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Bistrot: Un soir comme les autres

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Message  grieg Lun 6 Fév 2006 - 17:42


La rue se prépare au soir. Dans les restaurants, on allume les bougies. Une jolie femme passe, un homme murmure. Je suis à l'heure où l'inspiration s'ébroue en susurrant : « va falloir que j'y aille ! ». L'heure de la métaphore douloureuse, l'heure de reprendre de l'esprit aux guéridons de faux marbre, de m'imbiber dans le seul lieu qui me convienne quand j'ai passé la journée à écrire, à me répandre sur le papier, quand j'ai une gueule de bois de mots trop dits, que je suis vide et anxieux, quand j'ai peur que ma Muse se soit définitivement barrée avec un couillon sans talent. Je traverse la rue sans regarder, pas de voiture, c'est un bon jour. J'entre dans le café avec, toujours, la Peur qui me tient la main, la trouille de ne pas trouver d'histoires, de mots, de m'être vidé pour la dernière fois. Mais tout est en place. Ma réserve à anecdote, ma maison close de solitudes lasses est immaculée. Les bouteilles sont alignées comme des femmes sensuelles, prêtes à réchauffer mon esprit transi. Le péquin est là aussi, au comptoir, aux tables, le murmure des conversations, les idées banales fusent en volutes dans le quotidien enfumé, pays des merveilles. Ma Muse est là qui écoute les dialogues mêlés, prête à en rajouter. La peur me quitte et se tire plus loin en me jetant un dernier regard souriant qui semble dire « tu ne perds rien pour attendre ».

Elle se rapproche de deux mecs accoudés au comptoir qui parlent ensemble, chacun de leur côté, passablement ivres. L'un, plus fort, domine. Pas nécessairement celui qui a le plus à dire. La peur lui pose une main sur l'épaule. Lui passe la main sur le cœur, s'y enfonce. L'homme suffoque. Des perles de sueur glissent sur le bourrelet coloré de sa lèvre supérieure. La peur relâche son étreinte, l'abandonne, il est blanc. Elle s'assoit près d'une femme qui parle à un homme. Un amant de toute évidence. Elle s'anime, son regard supplie. L'homme a un geste de mauvaise humeur, il se penche sur elle : « T'as peur du mensonge ? Mais, bordel ! C'est de la franchise dont tu devrais te méfier. Tu la veux la Vérité, la belle et grande vérité. Tu veux savoir ? Vraiment ? Je vais te dire ! Je vais te dire comment tu m'as fait bander alors que si t'avais été un mec, j'aurais même pas pu t'encadrer. Suffit parfois d'un verre pour être ivre, un peu de suggestion, une image. Tu sais ce que c'était mon image ? Celle qui m'a fait te désirer ? T'avais la gueule d'une actrice porno dont j'étais fan… C'est tout ! Je t'ai aimé parce que je t'ai imaginé de suite avec du sperme à la commissure des lèvres. Voilà ! Satisfaite ! Et là, tu vois, tu me fais plus bander et j'ai juste envie de te cogner… C'est bizarre le désir quand même. » L'homme est rouge, la Colère, lui masse les épaules, lui parle à l'oreille. La femme recule sur son siège. La Peur se régale.

Un homme s'adresse à moi, il a l'haleine chargée, un habitué. Je cherche ma Muse du regard. Elle est au fond de la salle et fait un 421 avec une fille triste.

