Rêvons ensemble
3 participants
Page 1 sur 1
Rêvons ensemble
« Ô ! Rail chimérique, éblouie-moi de pleurs !
Aiguille mon chemin menant jusqu’à la veine
Elle ne se pointe jamais à la bonne heure ;
Ma douce voie résonne et siffle qu’on l’amène. »
Je démarre ma vie d’une manière plutôt banale.
Je nais dans une clinique privée du Sud de la France sans déranger personne. Fils d’une commerçante et d’un plombier, on me destine donc naturellement vers un métier modeste, comme caissier ou employé dans une entreprise quelconque. Je grandis dans la joie, entouré de mes proches qui vivent tous à cent kilomètres à la ronde. Les Noëls sont conviviaux, les jours de l’an festifs, les anniversaires amusants. Je trace à la craie sur un tableau chaque année de plus, me disant que la prochaine sera toujours plus fantastique que la précédente. On me fait régulièrement des piqûres, mais je ne sais pas trop pourquoi. C’est assez embêtant d’ailleurs.
A cinq ans, je sais à peu près lire et compter.
A sept ans, j’apprends la dure loi du calcul, de la géométrie et des casse-têtes numériques auxquels je ne comprends absolument rien. Il faut dire que je préfère les mots.
Je ne rechigne pas à faire les piqûres mais je n’en pense pas moins.
A neuf ans, j’apprends que je ne fournis pas assez d’efforts, et que mon cerveau est un peu plus lent que la moyenne. Je redouble mon CE2. Mais je me dis que ce n’est pas très grave : si je refais la même classe, ils ne me laisseront sûrement pas prendre une année de retard sur les autres.
Avant mon entrée que collège, on m’explique que la maladie que j’ai s’appelle le diabète, et que dorénavant, je devrais me faire piquer plus souvent, à cause du sport qui m’essoufflera et détruira les glastéropodes de mon corps (je crois que c’était un mot de ce style). Je pleure.
A onze ans, le monde de l’inconnu s’ouvre à moi, et la claque que je reçois en y franchissant la porte est moins forte que ce à quoi je m’attendais. Je vois cela comme une continuation, il n’y a que la densité d’élèves qui est légèrement plus élevée. Pressé de faire mes preuves, je m’emmêle un peu dans mon caractère initial et me rend vulnérable aux remarques et aux attaques.
Cependant, ma scolarité au collège se passe sans grande encombre. J’ai des facilités en français, comme prévu, et des difficultés en maths, comme prévu aussi. Autrement, je me débrouille.
Au niveau des piqûres, toujours aussi embêtant.
Je suis toujours le plus âgé dans ma classe, mais ça ne se voit pas. On m’apprend aussi, par hasard, que l’année que j’ai perdue en primaire me sera facturée d’avoir ce statut de « mec le plus âgé » jusqu’à ce que je trouve d’autres malchanceux de mon âge.
A seize ans, en découvrant le lycée, le véritable paradis des cancres, le changement se fait plus important, mais pas plus rude. Au contraire, je sens cette fois que ma liberté d’expression s’est accrue et mon sentiment d’impersonnalité diminue. Enfin, j’ai l’impression que, peut-être, ma vie servira à quelque chose d’autre qu’à suivre le chemin de millions de gens.
A part ça, ces putains de piqûres commencent vraiment à me faire chier.
On m’apprend que je vais devoir me piquer régulièrement jusqu’à une date indéterminée pour ne pas mourir. C’est noté, sergent. Heureusement que j’ai appris à ne me plaindre qu’intérieurement.
Me rendant compte que je suis d’une normalité affligeante, toutes mes envies de grandeur ont disparu. J’apprends l’économie, les grands philosophes, et des techniques de rédaction. Même si je sais qu’au final, mon avenir ne sera ni glorieux ni intéressant.
En me dirigeant vers un bac littéraire, comme l’avaient prévu mes aptitudes en français et en langues, je m’épanouis assez pour obtenir mon bac sans mention et sans rattrapage, juste normalement.
Les deux années d’études que je supporte après me permettent de décrocher le fameux poste de caissier, dans un supermarché quelconque. Mais je m’en contente pour le moment. Un long moment.
Soudain, mon imagination se met à me jouer des tours. A me faire imaginer une vie différente.
Un soir, je me dirige vers un immense bâtiment à la pointe de la finesse. Je suis entouré de végétation luxuriante et de buildings chatouillant amicalement un ciel bleu azur. Les oiseaux sifflotent des airs guillerets qui renforcent ce sentiment que la journée ne peut pas mal se passer. Un léger trac naît dans mon estomac, tels de petits piquants voulant taquiner et stimuler des tripes trop endormies. Mais je tiens bon. Je poursuis mon voyage vers la stabilité en poussant la grande porte vitrée éclairant le somptueux hall d’une lumière divine. Une jolie jeune femme m’accueille, un sourire commercial dessiné sur ses fines lèvres, et m’indique comment atteindre ce que je voyais déjà comme mon nirvana social. Je gravis les étages. Enfin, gravir est un grand mot. Je survole, à l’aide de la capsule parsemée de numéros d’étages. Etage 72.
La douceur chaleureuse du couloir menant au bureau de mon futur employeur ne me laisse présager que du bon. J’ai fait le vide dans mon esprit et je me sens en confiance. Le quasi étouffement provoqué par le stress me rappelle que je suis vivant, mais ses effets négatifs sont annihilés par mon excitation. Dans ma tête, il n’y a plus que cette porte, et ce qui se trouve derrière. Je me retrouve face à la porte et constate avec consternation que je suis toujours aussi confiant. La poignée s’affaisse sous ma pression et je pénètre dans le bureau.
