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Tunis, Port-Saïd, Istanbul

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Message  'toM Sam 17 Déc 2022 - 12:07

Tunis, Port-Saïd, Istanbul


Tu vois, j’étais assis là. Même heure, même adresse. Même place, un jour tout comme aujourd’hui. Je lisais le journal, étalé sur les tasses de café. Deux ouvriers venaient de sortir du bar. Je me souviens le patron est allé jusqu’à la porte qui avait du rester ouverte. Il faisait froid, il y avait les bruits de la rue vers le port, ça a fait cling et tout de suite on s’est senti plus au chaud, entre nous, les rares. Le patron a ramassé les verres des électriciens, des roumains, je crois. Il faisait sombre, il a toujours été sombre, ce rade, j’avais du mal à lire. De temps en temps je levais le nez vers le miroir au dessus du bar et je voyais dans l’autre coin entre les tables vides, deux femmes, une jeune et une vieille, qui se tenaient la main et qui parlaient tout bas en jetant des petits regards sur les côtés ou vers la fenêtre à travers les rideaux, comme si elles avaient peur qu’on les surprenne. Tu parles, comme j’en avais quelque chose à foutre, moi… Je suis reparti dans le journal, en recommençant au début. J’ai allongé les pieds sous la table et ils ont tapé dans la valise. On en voit plus des valises comme ça. Une antiquité. En carton épais avec une housse de toile brune et des étiquettes, Tunis, Port-Saïd Istanbul. L’air lourde, avec ça.

J’étais encore à la regarder sous la table quand il est rentré. Cling. Pas vraiment serein, le regard aux abois, plutôt l’air de l’avoir échappée belle, mais un double-mètre bâti comme une armoire, ça relativise tout de suite la panique ou l’anxiété, surtout devant un parterre d’insignifiants comme nous. Illico il a refermé la porte, surveillé si personne ne suivait. Rassuré, il s’est redressé. Là, c’est comme s’il avait pris possession des lieux, des gens. Inspecté du regard, le patron, les deux femmes, moi... Qu’est-ce qu’il cherchait, j’en ai rien à foutre moi, des armoires. Quand il s’est approché, je m’étais remis dans le journal, quelque part en page 2. ...envoyé spécial: Coups de feu heurts violents préfecture maritime... manifestation Maison du Peuple, ...cortège arsenal disloqué dans le calme ...malgré exhortations dirigeants une masse de jeunes gens drapeaux rouges ...vers la préfecture maritime, rejointe ouvriers du plateau, mécaniciens compagnie maritime, chantant l’Internationale … gardes mobiles jets de boulons de fonte plaques d’égouts… soirée bandes de manifestants ... rues éventrées quartier du port...

Je le sens, il s’approche à pas lents, des pas lourds, largement le quintal, des pas de géant. Il se plante devant, pantalon droit, sans faux-pli, taches de boue, chaussures de cuir.
Je descends bas de page: Gare centrale express de la capitale resté bloqué sur les voies madriers tonneaux brouettes. Face à face attroupements de manifestants, marins étrangers désœuvrés, milices autoproclamées malfrats locaux dégénéré rixes tard dans la nuit... - T’es de par ici? ...gouverneur renforts infanterie et garde à cheval. Dernière minute: Victor B. ouvrier père de cinq enfants, crâne fracturé thorax défoncé, succombe blessures. Où j’en suis ...Des madriers, des tonneaux, des brouettes...

- Ho, t’es d’ici, je demande! - Oui, je fais. Gabardine en cuir, traces de boue, aussi. Il a du tomber. Pas marin, pas ouvrier ni docker ou lumpen. - Tu pars en voyage? Il montre la valise. Je revois les étiquettes de Port-Saïd, Tunis, Istanbul. - C’est mes affaires. Pour quoi je mens, je me demande. Alors que je ne sais rien de cette valise, de qui l’a laissée là, j’en ai rien à foutre ni de la valise ni de l’armoire ni de l’arsenal ni de la garde mobile à pied à cheval ou en voiture. Mais il faut toujours que je fasse le malin. - C’est mes affaires, je suis peintre. - Tu peins quoi, des murs, des plafonds? - Non, des nus. - Tu t’appelles comment. Faut toujours que je fasse le malin. - Vous êtes qui, d’abord, vous êtes qui pour me demander ça? Je monte le son. - T’es de la police? C’est que j’en aurais presque eu l’air méchant.

