La logique du pauvre.

"Avec une tête telle que la tienne, que peux-tu espérer d'autre que des claques ? Dieu nous aime peut-être tous d'un même amour, mais il ne nous a point fait tous égaux. Certains comme toi et moi sommes destinés à servir de souffre-douleur à d'aucuns. Que veux-tu ? Ainsi va la justice de Dieu."

La buvette de Mamy N'ton a toujours été le lieu par excellence de retrouvailles pour tous les penseurs ou philosophes existentialistes du coin. Quelques verres d'alcool frelaté dans le nez suffisent à vous rendre à même de saisir le sens profond de l'existence. Ils entrent alors dans le secret des dieux. Ils perçoivent les raisons présidant à leurs actions ou inactions. La corrélation entre la conjoncture économique, le manque d'emploi et le nombre élevé de décès par cirrhoses de foie est une évidence niée par les seules autorités politiques du Cameroun.
Même Mamy N'ton s'est rendue à l'évidence : les difficultés de la vie remplissent chaque jour un peu plus sa buvette. Buvette ? Un bien grand mot pour un assemblage de branchage offrant un peu d'ombre. L'avantage étant qu'elle pouvait, au fur à mesure de la fréquentation grandissante, augmenter presque indéfiniment sa capacité d'accueil à moindre frais.
Au rythme où allait les choses, Mamy N'ton et sa buvette allaient bientôt se retrouver en pleine chaussée. Déjà qu'elle avait commencé à quelques mètres à peine du trottoir...

Les clients de Mamy N'ton sont loin d'être des idiots, contrairement à ce que leurs propos pourraient laisser penser. Il est bien connu que ceux qui atteignent l'illumination tiennent des propos qui pour le commun des mortels sont dénués de bon sens.
c'est d'autant plus vrai lorsque l'illumination est atteinte non par la prière ou la méditation, mais par la beuverie.

Jacques par exemple, le théoricien des têtes à claques, est un licencié en sciences économiques de l'université de Douala. Le Cameroun est sans doute le pays ayant la plus forte densité de licenciés en économie par mètre carré de trottoir au monde ! Ils s'engouffrent en troupeaux dans cette filière et se retrouvent quelques années plus tard à se disputer des bouts de trottoirs, qui pour vendre des livres de seconde mains, qui pour vendre ses charmes, qui pour cuver son ivresse.
Thomas, le compère de Jacques, ayant passé dix ans à l'université et grillé ses chances dans toutes les filières possibles, était en la matière l'exception confirmant la règle.
Les amphithéâtres du Cameroun ont ceci de particuliers qu'ils accueillent jusqu'à 5 fois plus d'étudiants que leurs capacités réelles. D'où un taux d'échec conséquent. Personnellement, j'ai usé bien des fonds de pantalons assis à même le sol sur les marches d'escalier d'un amphi-théâtre sans lumière et surchargé.
Thomas soupçonnait d'ailleurs son ami d'avoir, comme bien d'autres étudiants, acheté avec des espèces sonnantes et trébuchantes son diplôme. Un verre dans le nez, Jacques ne tardait guère à lui répondre :" Même si j'ai acheté, ton problème est où ? n'est-ce pas on chôme à deux?"

Mamy N'ton fait commerce d'une liqueur communément appelé Odontol et qu'elle distille elle-même. Je ne puis vous dire comment elle s'y prend pour obtenir ce poison. Par contre, je puis assurer que sa teneur en méthanol est un record mondial absolu
Le nombre de personne tombant raide-mort après une cuite chez Mamy N'ton se perd dans la misère ambiante. Il y a tellement de morts, alors un de plus ou de moins...

La logique du pauvre peut être déconcertante. Jacques le premier, vous l'expliquera : de toutes les façons, il va mourir. Alors, que se soit l'odontol, le Sida ou autre qui le tue, quelle importance ? L'équation reste la même et après tout, il faut bien mourir de quelque chose.
Il n'y a guère que les opulents pour planifier leurs vies. Le pauvre lui, prend les choses comme elles viennent, au fur et à mesure, sans se stresser et surtout en évitant de réfléchir.

Un slogan bien politique, veut que la jeunesse Camerounaise soit le fer de lance de la nation. J'espère que les viscères de cette jeunesse ont été coulés dans ce métal, parce que l'odontol de Mamy N'ton est toujours plus corosif. En vérité, c'est la médiocrité généralisée dans les hautes sphères politique des sociétés d'Afrique noire qui constitue le principal obstacle à l'évolution de celles-ci.

