Ombres chinoises
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Ombres chinoises
( je sais que j'abuse de votre patiente très égoïstement puis que je ne vous lis ni ne commente pour le moment. Mais là, j'ai juste besoin de vous.)
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai écouté des heures durant le cliquetis des câbles électriques et le flap flap des pans de l’auvent. Il est cinq heures et dans la glace mon visage est plus blême que le jour qui point. J’ai mal aux sentiments. Au ventre aussi : trop forcé sur le lait ; d’habitude ça m’aide à trouver le sommeil, mais là, bernique. Y aurait eu de l’alcool à bord, pas sûr que j’aurais survécu au coma. Je n’en achète plus. Même pas de la bière, du vin non plus. Nada depuis la dernière cuite. Cela va faire trois mois. Parfois je me permets quand même une bière au village. Une et stop.
Hier soir donc, je rentrais d’avoir bossé aux grottes, il était vers les sept heures, il faisait noir déjà. J’étais toujours en habit de travail. Je n’avais pas pris la peine de l’ôter vu que je comptais le laver en rentrant. J’avais juste dégonflé les ailes, c’est plus pratique pour conduire. Je roulais à la pépère comme toujours dans le camping, on ne sait jamais qu’un gosse, un chien, un chat déboulerait.
En passant devant chez Mardi, j’ai remarqué qu’il y avait du grabuge. Son connard de père beuglait comme un âne et on le voyait gesticuler en ombres chinoises. Un vrai son et lumière. La caravane en était toute secouée.
J’ai poussé jusqu’à ma parcelle pour garer la bagnole, puis je suis revenu pédibus. Ça continuait de gueuler jusqu’à ce qu’il sorte comme une balle en claquant la porte si fort qu’au lieu de se refermer elle a continué d’osciller un bon moment. Lui aussi, il oscillait. J’ai attendu qu’il se soit complètement fondu dans le noir avant de me pointer dans leur caravane. Mardi était accroupie sur le canapé-lit serrant un coussin contre son ventre. En me voyant, elle a éteint la lumière. J’ai rallumé, mais elle a fait. Non ! N’allume pas, Fred. J’ai éteint. Elle a attrapé un plaid et s’est emmitouflée dedans. Allons dehors, elle a dit, j’ai envie de marcher.
Chemin faisant, j’épiais son visage à la faveur des réverbères, guettant des traces de coups. Je parlais, parlais. Elle ne disait rien. Je savais qu’elle ne moufterait pas, qu’elle ne se plaindrait pas, qu’elle ne pleurerait pas. Elle ne pleure jamais
Au bout de l’allée, elle s’est assise sur un banc. J’étais debout face à elle. Je continuais de parler. Elle fixait la pointe de son soulier qui imprimait des demi-cercles dans le gravier. Je ne savais même pas si elle m’écoutait, peut–être attendait-elle seulement que je me taise, que ça passe, comme avec son père.
Elle a relevé la tête : File-moi une clope, Fred ! Et, découvrant mon accoutrement de chauve-souris, elle a eu un rire très particulier : Tu sais que t’es craquant, toi, comme ça ? Et moi : Il ne s’agit pas de ça, Mardi ! Ecoute-moi, tu ne peux pas continuer à faire comme si de rien n’était. Un jour il te tuera. Laisse-moi t’aider, bordel ! Tu as des droits… Il existe des spécialistes, des assistantes sociales, des juges de la jeunesse… Tu ne peux pas vivre comme ça, personne ne peut…
Elle m’a lancé un regard par en–dessous, a tiré une bouffée à sa clope et le plus calmement du monde, elle a fait :
— Le présent est toujours imparfait, Fred.
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai écouté des heures durant le cliquetis des câbles électriques et le flap flap des pans de l’auvent. Il est cinq heures et dans la glace mon visage est plus blême que le jour qui point. J’ai mal aux sentiments. Au ventre aussi : trop forcé sur le lait ; d’habitude ça m’aide à trouver le sommeil, mais là, bernique. Y aurait eu de l’alcool à bord, pas sûr que j’aurais survécu au coma. Je n’en achète plus. Même pas de la bière, du vin non plus. Nada depuis la dernière cuite. Cela va faire trois mois. Parfois je me permets quand même une bière au village. Une et stop.
Hier soir donc, je rentrais d’avoir bossé aux grottes, il était vers les sept heures, il faisait noir déjà. J’étais toujours en habit de travail. Je n’avais pas pris la peine de l’ôter vu que je comptais le laver en rentrant. J’avais juste dégonflé les ailes, c’est plus pratique pour conduire. Je roulais à la pépère comme toujours dans le camping, on ne sait jamais qu’un gosse, un chien, un chat déboulerait.
En passant devant chez Mardi, j’ai remarqué qu’il y avait du grabuge. Son connard de père beuglait comme un âne et on le voyait gesticuler en ombres chinoises. Un vrai son et lumière. La caravane en était toute secouée.