Le directeur m’invite chaleureusement à m’asseoir et déblatère toutes les banalités habituelles à tous les entretiens. Nom. Prénom. Age. Lieu de naissance. Parcours professionnel. Puis il passe aux qualités. Aptitudes. Langues maîtrisées. Comportement. Il s’essouffle d’éloges. Ses questions semblent n’être qu’une formalité tant il semble enthousiaste à l’idée de me compter parmi ses employés. Il m’annonce alors avec fierté que je suis engagé. Mon cœur exprime sa joie en m’offrant une entrée gratuite pour une montagne russe et un sourire béat se précipite sur mon visage sans attendre ma permission – que je lui aurai donnée, d’ailleurs.
Pour couronner le tout et m’offrir le firmament suprême, celui-ci ajoute que je serai directement promu chef de projet et que je gravirai les échelons régulièrement si je me donne corps et âme dans mon travail.
A mon plus grand désespoir, mon rêve s’arrête à ce moment précis.
Un autre soir, je suis étendu sur mon lit deux places, la tête sur l’oreiller si frais que j’en frissonne de plaisir. En plus de cela, la housse de couette arbore un jaune pétard qui laisse impunément naître dans ma tête des pensées grivoises. La pièce, elle, baigne paresseusement dans une luminosité filamenteuse prêtée par le soleil, dont le doré n’a rien à envier à ma couette. J’ai l’impression de me trouver au paradis. Tout dans cette ambiance, dans cette odeur, dans cet environnement, m’enchante, délivre en moi des envies de liberté, de frivolité et de trivialités éternelles.
Soudain, un frôlement de petits pas se fait entendre derrière la porte de ma chambre. Je regarde à côté de moi et trouve une place soigneusement défaite. Je fais mine d’être encore pleinement endormi et j’attends. La porte grince et je me retrouve assailli par une masse informe toute légère. Cette masse m’étouffe gentiment, me frappe amoureusement, me cogne passionnément. Lorsque celle-ci fatigue, je retire la couverture de mon visage et aperçoit le visage rayonnant de mon petit bout de six ans. « Allez, debout, papounet ! » qu’il me crie. « S’te plaîîît, j’ai envie de te voir p’pa ! » aussi. Ou encore « Ouah ! T’as les yeux tout raplapla ! ». Tout ça en faisant faire à son corps frêle des acrobaties digne de Bruce Lee, ses cheveux blonds en pagaille hésitant joyeusement entre son front et sa nuque. Calmé, ses lèvres cherchent alors ma joue et je savoure toute la tendresse transmise par ce baiser. Bon Dieu, ce que je l’aime, ce bout. Ce que je l’aime ! J’ai envie de le crier pour que les voisins l’entendent et le sachent, mais c’est inutile. Je suis heureux, ça ne se partage pas.
Attiré par ce joyeux bazar, ma femme s’arrête devant l’entrée et nous jette un regard incrédule. Celui qui signifiait : « Vraiment incorrigibles, ces deux là ! » Cependant, un large sourire plein d’affection se dessine sur ses lèvres, et elle pénètre dans la chambre pour me gratifier d’un baiser.
« A table, papounet ! A table… à table… à table… »
Je me réveille dans mon appartement deux pièces en banlieue proche de Toulouse. Autour de moi, tout est crasseux, tout est miteux. Canapé, vitres, toilettes, couche de poussière d’un pouce sur le sol, lit avec quatre lattes cassées, télévision qui ne marche pas. Douche où les araignées ont élu domicile. Lavabo noirâtre aussi craquelé qu’après un tremblement de terre. Cela fait quatre ans que je suis caissier. Cela fait quatre ans que je n’ai pas nettoyé mon appartement. Pas d’amis. Pas de copine. Juste de bons résultats en fac d’économie. Seringues écrasées par terre, déjà deux jours que j’oublie. Faudrait que j’en rachète, sinon bonjour le paradis, ou autre.
Un nouveau soir, je me trouve dans une rue piétonne, grouillant de gens pressés et de gamines de quatorze ans se prenant pour des top-modèles parce qu’elles ont une veste qui brille et sacs à main en faux cuir. Elles jettent des regards coquins à tous les derrières qui passent, poussent des petits cris d’excitation et parlent très rapidement dans un langage qui semble comporté dix mots maximum, en comptant ceux qui ne veulent rien dire. Pourquoi je suis énervé, là, maintenant ? Simplement car je vais chez mon spécialiste qui va analyser mon sang. Et que j’en ai vraiment marre d’attendre la mort sans qu’on me donne une réponse précise de mon enterrement. Ce sera quoi cette fois-ci ? Hyperglycémie ou hypoglycémie ? Je sature. Je viens en plus d'apprendre par ma mère que mon diabète était une forme mutée. Trois ans que je fais des tests sanguins tous les mercredis sans exception, et ils ne sont pas foutus de me dire combien de jours, de mois ou d’années il me reste à vivre. « Ne vous inquiétez, votre dossier est en cours de traitement », qu’ils me disent. Mon cul. Il est en cours de traitement dans un tiroir bien au chaud, hein ? Ils ont perdu du personnel ou quoi ? Pas assez de malades comme moi pour rémunérer les médecins ? Oh et puis, on s’en fiche des malades ! Ce qu’il nous faut, c’est être rentable. Toujours plus de rentabilité, toujours plus de rapidité. Toujours plus de ratés. Et il faut que j’en fasse partie. C’est décidé : si ce soir, je n’obtiens pas plus d’informations sur cette pourriture qui m’empêche de vivre sereinement, j’arrête le traitement et je me laisse mourir.