- Mec ! Tu pourrais pas demander à ta Muse qu'elle lâche les baskets de ma Déprime ? Je sais pas ce qu'elle lui raconte depuis cinq minutes, mais y a la Peur là-bas qui me fait de l'œil et ça commence à m'inquiéter.
- Désolé, mais je n'ai aucune espèce d'influence sur elle.
- Tu peux rien faire ? Merde ! Si tu te tirais d'ici peut-être qu'elle te suivrait ? Elle a l'air attachée. Tu vois ! La mienne, je la trimballe ici pour qu'elle s'acoquine avec un autre mec, pas pour qu'elle trouve l'inspiration. Jusqu'à maintenant, la p'tite elle a pas été fortiche, aussi géniale qu'un coureur de fond en collant moule bite qui se lancerait dans l'écriture d'un roman, et je préfèrerais qu'elle en reste là, tu vois ? Vivre avec la dépression, la vraie, c'est faire un foot avec une jambe cassée, avec ma petite Déprime, je trouve juste plus la force de descendre faire des courses, rien de terrible. Alors je la sors un peu quand je commence à bouffer les boîtes du chat… la bière c'est meilleur que le whiskas. Tu vois ce que je veux dire ! Enfin, rien de dramatique ! Mais si ta pouf me la transforme en Wonder D, je suis dans la merde, tu comprends ? De Dandy du pathétique qui joue à la roulette russe avec des amorces, je vais passer au statut supérieur, et va falloir que j'aille m'acheter les fleurs pour me décorer la tombe.

J'acquiesce pauvrement, le regard perdu ailleurs, afin qu'il comprenne que je suis déjà loin. Il continue à parler, en fixant la peur. Je me tourne vers les conversations des deux camarades de beuverie, l'Ennui embrasse la joue de celui qui écoute. L'autre parle de sa femme : « … Elle me gonfle avec son ex-brillant... L'Ex brillant, ce putain de cauchemar récurrent qui nous pollue l'existence… Légende urbaine, Yéti citadin. T'as remarqué qu'elles ont toutes un ex brillant qui leur a brisé le cœur. Mais où peuvent-elles bien les trouver ? J'ai beau fouiller ma mémoire, la liste de mes rencontres, je n'y trouve que des connards, un ou deux mecs bien, mais j'ai pas le souvenir d'un être brillant. J'ai sûrement pas eu de pot, je suis passé à côté, mais les génies, je ne les ai jamais rencontré … ».
Je décroche. Observe la salle. Un type tape sur sa table un pauvre rythme décalé, à contretemps, contre le temps, rien que pour se donner une consistance. Une jeune femme s'adresse à lui :

- Vous n'attendez personne ?
- Si, comme tout le monde, mais vous pouvez prendre la chaise.

Elle n'a pas écouté, elle dit merci et s'assoit face à sa copine. Elle parle de son bronzage, le son de sa voix saturée d'aigus porte d'autant plus qu'il ne supporte aucun sens. Elle vrille. Je l'imagine nue, attachée, bâillonnée, surtout bâillonnée, pour éviter l'inepte. Sa copine en face est hilare ; je me demande juste pourquoi elle glousse. Enthousiasme travaillé, gai en société, extra extravertie. S'il faut en arriver là, je renonce.
L'Ennui me fait un clin d'œil, la Peur me sourit.

Ce qui me plaît dans les conversations de café, c'est le masque posé sur le comptoir
Pensées de fond, fond de pensées, le Moi saoulé, trompé par l'alcool. D'ailleurs je ne parle jamais à ceux qui ne boivent pas quand je suis saoul, je reste entre nous, je plonge dans la fange, m'habitue à l'odeur et oublie ceux qui à côté se bouchent le nez et ricanent.
Mais ce soir, je me sens las. Ma Muse joue avec la Déprime.
Je regarde une dernière fois le type qui insulte sa maîtresse. Il hurle presque, la Colère lui colle de petites gifles pour le stimuler…
« … Moi je fais l'amour à n'importe qui, comme on boit pour oublier, même si ça ne sert à rien. Je prends les femmes comme on prend du sursis. J'ai déjà pris perpette deux fois, deux fois libéré pour mauvaise conduite. Depuis je fais gaffe, je me contente de menu fretin comme toi. Je prends les femmes comme au supermarché, sans m'inquiéter de la DLC. Voilà ! T'as l'idée en gros, alors tu vas pas m'emmerder, tu vas bouger ton cul avant que je m'en occupe perso… »
La femme pleure, l'homme lève la main. Je m'approche d'eux :

- besoin d'aide ?
- De quoi j'me mêle!! Dégage de là ! me dit-elle furibonde.
- C'est pas à vous que je m'adresse mademoiselle… Besoin d'aide, Monsieur ?

