Ta-dac ta-dom

(il arrive que par une fenêtre ouverte le soir on entende le bruit d’un train. On l’entend, d’abord puis on l’écoute. La voie est loin. Ta-dac ta-dom ta-dac ta-dom. C’est mécanique, c’est horloger, ça passe. Loin)

Loin il y avait une grande pelouse et au milieu la voie ferrée de Saint-Germain à Paris. Pour enjamber les rails une passerelle en bois, ou métallique, ça dépendra des jours, des époques, des âges. De la locomotive au réseau express régional. Mais enjamber, avec les genoux, et quand les culottes sont courtes les bleus, les écorchures et même les chaussettes qui tombent.

Comme le bruit du train elles se sont invitées, des silhouettes qui apparaissent d’entre les arbres, ou comme des arbres, entre les maisons et sur le chemin qui traverse la grande pelouse. C’est toi qui les as convoquées ?, parce que ce n’est pas le hasard qui te mène là.

Tu enfonces les mains dans les poches, comme tu l’as toujours fait, un caban bleu, le col remonté, pour y poser le menton, un autre matin pour t’emmener au lycée. Passerelle-convergence pour d’autres manteaux, silhouettes, histoires. D’autres devenirs mais savoir ce qu’ils sont devenus. Yannick et les copains de Bertrand – on va parler rugby, F. qui s’appelait Montagne mais qui était toute petite et souriante. Ch., elle habitait juste à côté, mais qui habite encore ici ? Ce pays n’est plus ton pays. Béatrice. Non, ne surtout pas lui adresser la parole. Même maintenant. Ce serait pour lui dire quoi. Lui parler de ? Un autre jour, peut-être. S., qui habitait rue Pasteur, celui qui a découvert le vaccin. S., tu lui as ouvert la lèvre en balançant ton cartable. Je suis retourné le voir le lendemain il m’a montré la petite agrafe et c’était vraiment un bon copain. Plus tard je l’ai revu, devenu très mystique, très au-dessus de moi. Je suis sûr qu’il serait encore un bon copain mais ce n’est plus notre pays. Rue Pasteur, sur la boîte aux lettres, un autre nom. Partout, d’autres noms. D’autres enfants, d’autres jeux. Et tes mains enfoncées dans mes poches, très profondément.

(je suis retourné vers la grille du lycée, le garage à vélo, le gymnase. Le chemin de l’aumônerie. En traversant cette rue, là, j’ai perçu –oui, perçu, avant de la sentir, une odeur de chocolat, qui s’est tout de suite effacée en souvenir d’odeur de chocolat. Comme une absence. A côté de l’aumônerie il y avait une chocolaterie. L’entrepôt est là, mais devenu pavillon. Ce n’est plus mon pays mais quelque chose de mon cerveau habite encore par ici, réveillé en enjambant la voie)

Petit détail : "avec les genoux" fait une impression bizarre, comme monter des marches à genoux.

Pour le reste, le texte exhale lentement cette nostalgie si particulière des années de début d'adolescence, c'est très prenant, cela fait lever peu à peu des images semblables ou si proches, en soi. Et la fin, l'odeur de chocolat qui réveille le souvenir de l'odeur de chocolat, ce troublant écart entre deux mondes, celui de maintenant, celui d'autrefois, c'est comme l'essence du souvenir.