Cependant, je sais parfaitement que je n’en ferais rien. Je suis un lâche. Un lâche qui préfère espérer comme un bon mouton plutôt que de se révolter. Mais j’ai une famille. Une femme et un fils qui n’aimerait pas me voir me suicider parce que j’en ai marre d’aller à mon rendez-vous hebdomadaire. Un égoïste.
Je me rends donc à la clinique la plus proche, qui se situe environ à trente kilomètres de chez moi. Pfiou ! J’ose me plaindre alors que je n’ai que trente kilomètres à faire en voiture, pendant l’heure de pointe, sans radio et avec les fenêtres qui ne s’ouvrent plus, à cause de ces garagistes qui foutent trois plombes à réparer une voiture ! Quel salaud je fais ! Néanmoins, le seul point positif qui demeure est l’absence de retard des médecins. Oh oui ! Ca, pour te prendre, ils te prennent ! Mais il faudrait qu’ils mettent la même énergie dans la résolution des dossiers et non dans le zèle. Malheureusement, c’était précisément ce zèle-là qui avait une chance de me maintenir en vie.
Après une heure et demie d’embouteillage, je trouve une place dans l’un de ces parkings où on prend plus de temps pour retrouver sa voiture que pour se garer, tant le numérotage semble avoir été fait par un nourrisson – ou un incapable, selon l’humeur. Je trottine vers le grand bâtiment blanc. Autant en finir rapidement. La clinique se trouvant dans un quartier plutôt chic, je ne suis pas étonné de voir tous pleins de bourgeois sortant des boutiques de luxe. Pressé, je zigzague entre les Mercedes et les Volkswagen qui me klaxonnent d’agacement. Allez vous faire foutre.
J’arrive dans l’allée délimitée par des petits poteaux tout aussi bleus que les murs sont blancs. Une fois la porte coulissante franchie, je me dirige vers le comptoir, remarquant à peine la foule de monde amassée entre les quatre murs immaculés. En me voyant débarqué devant elle, l’hôtesse d’accueil hésite entre sourire et consternation tant ma mine est indéchiffrable. D’une voix monocorde, elle m’indique le service que je demande et je vais me poser dans la salle d’attente. Désormais tournent dans ma tête des milliers d’idées pour assassiner le Professeur Hernandez s’il m’annonce une nouvelle fois que les analyses n’ont toujours rien donné. Je préfèrerais presque qu’il me donne une mauvaise nouvelle que cette ignorance atroce. Je jette un coup d’œil à ma montre. Cela ne fait que trois minutes que je suis arrivé alors que j’ai l’impression d’y avoir passé une heure. Allez, plus que trois minutes. Plus que deux minutes. Plus qu’une minute. Le Professeur Hernandez, un homme petit et chauve, avec un sourire régulièrement passé au karcher, se pointe à la minute près devant sa porte, salue son précédent patient et se tourne vers moi dans un geste mécanique et superficiel. « Bonjour ! Quel plaisir de vous revoir ! ». Tout le plaisir est pour moi, cher monsieur. Pour aujourd’hui, ce sera juste une commande de ma date de décès, merci beaucoup.
Il m’emmène dans son bureau au bout du couloir, faisant claquer avec insistance les talons de ses chaussures cirées à deux cents billets, comme pour m’inviter à admirer leur splendeur mirifiquement chère. Arrivé dans le bureau, je m’assieds. J’attends. Le professeur déblatère ses habituelles banalités, ses questions de routine, places quelques blagues pour détendre l’atmosphère. Mais je me contrefiche de tout ça, et quand le médecin le comprend, il s’éclaircit la gorge et redevient sérieux. Frénétiquement, l’homme se met à farfouiller dans ses fiches de résultats et autres formalités.
Soudain, un papier semble attirer son attention puisqu’il se met rapidement à le parcourir des yeux. Son regard se lève. Il me fixe et je trouve qu’il a vraiment l’air d’un hibou désespéré. Je comprends alors qu’il vient de prendre connaissance de mes résultats, mais je ne parviens pas à déchiffrer son expression. Alors, mort ou vivant ? Ou « en cours d’analyse » ? « Bon, vous accouchez là, ou quoi ? Je vais mourir ou pas ? », lui fais-je.
Et au sourire qu’il me gratifie au moment où je lui pose cette question, je sais. « Vous allez pouvoir profiter pleinement de votre famille, monsieur », il me répond.
Mes yeux s’embuent, et je me réveille au moment où j’esquisse le geste d’essuyer mes larmes. Allongé sur mon lit une place – si on peut encore appeler cette chose un lit -, mes yeux profitent encore quelques secondes de ce rêve au visage réel. Pourquoi mes rêves me montrent-ils les choses irréalisées de ma vie ? Pour me narguer ? Pour me rappeler que je ne suis qu’un raté qui va passer sa vie à se piquer à l’insuline et à manger la poussière dans un travail misérable, laissé à ceux qui n’ont pas les capacités de faire autre chose ? Je ne veux plus continuer à vivre dans la prière quotidienne qu’un jour mes rêves deviennent réalité. Je ne vais pas me sortir de la merde en claquant des doigts. Je vais me tuer au travail, et je vais montrer à ceux qui me promettaient une vie sans saveur que mes papilles gustatives sont et resteront toujours opérationnelles. Jusqu’à ma mort, mes papilles resteront opérationnelles, ça je peux vous le garantir.
Je n’y crois pas quand je vois mon nom inscrit sur l’une des dizaines de feuilles accrochées au mur de mon école. J’ai réussi mes examens. Mention Bien. Mes yeux, incapables de se détacher de l’annonce providentielle, se voilent. Moi. Réussir. Je n’y crois pas. Malgré toutes les nuits que j’ai passé à bûcher mes centaines de pages de cours, malgré mon année correcte, je n’y crois pas. Ma vie a tellement été un échec perpétuel, une fantastique débandade où s’accouplaient les complications et les déceptions, les misères et les désillusions, la faiblesse et le rejet, que je n’y crois pas. Enfin si, j’y crois.
