SOLEIL : Vacances

"Sous le soleil, sous le soleil
Juste en dessous"

La radio déraille; elle doit être en surchauffe, au soleil depuis ce midi, juste en dessous. Ou alors ce sont les piles. Anne-Laure est assise sur une chaise blanche en plastique, elle aussi en plein soleil, pour une fois. Son visage est fin, très pâle. Elle porte des petites lunettes rondes, et sa tête est penchée vers le livre posé sur ses genoux. Elle n'a pas tourné une page depuis plus d'un quart d'heure. Je ne sais pas si elle lit vraiment.

Je digère à l'ombre du parasol. Il y a comme une odeur lancinante; peut-être celle des pommes boulangères : on en achète des paquets de cinq kilos à tarif réduit, et on en cuisine midi et soir. Ou alors, ce sont des effluves de crème solaire. Ma bière tiède m'écœure.

Elle porte une robe d'été vichy, hors-mode, dont les motifs dorés scintillent. Il fait trop clair pour que je la regarde, ça me fait mal aux yeux, même si je les plisse. J'ai oublié mes lunettes de soleil. Je sens la sueur naître sur mes tempes. Si je mets les lunettes, la transpiration va perler sur les branches; de toutes façons, je les ai oubliées.

- Ils sont dedans ? je demande. Après un silence elle répond :
- Tu connais la cosmogonie méso-américaine ?
- Ils sont dedans ? Tu les as vu rentrer ?
- C'est vraiment passionnant, la cosmogonie méso-américaine.
- Ca veut dire quoi cosmogonie ?
- ....
- Et méso-américaine, c'est quoi ?
- ...
- Bordel, ils sont dedans ou pas ?


Il y a un mois, deux jours avant la fin des cours, Frank avait dit :
- Si on partait tous les quatre en vacances ? Mes parents ont une villa dans le sud.
Karine tripotait une boucle de ses cheveux, ses cils battaient trop vite. Elle avait cessé de tremper ses lèvres dans son monaco, et avant que Frank finisse la latte de sa cigarette qu'il fumait à la cow-boy, elle avait dit oui. Sa sœur, Anne-Laure était là; je la voyais pour la première fois. Elle lisait un polycopié pendant qu'on discutait, elle avait dit de quoi ça parlait, mais j'avais oublié. Je ne me souviens pas qu'elle ait dit autre chose dans l'après-midi.


Dans le jardin, on entend des criquets, et parfois on voit une sauterelle sur un parpaing. La villa est encore en construction. Il n'y a que la piscine qui est finie. Tous les soirs, on passe presque une heure à la nettoyer. Heureusement qu'il y a la piscine car la villa est située sur une colline, dans l'arrière pays. Plus bas, à deux kilomètres, il y a la supérette ouverte entre seize heures et dix-huit heures trente, celle qui vend des pommes de terre boulangère en gros. On y va avec la vieille bicyclette rouillée, et on remonte les courses dans le panier de devant. Je me porte toujours volontaire, même avec la côte, ça me fait bouger un peu. J'y suis allé hier.

La radio vient de lâcher sur un Gainsbourg. Les criquets font vraiment du bruit, surtout après le repas de midi. C'est un peu différent aujourd'hui. Je ne pourrais pas jurer, parce que je ne peux pas la voir, mais il me semble que j'entends Anne-Laure sangloter très doucement. Parce que je lui ai dit qu'on en avait rien à foutre de sa cosmologie mésopotamienne ou je-ne-sais-quoi ? Elle fait des études sur les civilisations, elle ne fait même que ça depuis qu'on est arrivés. C'est quand même pas une raison.


Le deuxième jour, Karine était sortie de la villa en colère.
- C'est vraiment un connard ton pote !
Puis elle était aussitôt repartie bouder dans la chambre. Frank était venu nous rejoindre en terrasse. Il avait décapsulé une bière, l'air détendu, il s'était allumé une cigarette.
- Alors, c'est pas à la cool ici ? Elle est pas classe la piscine ?
- Si Frank, c'est chouette la piscine.
- On va passer des supers vacances, pas vrai ? Hein, pas vrai Anne-Laure ?
On ne lui avait pas répondu.
Le lendemain, dans la piscine, Karine et Frank s'étaient embrassés sur la bouche pour la première fois.