Il a posé sa main presque amicalement sur mon épaule
Il m’a dit - Je vais t’expliquer. Il a doucement glissé son bras derrière mon dos jusqu’à l’épaule opposée. On aurait dit un maître d’école qui se penche sur ton devoir. Sauf que c’était pas un maître d’école. Je crois que dans ces moments-là on veut jouer un rôle, sortir de soi-même et tenir sa partie. Il était debout du haut de son double mètre à côté de ma chaise, dominateur et presque tendre avec son bras qui enlaçait mes épaules. - J’ai commencé par répondre - J’écoute … avec un petit sourire matois qui se voulait différent dans l’attitude mais traitant d’égal à égal. Son geste a giclé. Je n’ai rien vu venir. Il avait empoigné mes cheveux et rabattu ma figure sur la table au milieu du journal, des tasses et des cendriers. Et il appuyait avec son poing, son bras, son épaule, de tout son poids et de toute sa force vers la table. Avec ma tête, entre les deux. Ma tête, mon front, mes joues mon nez – ce qu’il en restait, écrasés, écrabouillés, aplatis. Et mes deux bras, coincés le long de mon corps mes jambes, allongées sous la table, mon dos qui essayait de se redresser … En vain, inutiles!

Chercher à comprendre ce qui se passe. Je me suis dit - Respirer, ça tu peux, ouvrir les yeux, ça tu peux aussi. Devant, les tasses renversées, un petit filet de café qui coule sur le formica comme un ruisseau dans la campagne. Des miettes de sucre. La joue broyée contre le journal. Le nez, ça a fait crac! Les dents ça va. Il appuie encore plus fort, un petit goût de fer et quelque chose qui me coule sur la lèvre. Il appuie, il appuie, je vois son autre main sur la table, le poignet de force, les poils sur l’avant bras, une amorce de tatouage… On vient prendre un café dans sa rue un bar comme un autre, un jour comme les autres, et un mec qui sort on ne sait pas d’où, mais c’est évident que pour lui cette ville n’est pas une ville, cette rue n’est pas une rue c’est du décor et les gens c’est pas des gens, c’est des cailloux qu’on ramasse il les prend dans la main comme un lapin ou un chaton et il serre, ils veulent s’échapper alors il serre plus fort. Ça tourne mal et on se demande où ça va s’arrêter. La petite rivière de café, le sucre. Et il appuie, de tout son poids et tourne un peu ma tête sur le journal comme on fait avec le doigt pour laisser son empreinte sur la carte d’identité. La joue, la bouche. - Ça va pas!? J’ai crié. Il appuie. - Ça va on a compris! J’ai hurlé. Alors il a relâché, doucement. Il a dit – C’est bien. Comme s’il était content de moi.

Du mouvement dans la rue, du bruit. Tout le monde s’est tourné vers la fenêtre, moi aussi, mouchoir sur le nez, pour retenir le sang. Des cris, que je ne comprenais pas. La plus jeune des femmes a écarté le rideau. - Vera ! Vera qui soupire - Oh ça va Maman...!. Encore des cris. Ça courait dehors, un type au sprint, la veste de cuir ouverte, le va-et-vient du ventre qui pend sous le pull à rayures, trop court, trop étroit. Il se retourne, trébuche sur une poubelle. Deux gars qui le poursuivaient. L’un, un tuyau ou une barre de fer à la main. Ils le rattrapent. Le gros type a ramassé le couvercle de la poubelle pour se protéger. Ça tape, encore un bruit métallique, mais c’est le capot d’une voiture en stationnement qui a pris. Le gros sait se battre. Il en étend un, un coup d’épaule, un direct et il le finit au sol à coups de pieds. L’autre a compris. Qui voit le sang. Qui recule, qui reste planté contre un mur. Le gros le toise, il dit rien, il s’éloigne, se retourne une fois puis accélère et disparaît.

Dans le café ça a fait monter la tension. On se regarde. Le patron veut baisser son rideau de fer. Le grand l’arrête d’un geste. - Toi tu restes là derrière. Et tu me sers une bière. Il continue à surveiller la rue derrière le rideau. Deux autres silhouettes passent en courant, dans l’autre sens, puis une escouade de gardes mobiles. Soudain le grand ouvre la porte, se précipite sur le trottoir, pousse un cri retenu. - Jorg, Jorg! L’autre n’a pas entendu. Il rentre. Cling! - L’imbécile! Il retourne au bar, prend sa bière. Nous regarde. Boit. Tout va bien. Rebalaye les visages d’un regard circulaire dans l’autre sens. Boit. S’arrête un temps sur la valise. Les étiquettes. Jette un coup d’œil à sa montre. La salle. Vers la table avec les deux femmes. Dit à la plus âgée - Tu viens avec moi! Elle déjà dans les vapes. - Le temps de sortir du quartier, tu fais comme si. Discute pas!
- Maman, non! Vera s’est levée, elle se pose devant Goliath, le regarde, bien en face. Mais elle baisse vite les yeux. - Moi je viens. Elle pourra pas vous suivre. Elle est malade, essoufflée. Cardiaque. Je vous aiderai. C’est dit sans défiance. La mère: - Vera, tu es folle! Vera: - S’il vous plaît...» Juste si elle ne le supplie pas. Il ouvre la porte, la laisse sortir. Au dernier moment revient sur ses pas, la main à la poche. Un billet froissé sur le comptoir. - Pour le dérangement…, mais vous m’avez jamais vu. Il la rejoint qui attend sur le trottoir, prend son bras, et ils remontent tous les deux la rue, tranquillement, comme des habitués.