Lorsque la crise économique a frappé à la porte du continent, il a fallu établir de nouvelles priorités. L'argent manquant, il fallait le réserver uniquement à des secteurs précis, importants et primordiaux. Ainsi, l'éducation et la santé furent sacrifiés aux profits de l'armée, de la police et de la gendarmerie. Et ce malgré l'inexistence de menaces sécuritaires.

La logique du pauvre...

Fin

On prend les (presque) mêmes et on recommence... Une manière de dire que je me retrouve ici dans la même ambiance mi figue-mi raisin du texte précédent, qui suscitera sans doute les mêmes réactions des lecteurs. Personnellement, je ne me suis pas débarrassée de mes questions sur la nature du texte mais tout aussi bien du sentiment qu'il y a dans ton écriture acérée et bien renseignée quelque chose qui me séduit envers et contre mes réserves.

Il est vrai que j'ai écrit ces textes sans me poser un seul instant la question de leur nature. J'avais juste envie de mettre un coup dans la termitière par rapport à certaines situation que vit mon pays.

Hervé Tadié a écrit:Il est vrai que j'ai écrit ces textes sans me poser un seul instant la question de leur nature. J'avais juste envie de mettre un coup dans la termitière par rapport à certaines situation que vit mon pays.

Je préfère de loin celui-ci au premier. Il ne se concentre pas sur un pauvre diable pour en faire un condensé de toute la misère et la résignation africaines, mais il met en scène toute une galerie de portraits incisifs, assurément, mais crédibles et au fond attachants. En particulier la brave Mamy N'Ton. C'est en effet un constat féroce et désabusé, mais il reflète assez bien le quotidien et l'état d'esprit de certaines couches de la société.

En revanche, je me pose la question de l'impact différent qu'il doit avoir sur des lecteurs comme nous à V-E, c'est-à-dire qui y cherchons en premier lieu un plaisir littéraire, bien à l'abri derrière nos écrans, et tes compatriotes englués dans leurs problèmes. As-tu aussi publié ou diffusé ce texte dans ton pays ? Et si oui, comment a-t-il été accueilli ?

P.S. : Je ne connais pas Mamy N'Ton, mais on peut facilement rencontrer sa soeur partout ailleurs en Afrique. Je connais une Mama Oulé qui distille aussi un élixir particulièrement corrosif. Pas mauvais du tout, d'ailleurs.

Hervé, je suis content d'avoir trouvé, derrière ton texte, une position de lecteur-philosophe. Je ne trouve pas que texte soit littéraire en diable, mais comme il me donne le pouls que tu prends de ton pays, j'écoute avec intérêt ton diagnostic. D'autre part, j'ai nuancé "en diable" très volontairement, parce qu'il y a tout de même à chaque fois dans tes textes des touches, des ambiances qui sont, pour le coup, intéressants du côté littéraire. Se pourrait-il qu'avec ce même désir de "mettre un coup dans la termitière", qui prime, on l'a senti, tu nous peaufines une vraie petite histoire, qu'il se passe une histoire pas très claire dans le bar de Mamy N'ton, entre la terre battue et ses gros lolos, qu'on la voie chasser le dernier alcoolo de la nuit, je ne sais pas, une histoire Hervé, où tu ne dirais pas texto que "Ainsi, l'éducation et la santé furent sacrifiés aux profits de l'armée..." mais qu'une petite fille en âge d'aller à l'école soit dans le bar à deux heures du mat, buvant de l'alcool (l'exemple vaut ce qu'il vaut, hein ?) et on aura compris la même chose (non, l'exemple n'est pas terrible, mais tu vas nous trouver autre chose, j'en suis sûr).

Il y a à coup sûr un fond intéressant, beaucoup de choses à dire dans ton texte !

J'ai l'impression que ça serait beaucoup plus efficace si tu essayais de moins expliquer et de montrer davantage. Le fait de vouloir expliquer fait perdre à mon avis généralement beaucoup de force au propos.

Tu as le lieu, les personnages, tout ce qu'il faut pour raconter, mais il manque une histoire, il faut qu'on les voit vivre ces gens, discuter, se démener devant nous...