J'entends enfin des bruits à l'intérieur et Karine sort sur la terrasse en sous-vêtements. C'est pas un maillot de bain, elle a une petite culotte, un soutien gorge, et elle plonge dans la piscine, comme ça.
- C'est bon, vous venez vous baigner ?
Elle rit en faisant des clapotis avec le plat de la main dans l'eau.
- Frank est resté dans le lit. Allez, venez vous baigner, quoi !
Je me lève. Je prends des mains le livre d'Anne-Laure. Elle lève vers moi une fraction de seconde des yeux un peu rougis.
- C'est quoi ton bouquin ?
-...
-Anne-Laure, je vais boire un verre à l'intérieur, tu viens ?
-...
-Allez, viens.
Anne-Laure se lève et me suit. Je jette un coup d'œil au titre de son livre : "Cosmogonie méso-américaine : le livre dont le soleil est le héros".

Savoureux!

Si (on ne sait jamais) ça fait partie d'un roman, veux bien le lire, moi!



PS: pas trop compris la question "ils sont dedans?" Dans quoi? la maison, la piscine, ... ?
mais ça n'a pas d'importance...

Ouais, vrai, j'en reprendrai bien une louche. Surprenant parce que je m'attendais à rigoler encore un bon coup, mais non. C'est du sérieux là.
Il y a une atmosphère, lourde, quelque chose qui flotte dans l'air chaud, une menace, on sent qu'il en faudrait peu pour que ça pète. Déjà les 4 personnages sont dessinés. Le décor est planté. Les super-vacances commencent bizarrement, pas comme prévu en tout cas. Et les protagonistes entretiennent des rapports glauques. Ca m'a fait un peu penser à Sagan. En mieux...
Donc, un peu d'accord avec Kilis: si c'est un début, j'attends la suite.
Bon signe non?
;-)

Bon texte Loup! Portrait cynique de deux couples en vacances, c'est grave et teinté d'un humour très particulier à la fois, des petites pointes d'ironie et puis le temps qui s'étale langoureusement sur cette oisiveté. Tu aurais ajouté un peu de luxe, de dope et d'alcool, un peu de sexe et hop, tu étais dans la ligne de mire de certains auteurs américains qui s'étendent sur les moeurs débauchés de leur contemporains. Le style y est, y a pas à dire!

Sahkti a écrit:Bon texte Loup! Portrait cynique de deux couples en vacances, c'est grave et teinté d'un humour très particulier à la fois, des petites pointes d'ironie et puis le temps qui s'étale langoureusement sur cette oisiveté. Tu aurais ajouté un peu de luxe, de dope et d'alcool, un peu de sexe et hop, tu étais dans la ligne de mire de certains auteurs américains qui s'étendent sur les moeurs débauchés de leur contemporains. Le style y est, y a pas à dire!

Ouais, ai penser à B E E aussi!

Merci pour les premiers commentaires.

Juste un petit détail, que j'ai oublié de rajouter dans le texte original :
Le lendemain, dans la piscine, Karine et Frank s'étaient embrassés sur la bouche pour la première fois.
Et hop, je m'automodère et je corrige.

Exact, j'ai essayé d'avoir un peu un esprit "B.E.E. du Lubéron" pour le style, sans pour autant vouloir faire une parodie : c'était l'occas pour essayer d'écrire un peu autrement que d'habitude. Et c'est un texte comme ça, sans rien avant ni après :-)

kilis a écrit:Ouais, ai penser à B E E aussi!

euh... pour ma culture personnelle qui ne demande qu'à se développer... c'est qui B E E??

Brett Easton Ellis

C’est vrai que y a un petit bout de Brett Easton Ellis, mais en moins désabusé. Un registre que je ne te connaissais pas Loup, belle ambiance, personnages bien calés, touchants de réalité, un bout de vie qui passe, simple, j’en reprendrais bien un morceau.

C'est vrai que là tu t'es lancé dans un genre un peu différent. Je trouve ça pas mal du tout, ta plume est sûre et tu parviens bien à esquisser une atmosphère pesante.
La construction du texte est originale mais j'ai parfois eu l'impression que tu usais de clés sans réellement parvenir à te les approprier. Les passages en italiques par exemple sont bien trouvés mais auraient sans doute pu être mieux exploités. Ils restent à mes yeux trop explicatifs.
Pour résumer, je salue vraiment l'initiative, pas évident de se lancer dans un nouveau genre et je trouve que tu t'en sors pas si mal même si effectivement je ne trouve pas ce texte complètement abouti.
Note que je n'ai pas lu B.E.E et ne peux donc pas apprécier les ressemblances avec son oeuvre.

Merci Krys pour le commentaire !

Krystelle a écrit: Les passages en italiques par exemple sont bien trouvés mais auraient sans doute pu être mieux exploités. Ils restent à mes yeux trop explicatifs.

