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feu d'artifice

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Message  Rezkallah Dim 21 Avr 2024 - 19:36

On sonnait au parlophone, avec insistance. Je n'attendais personne... Pas question de répondre !

J’ajustai ma chaise et m’apprêtai à manger. Ce soir-là, mes convives étaient une rangée de parking pour handicapés. Leurs lignes bleues étaient fraîchement repeintes. Un bleu ciel qui, en dehors du contexte « parking réservé aux handicapés », avait le pouvoir de vous donner le sourire. Six emplacements, tous vides. Pas un handicapé à l’horizon.
Je m’étais confectionné des pâtes. Elles n’étaient pas al dente, mais elles me plaisaient bien, suffisamment pour que je me sente fier de moi. Spaghettis au beurre, toutes simples, saupoudrées d’une avalanche de parmesan. Ni sel, ni poivre, j’étais un fou en ce temps-là. Pour faire honneur à mes convives, je les avais servis à ras bord. Chez moi c’était comme ça qu’on voyait si vous étiez le bienvenu ou pas. Si le verre était à moitié plein et l’assiette servie aux proportions d’un cinq étoiles, alors pour sûr, vous étiez le mal venu. Cela restait exceptionnel, on invite rarement des ennemis à sa table, surtout quand on a le choix...

Les places de parking, à l’autre bout de la table, ne touchaient pas à leurs pâtes. Rien de grave, j’en avais l’habitude. Mes invités avaient peu d’appétit. Pouvais-je leur en vouloir ? Bien sûr que non ! De tels amis, une telle présence, une telle qualité d’écoute, comment, diable, pouvais-je faire mon difficile ? Un foisonnement, que dis-je une éruption, de possibilités, de diversité, s’était offerte à moi... un beau jour, après que j’eus retrouvé ma femme et mes deux enfants calcinés.
De retour d'une journée de travail, en m'engageant dans la rue qui menait droit au portail de ma maison, j’aperçus au loin d’épaisses volutes de fumée noirâtre qui s’élevaient vers le ciel, et une vue imprenable sur la maison du voisin et l’arrière-cour. Un vide béant avait remplacé mon doux bercail. Des pompiers, lances en l'air, finissaient d'apaiser les flammes. Une foule d'individus, principalement composée de voisins voraces, affamés de drame et de mort, sur la pointe des pieds, se rinçaient les yeux sur ce qui, quelques heures auparavant, était ma vie.
J'avais quitté la voiture au beau milieu de la rue et m’était lancé inutilement vers les restes de moi. Des policiers me plaquèrent au sol et m’immobilisèrent. Après vérification et quelques coups dans les côtes pour me calmer, ils me ramenèrent au commissariat puis, du commissariat, j’avais été transféré jusqu'à l’hôpital le plus proche. On m'avait servi un plat surgelé et un café froid, sans me dire un mot quant à ma famille, me suggérant de me reposer. J'avais refusé les sédatifs et les aides psychologiques. Après une courte nuit, passée à observer le plafond, le temps que le site eut été sécurisé, puis après quelques questions posées par un psychiatre, afin de vérifier mon état cognitif et émotionnel, on m'y escorta.

La journée était magnifique. Pendant le trajet, je demandai l'heure sans raison au jeune policier qui conduisait. Il était 7h59. La voie rapide était fluide, et les véhicules glissaient sur l'asphalte. Certain se rendaient au boulot, d'autres rentraient de soirée, d'autres partaient en vacances, et d'autres... La radio diffusait les infos du jour : attentat, chômage, scandale politique... la routine. Je pensai soudainement à mon portable que j'avais oublié dans ma voiture, puis à ma voiture que j'avais abandonnée au beau milieu de la route. Une partie de moi voulait vérifier si nous n'avions pas reçu d’email. C’était comme un programme qui s’était enclenché au mauvais moment. L’icône, la petite enveloppe, m'avait mené à une image, nette et précise, de ma boîte aux lettres. Je l'avais construite moi-même, toute en bois, avec un perchoir pour oiseaux. Madison l'adorait, elle disait qu'elle voulait la même dans sa chambre, pour recevoir les lettres de Dieu et du père Noël. J'avais tout fait pour qu'elle croie le plus longtemps possible au père Noël, aux anges et aux fées...
Piétinant les murs porteurs du cocon familial, escorté par deux pompiers, épuisés, qui avaient passé la nuit à dégager les décombres, je découvris ma femme, mon fils et ma fille. Une odeur de soufre refroidi s'infiltrait insidieusement par mes narines. Tout était sale, brisé, dévoré par une ombre noirâtre, rampante. Je ne reconnaissais rien. Bien au centre, à l'endroit qui, jadis, avait été un salon cosy et chaleureux, Cati, ma moitié, dénuée de lèvres et de cheveux, outrageusement souriante, avait tenté de protéger, sous ses frêles épaules, Joël qui avait huit ans et Madison qui en comptait six.
On aurait dit une sculpture taillée dans un roc de cendres de cigarettes. Ils donnaient l'impression qu'au moindre coup de vent, ils tomberaient en poussière. Il régnait une chaleur atroce dans les ruines, et une sorte de vapeur opaque flottait somptueusement. Une beauté poignante soulignait les contours de cette tragédie. Plus je regardais ma femme, plus elle me souriait. Un rictus moqueur, et je m'attendais à tout moment à ce qu'elle se mette à se marrer, à se relever, et à me souhaiter la bienvenue, m'invitant à prendre une douche avant de passer à table. Mes deux gosses, le visage dans les aisselles de leur mère, me tournaient le dos.