Je colle une gifle de cow-boy à la gonzesse. La Colère est sur le cul, la Peur éclate de rire, l'Ennui a lâché la joue du mec et ma Muse se lève quand je quitte le troquet. Je retourne écrire.

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Message  Sahkti Lun 6 Fév 2006 - 17:55

Hé bé...! L'était temps que tu rappliques ici toi, ça manquait tes textes!
J'ai été un peu désarçonnée quand le type est venu parler à l'autre, que la Peur, la Déprime, l'Ennui... ont soudain pris forme vivante, presque humaine. Peur que ça ne tombe dans la comédie ou le truc un peu lourd avec des dialogues entre émotions et sentiments. Mais non, tu restes fidèle à l'idée de l'observation, du monologue parfois dialogué, mais juste un peu, juste ce qu'il faut. La fin me plaît bien, cette baffe magistrale et puis il retourne à sa place, tout peut recommencer. Ou continuer.
Pas mal aussi ces morceaux de textes qui forment pourtant un tout. La peur est présente dans chaun des êtres/morceaux, sous diverses apparences.
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Message  mentor Lun 6 Fév 2006 - 21:23

L'ECRIVAIN est de retour parmi nous, et comment !
Kill, pas de demi-mesure : c'est top.
Je vais relire tranquillement parce que là, j'ai avalé gloutonnement, alors il faut que je boive un coup, et que j'y revienne, pour assimiler.
Ton idée de personnifier des sentiments est traitée avec brio et sans pathos. C'est profond, juste et vivant.
"DLC" : késako ??
Du tout bon, Kill, bravo, excellent come back !
;-)

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Message  grieg Mar 7 Fév 2006 - 9:12

mentor a écrit:
"DLC" : késako ??
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Message  Yali Mar 7 Fév 2006 - 9:22

Il maîtrise le nouveau (au fait la bienvenue Killgrieg ) puis on sent l’expérience du lieu :-)
Un peu de sérieux : visions s’enclenchant les unes aux autres, rouages des états d’âme, danse des pensées empesées par l’alcool, tout ça circule avec aisance dans un univers glauque, et puis y a le style et… bref tout ça donne au texte une consistance réel. Quant à la gifle, elle l’a pas volé moi je dis. Très réussi Kill, vraiment.

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Message  mentor Mar 7 Fév 2006 - 9:50

killgrieg a écrit:
mentor a écrit:"DLC" : késako ??
Date Limite de Consommation
Ah, j'avais un instant pensé à la Délégation pour la Libération des Concubines.
;-)

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Message  Zou Mar 7 Fév 2006 - 15:28

Dense, très dense. Faut s'accrocher avec ce texte Kill. Il est excellent vraiment.
Des phrases qui marquent :
...Ma muse ne se soit définitivement barrée avec un couillon sans talent et il y en a plein d'autres aussi qui m'ont ravie de la même manière.
C'est un texte puissant et j'adore le jeu avec les sentiments personnifiés....à moins que ce ne soient eux qui mènent la danse.
Et puis Kill, tu sais parler et faire parler aux femmes, toi ! Y a pas à dire ! Tu es terrible dans ce registre. Bravo.
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Message  Kilis Mar 7 Fév 2006 - 17:53

Ben, te revoilà en plein, Kill ! J’en suis ravie. De l’éclat, du style et… de la rage. J’adore !
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Message  Krystelle Jeu 9 Fév 2006 - 16:49

Joli Killgrieg! Les allégories sont menées de main de maître. Un texte fort qui ne cesse de surprendre. J'aime, sans réserve.