J'en profite pour commenter ce commentaire judicieux et expliquer un peu ma démarche (je sais pas si ça intéressera des gens mais bon ?).

En effet, je vois deux faiblesses dans ces passages. Ils ne sont pas "déclenchés" par le récit au présent (ça pourrait correspondre à un moment ou un personnage va se souvenir d'une chose précise) mais ils sont intercalés. Et comme tu le dis ils expliquent la situation au lieu d'apporter un éclairage nouveau.

J'ai l'impression que ce procédé ne fonctionne pas terrible sur un texte si court. Bref, il y a une faiblesse dans la structure. Le découpage en 5 parties était au départ pour faire référence aux 5 soleils de la cosmogonie méso-américaine, et puis je n'ai pas du tout utilisé cette idée (ça collait pas du tout) et ne sont restées que les 5 parties.

Pour être clair, les procédés "piqués" à BEE sont les passages au passé en italique, certaines façons dans les dialogues, et plus généralement essayer de dire les choses par le détail qu'on voit au lieu d'utiliser le nom ou l'adjectif général (par exemple ne pas utiliser "ennui" ni "jalousie", etc.).

Belle atmosphére, si palpable qu'elle en devient un personnage ou un témoin. Une écriture/sculture qui à coup de ciseau/mots nous fait découvrir un morceau de vie...Trop court!..j'attend le rete de la fresque,je commençais à m'attacher...

que dire sinon répéter ce que tout le monde a si bien dit !

Ton texte est vraiment très réussi et s'insérerait effectivement avec bonheur dans quelque chose de plus long.

jamais lu BEE donc je ne peux pas comparer mais j'ai bien senti une ambiance particulière, on sent sourdre le drame au milieu de ce calme méditérannéen.

au niveau de la construction, j'ai trouvé que tu t'en sortais pas mal du tout et même très bien. Ce n'est pas facile de méler dans un texte si court le présent, le passé, les appartés et les dialogues sans perdre le lecteur, sans perdre en clarté, sans perdre l'ambiance ...

pas le loup bleu habituel, mais un loup bleu bien intéressant également

Registre différent encore et tout aussi réussi.
J'ai beaucoup aimé l'alternance avec les passages en italiques. Mais ce qui l'emporte surtout ici c'est l'athmosphère un peu lourde, écrasée par le soleil que tu as su poser ainsi que l'ambiguïté des relations entre les personnages. C'est vrai que ce texte pourrait être un extrait d'un récit plus long que pour ma part je lirais avec plaisir.

Tu es parvenu a bien fixé cet instant Loup. Ce moment de farniente sur une Riviera quelconque en bord de piscine. Moi aussi, j'ai trouvé des similitudes avec Brett easton Ellis, la drogue, le sexe et le matérialisme en moins. De très bons dialogues très filmiques aussi. Moins drôle que d'habitude mais ça ne te va pas mal non plus -)

Nothingman1 a écrit:Tu es parvenu a bien fixé cet instant Loup. Ce moment de farniente sur une Riviera quelconque en bord de piscine. Moi aussi, j'ai trouvé des similitudes avec Brett easton Ellis, la drogue, le sexe et le matérialisme en moins. De très bons dialogues très filmiques aussi. Moins drôle que d'habitude mais ça ne te va pas mal non plus -)

A bien fixer, ouille la vilaine fôte! )

Loup! je t'aime!

killgrieg a écrit:Loup! je t'aime!

ça, c'est du commentaire!

Hop, un petit mot ici aussi, c'est d'actualité avec la discussion suite à l'exo ;0)

Et donc Loup, on ne te connaissait pas comme ça, t'es beau aussi :0)
L'atmosphère est pesante, ça c'est sûr, trés bien plantée. On entre peu à peu, on ressent l'ennui, c'est lent. Bien dépeint. J'ai bien aimé les passages en italique, j'en aurais bien vu plus, mais c'est vrai, le texte est un peu court pour. D'ailleurs j'aurais bien aimé qu'il soit plus long, tu nous plonges là-dedans puis nous laisse, c'est un peu frustrant :0)

Tu penses en réecrire, des textes de ce type, où c'était un "coup d'essai" ?

Merci à tous por les commentaires et pour répondre à Lyra :

Lyra will a écrit:
Tu penses en réecrire, des textes de ce type, où c'était un "coup d'essai" ?

Oui, plus ou moins, à l'occasion si le thème s'y prète je reprendrai le style ou au moins des éléments. Pour cette histoire, pas de suite ni de "bonus", je suis sur autre chose, pas le temps, ou alors beuacoup plus tard !