Oui, je sais. J’ai encore du chemin à faire pour avoir un cursus satisfaisant, mais ce serait gentil de me laisser nager dans mon bonheur, s’il vous sied. Je suis heureux.
Une fois le choc passé, mon regard curieux se porte sur les autres élèves qui m’entourent. Une fille, portant un chapeau péruvien, est effondrée dans les bras de sa mère, qui semble désemparée. Cette dernière lève des yeux tombants sur moi, et j’évite de sourire. De toute façon, je n’en ai pas envie. Je comprends totalement sa détresse. Plus loin, deux garçons se serrent dans les bras. Encore deux heureux qu’a fait l’éducation nationale. Une autre fille au regard clair arrive à côté de moi et cherche son nom. Je crois me souvenir de son prénom, car elle est avec moi en cours. Aline. Elle jette un regard bref, tourne alors les talons et s’apprête à partir.
-Salut Aline, lui dis-je.
Surprise, elle fait un splendide demi-tour sur elle-même et un faible sourire apparaît sur son visage.
-Oh, salut. Alors, ces résultats ?
-Je l’ai eu. Avec mention Bien, c’est incroyable.
-Félicitations.
Je lui rends son sourire, cependant plus convaincant que le sien. Je pense qu’elle l’a aussi obtenu, c’était une bosseuse et l’une des plus assidues aux cours.
-Et toi ? je lui demande. Tes résultats ?
Curiosité, quand tu nous tiens.
-Et bien… ce ne sera pas pour cette fois.
-Ah… mince.
Un silence gêné s’installe entre nous, comme séparés par un fossé où d’un côté serait mis ceux qui ont réussi, et de l’autre les recalés. Un large fossé.
-Mais c’est pas grave, t’en fais pas, dit-elle de sa petite voix.
Puis toujours ce sourire, qui a désormais quelque chose de pathétique, d’horrible même. Au début, je préfère me taire, mais je me rends compte qu’elle va me prendre pour quelqu’un de froid.
-Je suis sûr que tu feras mieux l’année prochaine. Tu l’auras avec mention, même, crois-moi.
-Oui, tu as peut-être raison.
Son sourire de façade s’accentue un brin, puis elle me laisse seul, ruminant cette réaction désabusée peinte sur son visage. Cela m’attriste beaucoup. Soudainement, mes stupides examens et ma fichue mention n’ont plus d’importance.
Je rentre chez moi, à présent assailli par une pluie fine de début juillet annonçant un été on ne peut plus magnifique. Je tourne la clé dans la porte en bois et allume la lumière. Je fais ma constatation quotidienne de l’état de mon appartement. Déplorable. Pris d’un accès de fièvre, je décide alors de faire mon nettoyage de printemps en retard, le souvenir de mes résultats encore présents dans mon esprit. Mais ai-je seulement du matériel ménager ?
Adossé contre l’un des fauteuils de l’Harmonica, en compagnie de Franck et Lola, je prends mon premier week-end de détente pure depuis plusieurs mois. Eux aussi ont réussi leurs examens, Lola obtenant une mention Assez Bien et Franck la frôlant de peu.
-Neuf centièmes ! s’exclame le concerné, d’une voix où la déception prédomine. Neuf centièmes ! Vous vous imaginez un peu le sadisme des correcteurs ? Aucune compassion !
-Si tu avais vu les mines de ceux qui les ont ratés de trois ou quatre centièmes, comme Géraldine, tu cesserais de gémir, déclara Lola. L’avoir, ce n’est déjà pas une mince affaire.
-Géraldine ? Géraldine ne l’a pas eu ?
-A quatre centièmes, confirme-t-elle.
Au lieu de l’apaiser, cela aggrave sa mine déjà bien dépitée.
-Aline non plus ne l’a pas eu, dis-je tout à coup.
Ils lèvent tous les deux des yeux interrogateurs vers moi.
-Qui c’est, Aline ? demande Lola.
-Une fille de ma classe.
-Tu crois pas qu’on a d’autres problèmes que de se lamenter sur une fille totalement inconnue au bataillon ? se lamente Franck.
-C’était juste pour le dire. Et il n’y a que toi qui a des problèmes, moi j’ai eu mention Bien, ça me convient parfaitement.
Je lui souris gentiment. Il fait mine de se lever, sans doute pour me mettre une bonne droite dans ma face de petit con, mais se rassied vite.
-J’suis un gros naze, souffle-t-il.
Lola se tourne vers moi, les yeux rieurs.
-Ecoute, si tu le dis… fait-elle.
Franck relève la tête, boudeur, et nous éclatons de rire.
Une grande école de commerce située à Paris m’a accepté sans rechigner devant mon parcours plutôt remarquable. Suite à mes résultats, j’ai bien sûr réclamé une bourse, que l’on m’a aimablement donnée. Je me suis installé dans un petit studio dans Paris, payant un loyer raisonnable par rapport aux tarifs mirobolants trouvables dans la capitale. Je dois tout de même faire environ quarante minutes de transports en commun tous les matins, mais comment se plaindre quand on revient d’aussi loin ?
Mes études se déroulent plutôt bien. Certes, ce n’est pas le même niveau, et l’acharnement avec lequel je travaillais l’année dernière suffit à peine pour arriver à onze de moyenne au premier trimestre. Cependant, d’autres se sont écroulés donc je touche du bois. Je suis toujours dans ma bulle, désireux de vouloir réussir à tout prix. Franck et Lola font parfois le trajet en TGV pour venir me voir, et ce sont les seules personnes qui ont le droit de pénétrer dans mon appartement. Franck est resté à Toulouse pour continuer ses études dans une école moins prestigieuse mais très bien cotée, et Lola est partie à Bordeaux pour se spécialiser dans la publicité. Je rentre dans le train-train habituel des étudiants. En dehors de l’Himalaya de révisions qui m’attend tous les soirs, je m’ennuie, mais je ne me plains pas. Le soldat C257 est toujours au garde à vous.