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Message  Nothingman Ven 10 Fév 2006 - 20:52

Bien aimé aussi la personnification des sentiments même si dans la première partie du texte, ça m'a un peu surpris Toujours des trouvailles comme : les femmes et moi c'est un peu comme le sursis... Et toujours un ton reconnaissable et des atmosphères un peu glauque. Et cette baffe qui claque à la fin... Je tends la joue gauche -)
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Message  Bluewitch Sam 11 Fév 2006 - 10:22

Ouaw, ça décoiffe, écoeure, bouscule, gêne, séduit, comme toujours. Un peu perdue parfois, entre déprime et peur. Ca sonne comme une confusion logique, comme un délire sensé. Et ça me plaît, évidemment.
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Message  Lyra will Ven 24 Fév 2006 - 23:01

Aaaaah, encore un excellent texte. Trés belle idée de leur donner forme humaine, j'en aurais bien lu encore, ça me fait repenser à la petite dame en noir (c'était bien ça, je doute du coup :0)

J'ai adoré ce texte, j'aime la façon dont les sentiments-personnifiés se conportent, comme ils taquinent, sournoisement, comme ils font de l'oeil, super cette idée, me plait beaucoup.

Le style, je le dis assez, je l'aime tout particulièrement et ne m'en lasse pas, des trouvailles à chaque coin de ligne, un régal. J'aime le ton.
Une ambiance bien posée, on rentre presque instantanément.

Hum, quoi dire d'autre, j'ai tout aimé, donc rien à critiquer de manière constructive parce que pour moi tout est déjà là, bien construit.
Ah si, tiens, je relève un truc :
Je prends les femmes comme on prend du sursis. J'ai déjà pris perpette deux fois, deux fois libéré pour mauvaise conduite.

Surprenante la fin, je me suis marée, on s'en réjouit alors que la pauvre... comme quoi l'ambiance noire et là, on en est imprégné, ça fonctionne bien.

Bon, j'arrête pour ne pas en faire trop, mais si tu publies un jour, je serai là pour te lire et te relire encore, aucun style ne m'accroche plus que le tien.
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Message  Loupbleu Mer 1 Mar 2006 - 12:02

Ca, c'est un bon texte !
J'aime l'incorrection et la crudité d'un regard lucide, et puis le côté désespoir / rage donne beaucoup d'énergie. Le style, je crois que c'est ta façon "brute" d'écrire, et j'insiste, c'est d'une très grande qualité (que parfois tu sous-estimes).
J'adore ce côté "métaphysique de comptoir", l'art de passer par la scène de vie commune, vulgaire, qui débouche sur une vision plus profonde. Par exemple, le passage qui finit par : "C'est bizarre le désir quand même."
Et puis l'humour, quand même; ily a plein de petites choses qui me font rire. Notamment ça : "aussi géniale qu'un coureur de fond en collant moule bite qui se lancerait dans l'écriture d'un roman" ... :-)
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Message  Yali Lun 14 Juil 2008 - 19:32

ah :-)

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Message  kazar Ven 17 Oct 2008 - 14:49

Qu'un texte de cette trempe, remonte.

C'est un peu compact, comme l'a dit l'un d'entre nous, mais ça roule. Ca coule. On est ivre avec toi, on laisse aller.
J'ai eu peur que ça tombe dans le facile, l'histoire des sentiments personnifiés. Mais en fait, ils sont profonds, ils sont plus humains que sentimentaux.

Et la fin...quelle fin !
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Message  Invité Ven 17 Oct 2008 - 15:45

Oui, j'aime bien la fin moi aussi, mais je vais apporter le couac dans ce concert de louanges : le texte, dans l'ensemble, m'a ennuyée. L'idée est sympa, mais je trouve quelque chose de forcé dans l'écriture, de laborieux, une espèce de folie entravée qui, pour moi, ne sonne pas juste... Et en parlant de décrocher, je l'ai fait, à un moment, j'ai dû revenir un peuplus tard.

Seau rit.

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Message  bertrand-môgendre Mer 29 Oct 2008 - 16:15

Il est difficile de suivre la Peur, lorsque la Muse et la Déprime s'acoquinent avec la Colère sans que l'Ennui s'installe durant la lecture. Je crains juste la Violence prendre trop d'importance.
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