J’ai poussé jusqu’à ma parcelle pour garer la bagnole, puis je suis revenu pédibus. Ça continuait de gueuler jusqu’à ce qu’il sorte comme une balle en claquant la porte si fort qu’au lieu de se refermer elle a continué d’osciller un bon moment. Lui aussi, il oscillait. J’ai attendu qu’il se soit complètement fondu dans le noir avant de me pointer dans leur caravane. Mardi était accroupie sur le canapé-lit serrant un coussin contre son ventre. En me voyant, elle a éteint la lumière. J’ai rallumé, mais elle a fait. Non ! N’allume pas, Fred. J’ai éteint. Elle a attrapé un plaid et s’est emmitouflée dedans. Allons dehors, elle a dit, j’ai envie de marcher.
Chemin faisant, j’épiais son visage à la faveur des réverbères, guettant des traces de coups. Je parlais, parlais. Elle ne disait rien. Je savais qu’elle ne moufterait pas, qu’elle ne se plaindrait pas, qu’elle ne pleurerait pas. Elle ne pleure jamais
Au bout de l’allée, elle s’est assise sur un banc. J’étais debout face à elle. Je continuais de parler. Elle fixait la pointe de son soulier qui imprimait des demi-cercles dans le gravier. Je ne savais même pas si elle m’écoutait, peut–être attendait-elle seulement que je me taise, que ça passe, comme avec son père.
Elle a relevé la tête : File-moi une clope, Fred ! Et, découvrant mon accoutrement de chauve-souris, elle a eu un rire très particulier : Tu sais que t’es craquant, toi, comme ça ? Et moi : Il ne s’agit pas de ça, Mardi ! Ecoute-moi, tu ne peux pas continuer à faire comme si de rien n’était. Un jour il te tuera. Laisse-moi t’aider, bordel ! Tu as des droits… Il existe des spécialistes, des assistantes sociales, des juges de la jeunesse… Tu ne peux pas vivre comme ça, personne ne peut…
Elle m’a lancé un regard par en–dessous, a tiré une bouffée à sa clope et le plus calmement du monde, elle a fait :
— Le présent est toujours imparfait, Fred.
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Ombres chinoises
catalogue ou pas catalogue celui-ci ? (je préfère demander...)
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Ombres chinoises
Pas catalogue. Merci Sahkti.
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Ombres chinoises
La dernière phrase est une pure merveille ! Le texte dans l'ensemble m'a plu, il sonne juste je trouve, cela dit j'ai repéré quelques petites choses qui sont peut-être perfectibles :
"J’ai mal aux sentiments." (ce n'est pas une maladresse, mais une phrase que je trouve cliché)
"on ne sait jamais qu’un gosse, un chien, un chat déboulerait." (je comprends l'idée, mais j'en trouve l'expression peu claire)
"beuglait comme un âne" (c'est bizarre, un âne qui beugle)
Pour finir, il y a deux endroits où, pour moi, certaines phrases sont trop courtes, donnent un rythme moins agréable à la lecture :
"Je n’en achète plus. Même pas de la bière, du vin non plus. Nada depuis la dernière cuite. Cela va faire trois mois. Parfois je me permets quand même une bière au village. Une et stop."
"Je parlais, parlais. Elle ne disait rien. Je savais qu’elle ne moufterait pas, qu’elle ne se plaindrait pas, qu’elle ne pleurerait pas. Elle ne pleure jamais
Au bout de l’allée, elle s’est assise sur un banc. J’étais debout face à elle. Je continuais de parler."
"J’ai mal aux sentiments." (ce n'est pas une maladresse, mais une phrase que je trouve cliché)
"on ne sait jamais qu’un gosse, un chien, un chat déboulerait." (je comprends l'idée, mais j'en trouve l'expression peu claire)
"beuglait comme un âne" (c'est bizarre, un âne qui beugle)
Pour finir, il y a deux endroits où, pour moi, certaines phrases sont trop courtes, donnent un rythme moins agréable à la lecture :
"Je n’en achète plus. Même pas de la bière, du vin non plus. Nada depuis la dernière cuite. Cela va faire trois mois. Parfois je me permets quand même une bière au village. Une et stop."
"Je parlais, parlais. Elle ne disait rien. Je savais qu’elle ne moufterait pas, qu’elle ne se plaindrait pas, qu’elle ne pleurerait pas. Elle ne pleure jamais
Au bout de l’allée, elle s’est assise sur un banc. J’étais debout face à elle. Je continuais de parler."
Invité- Invité
Re: Ombres chinoises
Merci socque. Votre avis m'est précieux.
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Ombres chinoises
on ne sait jamais qu’un gosse, un chien, un chat déboulerait.
Je ne sais pas ce que tu penserais de dire "on ne sait jamais, des fois qu'un gosse, un chien, etc".
Comme tu l'as écrite elle semble tronquée cette phrase.
J'ai aussi trouvé l'expression étrange ici, mais cela tient peut-être à moi :
jusqu’à ce qu’il sorte comme une balle
Je connais "comme un boulet de canon", pas "comme une balle".
J'ai bien aimé ce texte que j'ai trouvé équilibré dans l'ensemble. Passé le paragraphe d'introduction nécessaire, on plonge dans l'ambiance. Enfin, moi j'ai bien vu le camping, les mobile-homes, le père qui gueule... D'ailleurs ce récit m'a fait penser aux nouvelles de Trailer Park de Banks.