Je ne ressentais pas grand-chose et cette émotion me tuait littéralement. Les enquêteurs, qui buvaient le café au gobelet, mordant dans un donut, pariaient sur une explosion instantanée, causée par la gazinière. Un oubli de ma femme, ou le délire d’un de mes enfants. Ça arrivait souvent qu'un gosse, pour voir ce que ça faisait, ouvre l'arrivée du gaz et reparte jouer à cache-cache... Ça arrivait qu'une mère de famille, légèrement débordée, oublie de fermer le gaz. Est-ce que ça avait son importance, de savoir comment c’était arrivé ? La déflagration avait tout soufflé proprement, de sorte qu’il n’y avait ni dommages collatéraux, ni victime malencontreuse, ni blessé, grave ou léger.

Ce matin, les curieux restaient en retrait, ne levant que furtivement les pans de leurs rideaux. « Ces choses arrivent », avaient dit les inspecteurs... En faisant le tour des décombres, à la recherche de je-ne-sais-quoi, peut-être d’une autre paire de femme et d’enfants, je trouvai un seul objet intact. Un appareil photo. Celui de Madison. Un faux Polaroid rose à manivelle. On tournait la manivelle, libérait l’objectif de l’ancien cliché et appuyait sur le bouton. On pouvait voir la prise dans l’objectif, ou brancher l’appareil en USB, sur la télé ou un ordinateur. Il pouvait même faire des bulles. Ma femme l’avait acheté, sans raison, en passant au rayon jouets de Carrefour. Les photos étaient plutôt propres et sa capacité était de trois giga. Mes genoux s’étaient mis à trembler. L’appareil de Madi en mains, je m’étais rendu jusqu’aux cadavres. J’avais demandé à être seul un instant. Le soleil irradiait, un avion avait tracé un coup de craie dans le rectangle bleu. Sans savoir pourquoi, je les avais pris en photo.
C’est là que tout avait commencé... que j'ai commencé à prendre des photos.
Je trouvais un deux-pièces discret à la périphérie de la ville et proche de la gare. Coupai toute relation sociale autre que concernant mon job, et je passais le plus clair de mon temps libre à prendre des photos avec l'appareil de Madi : arrêt de bus, lampadaire, ruelle, vitrine, ciel, poteau électrique, voiture, train... c’était infini.
Les premières nuits où j’emménageais, je ne mangeais pas, ne dormis pas, ne me lavais pas les week-ends, buvait à peine de l'eau, me contentant de regarder le cliché de ma famille calcinée que j'avais scanné, puis imprimé, avec une imprimante et un MacBook, fraîchement achetés... Je ne faisais que ça, la tête vide, ne ressentant rien d'autre que la tension de mon regard sur chaque détail de la photo. À force d’observation elle perdait son sens, pour ne devenir qu'une masse informe, et à l'autre bout du spectre, je pouvais sentir mon estomac se vriller, en remarquant le bout de semelle des Knicks que j'avais choisies moi-même pour Joël.
Je voulais qu'il devienne un sportif de haut niveau. Il avait de bons appuis et tapait bien dans son ballon en plastique. C'était à ça que j'avais pensé, sans m'en rendre compte, en passant à la caisse avec ces baskets dans les bras...