Nous sommes le huitième jour d’avril, un mardi, et je vais en cours comme tous les jours. Je subis stoïquement les mariages croupissants des parfums de la moitié des cadres féminins de Paris, et les arômes intenses des majestueuses crottes parsemées tout le long de mon chemin, comme chaque matin. Au bout d’une heure, j’arrive enfin devant mon école et aperçoit tout un groupe de nouvelles personnes, d’apparence jeune. Celui-ci observe avec un mélange d’admiration et de crainte les élèves qui se trimballent ridiculement avec leur costard-cravate à deux mille euros et leur mallette à sept cents. Je ressers ma cravate et passe devant eux avec un air supérieur qui ne me va pas. Alors que je m’apprêtais à jeter un regard de séducteur à toutes les filles, j’aperçois Aline. Elle est là, dans le groupe. Et elle me regarde. Elle me sourit. Mais cette fois, son sourire sonne vrai, pas recouvert d’une couche de maquillage pour cacher les cocards émotionnels. Mes pieds cessent d’avancer et me poussent à aller la voir. Arrivé devant le groupe, je crois entendre leurs cris qui me supplient de les laisser me toucher. Enfin, tout ça doit être dû au manque.
-Salut, comment tu vas ? s’exclame-t-elle en me voyant approcher.
-Génial ! Comment se fait-il que tu sois ici, à Paris ?
-Tu sais, ils nous font faire des stages pour nous montrer à quoi nous attendre. Et comme nous avions le choix de l’école parmi une dizaine, j’ai choisi celle où tu étais.
-Mais comment t’as su que j’étais dans cette école ?
-Franck. Je lui ai demandé… par hasard… et il m’a gentiment répondu.
Elle me refait son sourire. Irrésistible.
-Et tu as fait tout ça juste pour te retrouver là où je serai, sans être sûre de me voir ?
-Ce n’était pas grand-chose…
Elle rougit. Mon cœur fait un looping sous ma cage thoracique, mais je n’en montre rien.
-Nous allons assister à plusieurs de vos présentations de projet, reprend-elle. J’espère que nous verrons le tien.
-Je passe demain, donc j’espère vous voir.
Je regarde ma montre et me rends compte qu’elle vient de sonner huit heures du matin.
-Je vais être à la bourre, on se voit demain !
Je lui fais un clin d’œil et me précipite vers le bâtiment où mon cours se déroule. Mon cœur bat la chamade, mais je me convaincs que c’est uniquement la fatigue qui le rend nerveux.
Elle réussit ses examens du mois de juin avec mention. Moi aussi. Elle décide de monter sur Paris. Six mois plus tard, j’emménage avec elle. Cela me fait bizarre, car jamais je n’aurai cru possible qu’une fille tombe amoureuse de moi aussi promptement. Et moi de même. Mais je suis aujourd’hui totalement épanoui. Tous les soucis que j’ai eu dans ma jeunesse – jeunesse d’il y a un an ou deux – ne sont désormais plus que des chimères envolées dans le paradis de l’absurde. Je m’ouvre à nouveau au monde, et réapprends les plaisirs de la vie avec la fille que j’aime à mes côtés.
L’histoire pourrait s’arrêter là, vous ne pensez pas ? Ça aurait mieux valu pour tout le monde. Et bien, non.
Non content d’avoir réussi comme un chef mes examens – au prix d’un travail harassant qui consistait à rester enfermé chez moi toute la journée -, j’enchaîne les années comme un professionnel. Chaque année se passe mieux que la précédente, tant au niveau études qu’au niveau sentimental. En effet, Aline et moi formons un couple on ne peut plus glamour, strass et paillettes. J’exagère un peu, je l’avoue. Cependant, mon bonheur luit au zénith et me donne plus de motivation chaque jour. Il me donne la force de survivre face aux révisions surhumaines sur lesquelles je dois me pencher à longueur de temps. A bout de nerfs, il me vient parfois à l’idée de tout plaquer, mais je me ressaisis rapidement, et me dis que les années perdues maintenant seront largement rattrapées quand j’aurai les moyens de m’amuser sans me soucier des problèmes habituels des personnes les plus modestes.
Ca y est. J’ai terminé mes études. Diplôme en poche, je n’arrive pas à réaliser et à exprimer à quel point je suis soulagé et heureux. Aline m’accorde gentiment une semaine de vacances. Cela faisait un an qu’elle ne supportait plus mon épuisement et qu’elle rentrait le soir du travail tandis que moi j’étais plongé dans mes livres depuis le début de l’après-midi. Elle avait terminé ses études plus tôt, son objectif étant moins haut perché. Chaque jour, c’était la même rengaine, et le climat se tendait peu à peu, mais chacun a su faire des efforts et me voici reçu avec mention. En plus de cela, je n’oublie jamais de me piquer. Après cette courte mais intense semaine en Angleterre, je me mets immédiatement à envoyer curriculum vitae et lettres de motivation à de nombreuses entreprises, et me fais embaucher trois semaines après. L’extase ultime. Tous mes rêves se réalisent, les uns après les autres.
Le travail me plaît et je gagne bien ma vie. J’ai parfois quelques problèmes de point de vue avec mon patron mais rien de très important. Tout va bien avec Aline. Nous faisons régulièrement des voyages car chacun de nous en a bien besoin, mais c’est toujours très court, trop court.