- Ça va? M’a demandé le patron. Il a remis une dose de son mauvais cognac, - C’est pour moi. J’ai dit – Ça ira. Sûr que ça irait pas, mais je lui ai dit de laisser tomber. C’est à ce moment-là qu’ils sont sortis de l’arrière boutique, elle dans sa petite robe à fleurs fanées et pâle et creuse comme la mort, le tricot noir qui lui couvrait bien les avant-bras, surtout les avant-bras. Lui pas beaucoup plus gros le teint foncé, petite moustache noire et habillé chic. Elle s’est fendue d’un petit sourire désolé. - Merci … Lui il a pris la valise - c’est vrai qu’elle avait l’air bien lourde cette valise, et ils sont partis. Cling! Je les avais jamais vus avant ce matin-là et je les reverrais sans doute jamais et ce serait mieux comme ça.

'toM
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Tunis, Port-Saïd, Istanbul Empty Quelques explications?

Message  obi Mer 28 Déc 2022 - 14:58

C'est bien écrit, agréable à lire . Le problème c'est que soit c'est trop subtil pour moi, soit je n'ai pas les références voulues : je ne comprends pas et c'est dommage .

obi

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Tunis, Port-Saïd, Istanbul Empty Re: Tunis, Port-Saïd, Istanbul

Message  'toM Dim 1 Jan 2023 - 19:24

Bonjour Obi (et bonne année d'écriture...). Je crois que si j'écris dix ou douze nouvelles comme celle-ci, je saurai mieux où j'en suis. Et peut-être toi aussi.
Si j'arrive à mieux dire: ce qui se passe, dans le nerf de l'action. Sans être "dans la peau de", mais juste à côté, à bout portant. Je ne sais pas où je te perds, peut-être dans l'environnement du personnage qui est trop explicité, et où tu chercherais du sens, de la logique. Là où je crois devoir rester flou. Seul le personnage est important. J'aime mes personnages, j'ai de la sympathie pour eux, à force ils deviennent vivants. Là, il croise une violence absurde pour lui. Non pas déclenchée par un tremblement de terre ou un accident. Non, par des éléments très humains, qui lui sont tout à fait étrangers. Mais ce qui m'intéressait c'est comment il voit, comment il vit, comment il essaie de faire face, le temps de.
Merci de ton retour.
'toM
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Tunis, Port-Saïd, Istanbul Empty Pauvre petit lecteur paresseux

Message  obi Lun 2 Jan 2023 - 15:06

Je crois avoir compris que le "je" de ton texte est là par hasard et regarde autour de lui, subit les choses, un peu détaché du contexte.
Pour moi ce serait plus clair si tu isolais en caractères gras ou entre guillemets les titres du journal. Inutile de perdre le lecteur pour le plaisir de l'égarer.
Il y a trop d'informations qui partent dans trop de sens:
"Tunis Port Saïd Istambul" plus "le regard aux abois" plus "échappée belle" ça fait tilt = ratonnade. Immédiatement après les "heurts, coups de feu, Internationale" ce n'est plus le même registre. Pour moi ça se télescope trop, trop vite.
Au quatrième paragraphe, il faudrait préciser pour ton lecteur que le type s'adresse au "je" parce que , à deux mots d'intervalle, "je " n'est plus le même et ça perd encore le lecteur .
Et ainsi de suite.
Pense au pauvre petit lecteur paresseux....
Merci pour ta lecture et bonne année d'écriture à toi aussi.

obi

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Tunis, Port-Saïd, Istanbul Empty Re: Tunis, Port-Saïd, Istanbul

Message  seyne Mer 4 Jan 2023 - 9:30

bonjour "toM. J'ai lu le texte à peu près quand tu l'as posté, et puis il y a eu les fêtes et j'étais pas mal occupée, mais surtout je voulais relire pour préciser mes impressions.

Je suis d'accord avec obi concernant l'afflux de notations contradictoires qui perdent le lecteur dans sa quête naturelle du "où, quand, qu'est-ce qui se passe ?".
Par ailleurs j'ai été gênée par le style "parlé", qui à mon avis ne fonctionne pas. C'est compliqué le style parlé ( ou plutôt ici "pensé" ) à l'écrit, par ce que la pensée et la parole ont des flux très particuliers, polyphoniques, et personnellement je n'arriverais pas du tout à le fixer en mode écrit. Il me semble que les auteurs qui l'ont le mieux réussi ont pratiqué une sorte d'hybridation.
Là, ce qui m'a gêné ce sont les phrases très brèves, hachées qui donnent pour moi une impression artificielle, et l'argot. C'est comme si au lieu de penser l'homme parlait tout seul, c'est bizarre.
J'ai aimé la description du café, et puis les images qui nous replongent dans le monde dramatique des années 40, ou 50, en particulier cette valise, décrite déjà comme vieillotte, mais très présente.
seyne
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