Voilà ma suggestion, celle de prendre une approhe plus littéraire et narrative. A toi de voir, de réfléchir bien sûr à cette façon de faire...

Voilà, je pense que tu as énormément d'atouts pour raconter ces histoires, qui diront ce que tu veux dire sans avoir à "expliquer" !

J'aime bien tes ambiances et les répliques, véritables coups de projecteur sur ces personnages.
Question écriture, comme auparavant, je demeure un peu en arrière avant d'en apprécier la pertinence, car persuadé que tu possèdes de nombreux textes à nous proposer.

Heureux d'avoir presque réconcilié tout le monde cette fois-ci, j'avais un peu peur en publiant ce texte.
C'est vrai, je pourrais faire plus littéraire. C'est en principe général ce que je fais, mais là, je voulais essayer quelque chose d'un peu différent pour voir s'il y'a un créneau à exploiter.
Je dois dire que j'ai énormément apprécié les diverses réaction même négatives. J'ai pu constater sur ce forum une véritable connaissance ainsi qu'un amour vrai de la littérature.
Pour apoutsiak je sais faire ce genre de textes tu auras sans doute l'occasion de t'en rendre compte. Mais en attendant peut être me permettrez-vous de profiter encore honteusement de votre expérience sur ce forum en vous proposant une de ces choses que j'essaye d'inventer???
Merci

J'aime bien Mamy N'tion, la buvette et ce qu'il s'y passe...
J'aime moins les sentences ou réflexions d'ordre général qui sortent d'on ne sait trop où et qui tendraient à faire croire que le point de vue exprimé est universel. Ici par exemple :

En vérité, c'est la médiocrité généralisée dans les hautes sphères politique des sociétés d'Afrique noire qui constitue le principal obstacle à l'évolution de celles-ci.

Je ne remets pas en question le jugement qui est ici exprimé mais sa légitimité dans le texte. Qui parle ici ? L'auteur ? Si oui, je regrette que le propos s'insère si abruptement dans une trame narrative pourtant intéressante. Et puis, tu poses un point de vue comme s'il n'y en avait pas d'autre possible, quelques mots et paf, le couperet tombe. Tout y passe, l'éducation, l'armée, la santé...
Il me semble que tout cela mériterait d'être traité un peu plus en profondeur ou, du moins, avec davantage de nuances.
Quoiqu'il en soit, le raccourci entre ces réflexions et l'histoire que tu nous comptes me dérange un peu.

Hervé Tadié a écrit:Mais en attendant peut être me permettrez-vous de profiter encore honteusement de votre expérience sur ce forum en vous proposant une de ces choses que j'essaye d'inventer???
Merci

Il est recommandé de ne pas poster plus de deux textes par semaine afin que le plus grand nombre possible de lecteurs ait le temps de lire et commenter les différents textes postés.
Mais au-delà des quotas qui n'ont pas beaucoup de sens en soi, il nous semble surtout important qu'il y ait un équilibre, je veux dire que les textes proposés sur la page d'accueil soient d'origines variées et que tous reçoivent quelques commentaires.
Cela implique la participation de chacun des membres de ce forum dans la lecture et la rédaction, de temps à autre, d'un petit mot pour donner ses impressions.

Il me semble que dans un tel texte, il est difficile de concilier écriture narrative et volonté de faire littéraire. Tu ne revendiques par le second point et c'est très bien, mais tu te prives sans doute d'une partie de public en faisant cela. Est-ce grave ou embêtant? Je ne sais pas, sans doute que non. On ne peut pas toujours dénoncer les errances d'un pays ou d'un continent en voulant faire joli.
Ceci dit, au-delà des revendications présentes dans ton texte, il me semble qu'il y a un réel travail d'écriture; celle-ci est élégante et fluide, agréable à lire.
J'ai apprécié que tu partes de personnages précis, de microcosmes, pour aborder des propos plus généraux qui s'appliquent, hélas, en effet, à une bonne partie de l'Afrique.
Cependant, une fois de plus, je me demande où tout cela peut mener. Un public extérieur, non au fait de cette réalité, y verra une note d'humour, un brin de caricature et un truc bien écrit, rien d'autre vraisemblablement. Mais quelqu'un qui vit cette réalité au quotidien, comment perçoit-il ce que tu écris? C'est là que la démarche est intéressante, lorsqu'elle est vue du dedans.
Au plaisir de te lire, en tout cas!