Soudain, je me trouve dans des situations insensées.
Un an, deux ans, cinq ans passent. Tout va mal à la maison. Nous sommes au bout du rouleau car nous nous rendons compte que notre travail bouffe notre vie et que nous y consacrons la moindre seconde de notre temps, alors que nous croyions que nous allions être libres et épanouis après ces satanées études. Tout va mal. Aline est tombée enceinte alors qu’elle ne voulait pas d’enfant. Elle m’accuse de ne pas prendre au sérieux ses lamentations et me dit que c’est de ma faute si elle a oublié de prendre la pilule, parce que je la rends folle et passe mon temps à la manipuler pour que tout roule comme j’en ai envie. Moi, bien sûr, je désire avoir un enfant donc ma situation est plus que périlleuse. Disputes. Menaces. Violence. Tout va mal. La dame russe coule à flots entre mes lèvres. Les piqûres d’insuline ne me font presque plus d’effet et mon médecin m’annonce que s’ils ne trouvent pas une solution, je devrais ajouter un cercueil sur ma liste de courses.
Je suis viré de mon travail pour nombreuses absences injustifiées – en réalité, je dansai avec les eaux du caniveau avec la dame russe -, manque évident de motivation et provocations multiples envers mes collègues et envers mon patron. Je suis désormais une épave. Disputes. Faiblesse. Je monte à bord de ma voiture chaque jour, mais c’est uniquement pour aller me fournir en alcool et en drogues. Serait-ce le mélange qui est en train de détruire mon kit de survie ? Deux piqûres, puis trois, puis quatre. On ne veut plus me les rembourser, prétextant que j’en utilise des quantités astronomiques. Bien sûr, ils ne veulent rien entendre de mes problèmes d’inefficacité. Aurais-je assez d’argent pour survivre ? Aline et moi nous séparons d’un commun accord, ne trouvant plus de terrain d’entente sur quoi que ce soit, y compris la couleur du cercueil. Je pleure tous les soirs dans mon appartement, seul devant ma télévision à regarder des émissions plus débiles les unes que les autres, verre, joint, aiguille. Mon cerveau lâche.
Bien sûr, plus personne ne veut de moi, tous mes entretiens sont de pitoyables échecs, n’ayant même plus la force de répondre aux questions. Bientôt, je ne peux plus payer mon loyer car je n’ai fait que très peu de réserves d’argent des folles années où j’en gagnais encore. Je suis expulsé de l’appartement.
Me tenant devant mon miroir, yeux à un centimètre, je tente d’apercevoir une lueur d’humanité dans ce regard. Ce regard convalescent, si ce n’est mort. Ces yeux sont jaunes. Je ne suis plus qu’une bête, un vague truc errant dans un appartement vide de femme, vide d’argent, vide de meubles, vide d’amour et de vie. Devis. Oh non, pas celui-là ! Laisse-moi tranquille ! Laisse-moi contempler ma laideur et mon humanité ravagée en paix ! Et ne pleure pas à ma place, je t’en prie, c’est assez facile comme ça ! Je m’essuie une trace blanche sur la tempe gauche sans avoir aucune idée de ce que ça peut être, mais après tout, qu’est-ce que ça peut franchement me foutre ? Vais-je redevenir humain grâce à ce truc blanc inconnu ? Est-ce un médicament ? Ou alors est-ce peut-être la cause de mes tourments ? Mes tourments ? Mensonges. Pas de mensonges, merci, je sais que je suis laid. Je n’ai besoin d’aucune confirmation. Et arrêtez de m’agresser un peu de cette manière, ce n’est pas des façons de traiter un monstre. Laissez-moi en paix. Moi, un alien ? Aline ? Alien ou Aline ? Où es-tu, Aline ? As-tu pris le train qui mène au monde ? Je sais bien que tu ne reviendras pas, mais j’aimerais quand même que tu me dises que je suis beau. Non ? Tu as les pieds sablés ? De quoi me parles-tu ? Tu m’entends ou pas ? J’aimerais que tu me préviennes quand tu vas à la plage, il est possible que l’eau de mer puisse me soigner. Comment ça l’eau de mer est un médicament ? Arrête de te ficher de moi sinon je te rejoins tout de suite. D’ailleurs, j’arrive. Tu pourrais me dire où tu te trouves ? Hein ? Comment ça interdite aux monstres ? Je vais leur montrer de quel venin je me pique ! Le miroir ne me fait pas peur, si c’est ce que tu crois ! Ne me provoque pas ! J’en ai assez de tes simagrées, ça suffit ! ÇA SUFFIT, J’AI DIT !
A l’heure où je vous parle, je suis revenu au point de départ. Plus de femme, plus de salaire, plus de biens, plus de seringue, plus de dignité bref, plus de vie. J’ai repris, me pointant à une période où alléluia, personne ne l’occupait, mon ancienne location à Toulouse et reçois quelque fois Lola et Franck, qui prennent le temps de passer me voir parce que je leur fais pitié – et qui accessoirement m’aident à payer le loyer. Ils ont tous les deux réussi, l’un dirigeant une maison d’édition et l’autre attachée-presse dans une entreprise de publicité.
Tout était écrit. Mais je le savais, donc je peux mourir en paix. Ma vie n’aura-t-elle été qu’un vaste rêve concret d’une propreté infernale ? Suis-je vraiment sorti de ma situation ? Puis-je y prétendre sérieusement ? Peut-être, de toute manière, endormi ou pas, ma vie est une belle merde.
Aiguille mon chemin menant jusqu’à la veine
Elle ne se pointe jamais à la bonne heure ;
Ma douce voie résonne et siffle qu’on l’amène. »
Je démarre ma vie d’une manière plutôt banale.
