Couloirs
3 participants
Page 1 sur 1
Couloirs
" Accroche-toi à quelque chose. Et fonce!" C'est ce que lui avait dit son père, toute sa vie. Ce que lui avait dit sa mère, toute sa vie. " Accroche-toi". Elle aurait voulu répondre, hurler : " Mais à quoi? À quoi bon dieu??" Au lieu de quoi elle serra les lèvres, mordit sa langue, tenta de pousser la porte encore une fois. De toutes ses forces. Le problème, c'est qu'à ce moment précis, il n'y avait pas, en tout cas plus de porte. Cette fois c'était sûr, elle était perdue. Quelque part après le déluge. Le couloir demeurait noir. La panique du sang à ses tempes, dans ses oreilles, la submergeait. Ce n'était pas possible. Tous les couloirs n'étaient pas noirs!
"Tiens, un couloir aérien, ça devait être beau....blanc....bleu ; même un couloir de métro avec des carreaux blancs....bleus en dépit des cochonneries que les gens y vidangeaient chaque jour, ça pouvait rassurer. Mais son couloir n'était pas de ce genre. Noir, tout noir, depuis des mois . Et ça le restait. Ça le resterait. Elle l'avait toujours su. Pour elle ce serait noir. Déjà petite, quand Maman la laissait regarder la télévision, il y avait des couloirs, souvent affreux. Des dédales où ricochaient des balles dans les films de gangsters et au bout du tunnel, la tache rouge s'élargissait, peu à peu virait au noir, au brun sale. Un soir pourtant Maman lui avait laissé regarder La belle et la bête , mais c'était encore un secret affreux, mystérieux : au bout d'un long couloir, une révélation terrible. Noir le couloir où des bras détachés de tout tronc, de tout être humain, tenaient des chandeliers. La lumière mais pour voir quoi au bout du tunnel?...
Hurla encore. À l'extérieur d'elle-même cette fois. C'étaient ses jambes qui se détachaient d'elle. L'horreur absolue. Prendre un couloir. Prendre une direction. Poings serrés, se souvient d'un lointain souvenir. Elle avait enfilé des couloirs blancs longeant des chambres, des geôles pensait-elle déjà à cette époque. Blancs, feutrés, lumineux et chacun, visitant, congratulait, offrait, souriait, s'extasiait. " J'adore les maternités! .... Là au moins c'est de l'hôpital heureux! Quel imbécile avait trouvé ça? "Heu-reux, vomit-elle pleine de mépris pour l'imbécile. Tout ce rouge qui lui tapait aux tempes! De toutes ses fibres elle espérait encore . Que ça finisse! Juste que ça finisse. Elle avait peur, peur d'avoir plus mal encore, peur d'être déçue. Pourquoi avait-elle hésité si longtemps? Pourquoi avoir patienté si longtemps? Pourquoi s'être résignée finalement? Oui, pourquoi?
Un autre couloir la perfora soudain. Le couloir à charbon de son grand-père. Elle ne l'avait jamais connu. Sa mère non plus. Parce que la roche basse et dure a toujours raison des hommes, des fous qui descendent gratter le ventre de la terre pour en extirper de quoi se chauffer, de quoi survivre jusqu'à la saison prochaine. "Je vous paierai, lui dit-elle, avant l'août, foi d'animal....Intérêt....Principal. Concentre-toi. Pousse, pousse encore!" Mais la porte entrebâillée ne s'ouvrait plus, ne s'ouvrirait pas, c'était sûr maintenant. Et le couloir était là, la traversait. Elle avait souvent rêvé du grand-père inconnu, du grand-père au crâne perforé par la roche tombée du plafond de la terre. Elle s'était répété des milliers de fois que la vie c'est la vie et la mort fait partie de la vie. Il fallait accepter d'ouvrir, voir la fin du couloir même si ça n'était pas l'accès à un chemin lumineux, même si on ne revoyait pas toute son existence, même.... Hurla encore....Des éboulements sanguinolents la fracassèrent.
"Accrochez-vous ! Accrochez-vous à ma main. N'ayez pas peur.... Courage, ça avance. C'était étroit, beaucoup trop étroit, comme la mâchoire d'un piège, qui, la déchirant, l'immobilisait au-dessus du gouffre qu'elle redoutait. Hurla sa colonne, ses entrailles avant de dériver. Plus de couloir. Rien que quelques exclamations. Un cri vigoureux, décidé. Pas le sien. Brouillard. Bourdonnements. " Quarante-sept centimètres. Deux kilos six." Eh bien vous voyez, ça s'est bien passé. La petite est magnifique. La prochaine fois, ne vous inquiétez pas, ça ira mieux! On aura peut-être le temps de vous injecter la péridurale..."
La prochaine fois? Pas question. Elle ramassa quelques solides briques hérissées de morceaux de verre, qu'elle éleva en un mur noir, infranchissable. Le couloir de la mort? Une fois ça suffisait.
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Couloirs
J'ai eu plus de mal avec Tables, où je ne sais pas trop comment tu te positionnes, entre le récit, la confession..., ici j'ai aimé ce travail, cette recherche sur les couloirs. Je ne sais pas pourquoi je trouve que les couloirs, ces lieux de transit, d'attente, de rencontres informelles, ils apportent quelque chose.
Tu n'es pas la seule à avoir voulu clôturer le Paradis perdu, je crois.
Tu n'es pas la seule à avoir voulu clôturer le Paradis perdu, je crois.
'toM- Nombre de messages : 287
Age : 68
Date d'inscription : 10/07/2014
Re: Couloirs
Cette histoire de couloirs m'a fait penser à certains rites d'initiation dont j'ai vaguement entendu parler, en Afrique. La reptation, la douleur font partie de l'expérience, et l'angoisse de mort aussi ; mais ici il ne s'agit pas d'évolution, de renaissance, le seuil ne peut être franchi.
J'aime beaucoup la manière dont le récit joue entre les générations, leur succession. Cette image : être traversée par le couloir de la mort de son grand-père !! L'angoisse agonique que traverse l'enfant naissant rencontre la douleur du travail de la mère, mais celle-ci n'est pas vraiment "délivrée" par le cri de la respiration, il n'y a pas de libération, d'accueil, de joie, au contraire, rien qu'un "jamais plus".
La noirceur du texte m'a rappelé un livre puissant : "Black village" de Lutz Bassman où il y a aussi une progression dans le noir, l'entrecroisement des récits, et l'impossibilité d'une issue. Où le temps lui-même n'est pas fiable.
J'aime beaucoup la manière dont le récit joue entre les générations, leur succession. Cette image : être traversée par le couloir de la mort de son grand-père !! L'angoisse agonique que traverse l'enfant naissant rencontre la douleur du travail de la mère, mais celle-ci n'est pas vraiment "délivrée" par le cri de la respiration, il n'y a pas de libération, d'accueil, de joie, au contraire, rien qu'un "jamais plus".
La noirceur du texte m'a rappelé un livre puissant : "Black village" de Lutz Bassman où il y a aussi une progression dans le noir, l'entrecroisement des récits, et l'impossibilité d'une issue. Où le temps lui-même n'est pas fiable.
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
|
|