Je dépérissais lentement mais sûrement, au point de perdre une dizaine de kilos. Je reçus un avertissement de la société, et risquais de perdre mon boulot, si je ne faisais pas un effort de présentation et ne passais pas une visite médicale complète. Je me pliai à leurs exigences. Je me rasai, lavai, repassai mon linge, et remplis le réfrigérateur.
Seul à table, mon gratin qui refroidissait dans l'assiette, et la photo des « calcinés » (c'est comme ça que je les nommais) il était impossible de manger. Toutes les cellules de mon corps refusaient d'attraper la fourchette. Pourtant mettre le plat surgelé au four m'avait paru facile. L'odeur même de la sauce Béchamel, des patates, m'avait fait gargouiller le ventre. Dix ans de mariage, vingt ans en couple. Pas une fois, pendant tout ce temps, je n'avais mangé en solitaire. Cati adorait cuisiner. C’était sa passion. Elle était si créative en cuisine qu'elle pouvait préparer un plat de roi avec ce qui traînait dans le réfrigérateur. Je l'entendais fredonner une mélodie inconnue, tout en taillant les légumes... légumes qu'elle arrivait à faire manger à nos deux petits monstres, bien que je me demande s'ils ne s'en foutaient pas plus sur le nez que dans leur estomac...
L'appartement était silencieux. Une fumée s’élevait du gratin à toute vitesse. Je me levai de table, et allai fouiller dans mes cartons de déménagement encore fermés. Je dénichai un cadre, retournai à table, insérai la photo dedans et le plaçai en face de moi, à la place de ma femme. Ma main s’était levée pour attraper la fourchette. Je la plantai dans le plat et ramenai une patate dégoulinante de sauce à ma bouche. Sans quitter ma famille des yeux, je mâchai tout doucement. Ce n’était ni bon ni mauvais, mais je sentais mon corps affamé remercier et faire le plein d’énergie. J'avais fini le plat en cinq minutes et remis un deuxième au four... sifflant deux bouteilles de vin.
Cette nuit-là, je m’étais mis à pleurer sous ma couverture. J'avais pleuré jusqu'à m'endormir, et allant voir en rêve le portrait des calcinés, qui trônait sur la table, pour bavarder et programmer un week-end sympa. À l’intérieur de la photo, ils n’étaient plus morts, carbonisés, ils étaient resplendissants de vie, et riaient à gorge déployée, puis tout était devenu lumineux et je les avais rejoints dans le portrait, pour les serrer fort contre moi, les embrasser, leur dire des choses... Puis un homme, à l’extérieur du portrait, s’était approché. Cati, Joël et Madi n'y avaient pas fait attention mais, moi, je savais pourquoi il était là. Il portait un chapeau et souriait. De sa poche, il avait fait apparaître un briquet. Il avait dû s'y prendre à plusieurs reprises pour en faire jaillir une flamme immense, mais il y avait pris du plaisir. Il était inutile de dire quoi que ce soit. La flamme s’était approchée, la peau de mes avant-bras se mit à cloquer, mon visage à fondre, puis je me réveillai.
Je cachai le portrait des calcinés sous une fausse dalle du plancher. Après le travail, je m’étais rendu chez Habitat et avais acheté un cadre de treize centimètres, sur vingt centimètres, style faux marbre. Proche de mon appartement, j'avais sorti l'appareil de Madi, que je gardais toujours dans ma sacoche, et avais pris en photo un conteneur. Un simple conteneur au couvercle gris. J’étais rentré, avais déposé la photo dans mon MacBook, scanné puis imprimé la photo. Je me préparai un repas frugal, disposai le conteneur dans le cadre, puis dînai avec.
Le lendemain, c’était un vélo... Le surlendemain, un caddie... Cela était devenu un réel plaisir. Tous les jours, mes yeux léchaient le monde, à la recherche de délicieux convives pour le dîner. À mesure que je capturais des invités, prenais le temps de concocter de bons repas, de choisir de bonnes bouteilles de vin, dresser une table propre, ma peine désenflait en silence.

Je me souvenais d'une charmante soirée, passée en compagnie d'une vieille armoire massive, abandonnée dans une décharge, à déguster des gambas à l'ail et à boire du riesling jusqu’à l'aube. Je me rappelais de cette guitare que j'avais capturée dans une vitrine d'un music-shop. Nous avions taillé la bavette en grignotant des grillades de bœuf, arrosées de bière fraîche. Et du déodorant au rayon « toilette pour femme ». Qu'est-ce qu'on avait mangé ? Ah oui, une dorade au four et sa salade de saison... avec un chablis fruité. Humm, mais qui insistait comme ça ? Si ce n'était pas le parlophone c'était le portable !
— Allo ? Qui est-ce ?
— Inspecteur Scofi de la Criminelle.
— Oui, inspecteur. Que puis-je faire pour vous ?
— C'est au sujet de l'incendie. Je suis désolé de vous ramener à ce souvenir douloureux mais nous avons du nouveau...
— Du nouveau ?
— Oui, il semblerait que la cause de l'incendie soit criminelle.
— Criminelle ? Comment ça ?
— J'aimerais que vous passiez, tôt demain matin au poste. Je vous dirai tout à ce moment-là.
— Hum...
— Demain, à sept heures. Je compte sur vous...
— Très bien.
Je raccrochai et retournai à table. J'enlevai la photo du parking pour handicapés. Je déboîtai la fausse dalle et en ressortis la photo des « calcinés ». Elle s’était bien conservée. Je la replaçai dans le cadre et repris le repas face à elle.
— Alors… ? Que me voulez-vous ? demandai-je en entortillant mes spaghettis autour de ma fourchette...

Rezkallah

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