Je nais dans une clinique privée du Sud de la France sans déranger personne. Fils d’une commerçante et d’un plombier, on me destine donc naturellement vers un métier modeste, comme caissier ou employé dans une entreprise quelconque. Je grandis dans la joie, entouré de mes proches qui vivent tous à cent kilomètres à la ronde. Les Noëls sont conviviaux, les jours de l’an festifs, les anniversaires amusants. Je trace à la craie sur un tableau chaque année de plus, me disant que la prochaine sera toujours plus fantastique que la précédente. On me fait régulièrement des piqûres, mais je ne sais pas trop pourquoi. C’est assez embêtant d’ailleurs.
A cinq ans, je sais à peu près lire et compter.
A sept ans, j’apprends la dure loi du calcul, de la géométrie et des casse-têtes numériques auxquels je ne comprends absolument rien. Il faut dire que je préfère les mots.
Je ne rechigne pas à faire les piqûres mais je n’en pense pas moins.
A neuf ans, j’apprends que je ne fournis pas assez d’efforts, et que mon cerveau est un peu plus lent que la moyenne. Je redouble mon CE2. Mais je me dis que ce n’est pas très grave : si je refais la même classe, ils ne me laisseront sûrement pas prendre une année de retard sur les autres.
Avant mon entrée que collège, on m’explique que la maladie que j’ai s’appelle le diabète, et que dorénavant, je devrais me faire piquer plus souvent, à cause du sport qui m’essoufflera et détruira les glastéropodes de mon corps (je crois que c’était un mot de ce style). Je pleure.
A onze ans, le monde de l’inconnu s’ouvre à moi, et la claque que je reçois en y franchissant la porte est moins forte que ce à quoi je m’attendais. Je vois cela comme une continuation, il n’y a que la densité d’élèves qui est légèrement plus élevée. Pressé de faire mes preuves, je m’emmêle un peu dans mon caractère initial et me rend vulnérable aux remarques et aux attaques.
Cependant, ma scolarité au collège se passe sans grande encombre. J’ai des facilités en français, comme prévu, et des difficultés en maths, comme prévu aussi. Autrement, je me débrouille.
Au niveau des piqûres, toujours aussi embêtant.
Je suis toujours le plus âgé dans ma classe, mais ça ne se voit pas. On m’apprend aussi, par hasard, que l’année que j’ai perdue en primaire me sera facturée d’avoir ce statut de « mec le plus âgé » jusqu’à ce que je trouve d’autres malchanceux de mon âge.
A seize ans, en découvrant le lycée, le véritable paradis des cancres, le changement se fait plus important, mais pas plus rude. Au contraire, je sens cette fois que ma liberté d’expression s’est accrue et mon sentiment d’impersonnalité diminue. Enfin, j’ai l’impression que, peut-être, ma vie servira à quelque chose d’autre qu’à suivre le chemin de millions de gens.
A part ça, ces putains de piqûres commencent vraiment à me faire chier.
On m’apprend que je vais devoir me piquer régulièrement jusqu’à une date indéterminée pour ne pas mourir. C’est noté, sergent. Heureusement que j’ai appris à ne me plaindre qu’intérieurement.
Me rendant compte que je suis d’une normalité affligeante, toutes mes envies de grandeur ont disparu. J’apprends l’économie, les grands philosophes, et des techniques de rédaction. Même si je sais qu’au final, mon avenir ne sera ni glorieux ni intéressant.
En me dirigeant vers un bac littéraire, comme l’avaient prévu mes aptitudes en français et en langues, je m’épanouis assez pour obtenir mon bac sans mention et sans rattrapage, juste normalement.
Les deux années d’études que je supporte après me permettent de décrocher le fameux poste de caissier, dans un supermarché quelconque. Mais je m’en contente pour le moment. Un long moment.
Soudain, mon imagination se met à me jouer des tours. A me faire imaginer une vie différente.
Un soir, je me dirige vers un immense bâtiment à la pointe de la finesse. Je suis entouré de végétation luxuriante et de buildings chatouillant amicalement un ciel bleu azur. Les oiseaux sifflotent des airs guillerets qui renforcent ce sentiment que la journée ne peut pas mal se passer. Un léger trac naît dans mon estomac, tels de petits piquants voulant taquiner et stimuler des tripes trop endormies. Mais je tiens bon. Je poursuis mon voyage vers la stabilité en poussant la grande porte vitrée éclairant le somptueux hall d’une lumière divine. Une jolie jeune femme m’accueille, un sourire commercial dessiné sur ses fines lèvres, et m’indique comment atteindre ce que je voyais déjà comme mon nirvana social. Je gravis les étages. Enfin, gravir est un grand mot. Je survole, à l’aide de la capsule parsemée de numéros d’étages. Etage 72.
La douceur chaleureuse du couloir menant au bureau de mon futur employeur ne me laisse présager que du bon. J’ai fait le vide dans mon esprit et je me sens en confiance. Le quasi étouffement provoqué par le stress me rappelle que je suis vivant, mais ses effets négatifs sont annihilés par mon excitation. Dans ma tête, il n’y a plus que cette porte, et ce qui se trouve derrière. Je me retrouve face à la porte et constate avec consternation que je suis toujours aussi confiant. La poignée s’affaisse sous ma pression et je pénètre dans le bureau.
Le directeur m’invite chaleureusement à m’asseoir et déblatère toutes les banalités habituelles à tous les entretiens. Nom. Prénom. Age. Lieu de naissance. Parcours professionnel. Puis il passe aux qualités. Aptitudes. Langues maîtrisées. Comportement. Il s’essouffle d’éloges. Ses questions semblent n’être qu’une formalité tant il semble enthousiaste à l’idée de me compter parmi ses employés. Il m’annonce alors avec fierté que je suis engagé. Mon cœur exprime sa joie en m’offrant une entrée gratuite pour une montagne russe et un sourire béat se précipite sur mon visage sans attendre ma permission – que je lui aurai donnée, d’ailleurs.
