme Leopardi, il enragea :

 " imaginer les mondes infinis, l'univers infini et sentir que nos désirs seraient encore plus grands qu'un tel univers... "
« Autant étouffer ici, se dit-il. »


                  Avec douceur le gris clair fonçait. Imperceptiblement. Epaississait l'air autour de la mangeoire dont les formes s'estompaient. Sur une dernière lividité du ciel d'hiver, la mésange s'envola. Elle emportait jusqu'au lendemain l'entêtement vorace des charbonnières : se poser à peine, saisir une graine, se percher sur une branche éprouvée non loin de la mangeoire, coincer le fruit entre ses griffes, en marteler l'enveloppe à petits becs résolus, la fendre puis la briser en deux écailles, en extraire l'amande huileuse sitôt gobée et retourner à la mangeoire. Inlassablement.  Derrière sa vitre, l'homme sourit à l'alerte fuyarde. Serait-elle la dernière ce soir ? Les oiseaux étaient sans doute déjà couchés. Glissant sur la brume légère du soir, le petit être avait disparu, abandonnant l'arbuste vide et l'oscillation triste du garde-manger déserté. Résigné, il soupira . Il allait calmement fermer les yeux et se laisser glisser, tout gris et laid. Encore avide de ces sautillements vifs dont le rythme effréné scandait ses journées, il se sentait comme un papier gras, souillé, que le vent arrache d'un pavé pour le coller salement à la branche lépreuse d'un platane sur une longue et difforme avenue. Amer, il s'imagina tassé au pied de l'arbre : le poids du désespoir il connaissait ! Lui serait-il donné un jour de connaître autre chose ?

                Il prit une longue inspiration. Soudain son souffle fut suspendu. Eblouissement. Tel un tonnerre silencieux, de part et d'autre de la mangeoire, éclata un bouquet d'ailes, un élancement étrange, comme une éclaboussure des dieux sur le rebord courbe. Jailli de nulle part, un couple délicat s'était posé en vis-à -vis. Ébahi, l'homme saisit ses jumelles. Sur fond de branches grises et tortues qu'engoulait le soir, deux merveilles, chacune un peu plus petite qu'un moineau, deux vives rigoles de couleurs picoraient paisiblement les ultimes grains du jour : noir, jaune, blanc, brun, rouge. Les becs pâles s'affairaient, les faces écarlates aux yeux masqués de noir et de blanc, avides, ne lâchaient pas l'affaire. Loin de s'envoler pour déguster ailleurs leur butin dérobé, les amants installés savouraient leur découverte. Le doux ventre d'un brun clair semé de blanc s'emplissait. La barre jaune vif des ailes avertissait : « Qu'on ne nous dérange pas, nous sommes à table ! »

                Il reprend une goulée d'air. Ajuste les jumelles : « Chardonneret élégant ?..mais oui. » C'est donc lui ! Ou plutôt ce sont eux ! Il se souvient de la notification sous la magnifique photo qui avait attiré son œil dans le guide : Inscrit sur la liste rouge des espèces menacées en France. Pantelant, il rappelle la salive sur ses lèvres sèches, se rend à l'évidence : le couple, paisible, prend son temps, jette à l'occasion un œil prudent aux alentours puis retourne au festin des derniers tournesols. L'homme, lui, a oublié de respirer. Les doigts crispés sur l'ajustement des verres optiques, il maudit la sérénité du crépuscule indifférent qui déjà estompe la gerbe d'espoir suspendue. Le cœur battant, capturé dans l'oculaire, il ne distingue plus rien, juste une incroyable et fragile fusion de beau jailli d'un hasard aveugle et qui griffe sans y toucher son âme secouée, incrédule. Envolés. Ils sont partis, repus, dans un tel éclaboussement de joie vive qu'un humain, derrière une vitre obscure, contient ses yeux d'eau salée et lorsqu'il allume la lampe de bureau, sa lumière jaune accroche au rebord des paupières des éclats scintillant : blanc, rouge, noir. Il se précipite sur le  guide, cherche, se trompe et, à la page 88 enfin, sous le titre Les hôtes occasionnels de la mangeoire  repère Carduelis carduelis : le chardonneret élégant. Il l'a trouvé le poids de la joie, de l'allégresse, celui de l'amour : 13 grammes, multipliés par deux.

obi

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Message  Perplexe Jeu 6 Mai 2021 - 14:25


Un style impeccable, un vocabulaire recherché, des allusions à la littérature, l'évocation du covid et du confinement qui conduit le narrateur à s'éblouir de la présence d'oiseaux (enfin c'est comme cela que je l'ai compris), une leçon sur ces oiseaux et tout particulièrement sur le chardonneret élégant, le tout nappé de mélancolie et de poésie. Pour le dire simplement : c'est très beau.

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Message  seyne Jeu 6 Mai 2021 - 18:29

Encore un texte d'une richesse impressionnante...à la deuxième lecture j'ai encore mieux senti la douleur de cette âme dont un invisible ennemi intime bride l'ardeur, brouille le regard, éteint toute chaleur, interdit toute évasion de soi.
Pourtant survient ce couple d'oiseaux, comme un signe dans le crépuscule, un éblouissement, et il sent déborder à nouveau en lui quelque chose devant leur présence.
Ce n'est pas le premier texte de toi dans lequel la force de la vie animale, sa beauté, sa justesse, sert de réponse à un humain détruit par son humanité.
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http://www.angle-vivant.net/claireceira/

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Message  Polixène Sam 15 Mai 2021 - 21:16

Le désespoir révèle ton style! Merci le désespoir.
Polixène
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