Et puis la fin sonne comme un couperet, un fatalisme imparable, le fatalisme des humbles.
Je ne sais pas ce que tu penserais de dire "on ne sait jamais, des fois qu'un gosse, un chien, etc".
Comme tu l'as écrite elle semble tronquée cette phrase.
J'ai aussi trouvé l'expression étrange ici, mais cela tient peut-être à moi :
jusqu’à ce qu’il sorte comme une balle
Je connais "comme un boulet de canon", pas "comme une balle".
J'ai bien aimé ce texte que j'ai trouvé équilibré dans l'ensemble. Passé le paragraphe d'introduction nécessaire, on plonge dans l'ambiance. Enfin, moi j'ai bien vu le camping, les mobile-homes, le père qui gueule... D'ailleurs ce récit m'a fait penser aux nouvelles de Trailer Park de Banks.
Et puis la fin sonne comme un couperet, un fatalisme imparable, le fatalisme des humbles.
Invité- Invité
Re: Ombres chinoises
Socque a dit :
@+ the-sliph
et je suis parfaitement d'accord avec ça. Je trouve que dans un style simple, des phrases assez courtes, et pas pour autant moins riches, un style un peu familier parfois, Pili a réussi, grâce à un enchaînement parfait des phrases, une cohérence réussie, à m'intéresser agréablement à son texte.La dernière phrase est une pure merveille ! Le texte dans l'ensemble m'a plu, il sonne juste
@+ the-sliph
The-sliph- Nombre de messages : 23
Age : 30
Date d'inscription : 27/03/2009
Re: Ombres chinoises
Pili, j'aime beaucoup, l'ambiance est parfaitement rendue, et ces deux personnages sont très attachants.
Je suis d'accord avec les avis de Socque, à l'exception des deux dernières phrases qu'elle relève, qui moi me paraissent très bien comme ça.
Je suis d'accord avec les avis de Socque, à l'exception des deux dernières phrases qu'elle relève, qui moi me paraissent très bien comme ça.
Invité- Invité
Re: Ombres chinoises
Bon texte franchement, je n'aime pas trop la fin mais il est vrai que la dernière phrase est un petit bijou, bravo!
Al Capuccino- Nombre de messages : 15
Age : 33
Localisation : Aveyron
Date d'inscription : 30/03/2009
Re: Ombres chinoises
me semble avoir déjà lu ce texte de toi ... ou alors, je confonds avec un autre "passage" avec les mêmes personnages ...
je suis d'accord avec Socque sur le côté un peu cliché du "J’ai mal aux sentiments". En même temps, ça marche tout de même, c'est le personnage qui "parle", il a le droit aux clichés :-)
"Comme une balle" ne m'a pas choqué. Déjà entendu et même déjà employé.
le "flap flap" ... de manière générale, je préfère un mot plutôt qu'un "son". Ceci étant, je ne vois pas de mot pour exprimer aussi efficacement ce bruit.
"je rentrais d’avoir bossé aux grottes". J'ai tiqué un peu, me suis demandé si ce n'était pas un "belgicisme", ou alors simplement mes oreilles qui aujourd'hui se sont bêtement étonnées d'une expression courante ...
Voilà pour quelques détails, sinon l'ensemble me plait beaucoup et en quelques paragraphes, tu donnes vraiment envie au lecteur de connaitre l'avant, l'après de cette tranche de vie ... parce qu'à n'en pas douter, ceci est un fragment d'un projet plus long ...
je suis d'accord avec Socque sur le côté un peu cliché du "J’ai mal aux sentiments". En même temps, ça marche tout de même, c'est le personnage qui "parle", il a le droit aux clichés :-)
"Comme une balle" ne m'a pas choqué. Déjà entendu et même déjà employé.
le "flap flap" ... de manière générale, je préfère un mot plutôt qu'un "son". Ceci étant, je ne vois pas de mot pour exprimer aussi efficacement ce bruit.
"je rentrais d’avoir bossé aux grottes". J'ai tiqué un peu, me suis demandé si ce n'était pas un "belgicisme", ou alors simplement mes oreilles qui aujourd'hui se sont bêtement étonnées d'une expression courante ...
Voilà pour quelques détails, sinon l'ensemble me plait beaucoup et en quelques paragraphes, tu donnes vraiment envie au lecteur de connaitre l'avant, l'après de cette tranche de vie ... parce qu'à n'en pas douter, ceci est un fragment d'un projet plus long ...
Charles- Nombre de messages : 6288
Age : 49
Localisation : Hte Savoie - tophiv@hotmail.com
Date d'inscription : 13/12/2005
Re: Ombres chinoises
Merci à tous pour vos commentaires. Ils m'aident beaucoup.
Et oui, Charles, ceci est un morceau du puzzle. Espérons que j'arrive à les assembler tous sans perdre un fragment du ciel.
Et oui, Charles, ceci est un morceau du puzzle. Espérons que j'arrive à les assembler tous sans perdre un fragment du ciel.
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
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