Pour couronner le tout et m’offrir le firmament suprême, celui-ci ajoute que je serai directement promu chef de projet et que je gravirai les échelons régulièrement si je me donne corps et âme dans mon travail.
A mon plus grand désespoir, mon rêve s’arrête à ce moment précis.
Un autre soir, je suis étendu sur mon lit deux places, la tête sur l’oreiller si frais que j’en frissonne de plaisir. En plus de cela, la housse de couette arbore un jaune pétard qui laisse impunément naître dans ma tête des pensées grivoises. La pièce, elle, baigne paresseusement dans une luminosité filamenteuse prêtée par le soleil, dont le doré n’a rien à envier à ma couette. J’ai l’impression de me trouver au paradis. Tout dans cette ambiance, dans cette odeur, dans cet environnement, m’enchante, délivre en moi des envies de liberté, de frivolité et de trivialités éternelles.
Soudain, un frôlement de petits pas se fait entendre derrière la porte de ma chambre. Je regarde à côté de moi et trouve une place soigneusement défaite. Je fais mine d’être encore pleinement endormi et j’attends. La porte grince et je me retrouve assailli par une masse informe toute légère. Cette masse m’étouffe gentiment, me frappe amoureusement, me cogne passionnément. Lorsque celle-ci fatigue, je retire la couverture de mon visage et aperçoit le visage rayonnant de mon petit bout de six ans. « Allez, debout, papounet ! » qu’il me crie. « S’te plaîîît, j’ai envie de te voir p’pa ! » aussi. Ou encore « Ouah ! T’as les yeux tout raplapla ! ». Tout ça en faisant faire à son corps frêle des acrobaties digne de Bruce Lee, ses cheveux blonds en pagaille hésitant joyeusement entre son front et sa nuque. Calmé, ses lèvres cherchent alors ma joue et je savoure toute la tendresse transmise par ce baiser. Bon Dieu, ce que je l’aime, ce bout. Ce que je l’aime ! J’ai envie de le crier pour que les voisins l’entendent et le sachent, mais c’est inutile. Je suis heureux, ça ne se partage pas.
Attiré par ce joyeux bazar, ma femme s’arrête devant l’entrée et nous jette un regard incrédule. Celui qui signifiait : « Vraiment incorrigibles, ces deux là ! » Cependant, un large sourire plein d’affection se dessine sur ses lèvres, et elle pénètre dans la chambre pour me gratifier d’un baiser.
« A table, papounet ! A table… à table… à table… »
Je me réveille dans mon appartement deux pièces en banlieue proche de Toulouse. Autour de moi, tout est crasseux, tout est miteux. Canapé, vitres, toilettes, couche de poussière d’un pouce sur le sol, lit avec quatre lattes cassées, télévision qui ne marche pas. Douche où les araignées ont élu domicile. Lavabo noirâtre aussi craquelé qu’après un tremblement de terre. Cela fait quatre ans que je suis caissier. Cela fait quatre ans que je n’ai pas nettoyé mon appartement. Pas d’amis. Pas de copine. Juste de bons résultats en fac d’économie. Seringues écrasées par terre, déjà deux jours que j’oublie. Faudrait que j’en rachète, sinon bonjour le paradis, ou autre.
Un nouveau soir, je me trouve dans une rue piétonne, grouillant de gens pressés et de gamines de quatorze ans se prenant pour des top-modèles parce qu’elles ont une veste qui brille et sacs à main en faux cuir. Elles jettent des regards coquins à tous les derrières qui passent, poussent des petits cris d’excitation et parlent très rapidement dans un langage qui semble comporté dix mots maximum, en comptant ceux qui ne veulent rien dire. Pourquoi je suis énervé, là, maintenant ? Simplement car je vais chez mon spécialiste qui va analyser mon sang. Et que j’en ai vraiment marre d’attendre la mort sans qu’on me donne une réponse précise de mon enterrement. Ce sera quoi cette fois-ci ? Hyperglycémie ou hypoglycémie ? Je sature. Je viens en plus d'apprendre par ma mère que mon diabète était une forme mutée. Trois ans que je fais des tests sanguins tous les mercredis sans exception, et ils ne sont pas foutus de me dire combien de jours, de mois ou d’années il me reste à vivre. « Ne vous inquiétez, votre dossier est en cours de traitement », qu’ils me disent. Mon cul. Il est en cours de traitement dans un tiroir bien au chaud, hein ? Ils ont perdu du personnel ou quoi ? Pas assez de malades comme moi pour rémunérer les médecins ? Oh et puis, on s’en fiche des malades ! Ce qu’il nous faut, c’est être rentable. Toujours plus de rentabilité, toujours plus de rapidité. Toujours plus de ratés. Et il faut que j’en fasse partie. C’est décidé : si ce soir, je n’obtiens pas plus d’informations sur cette pourriture qui m’empêche de vivre sereinement, j’arrête le traitement et je me laisse mourir.
Cependant, je sais parfaitement que je n’en ferais rien. Je suis un lâche. Un lâche qui préfère espérer comme un bon mouton plutôt que de se révolter. Mais j’ai une famille. Une femme et un fils qui n’aimerait pas me voir me suicider parce que j’en ai marre d’aller à mon rendez-vous hebdomadaire. Un égoïste.
Je me rends donc à la clinique la plus proche, qui se situe environ à trente kilomètres de chez moi. Pfiou ! J’ose me plaindre alors que je n’ai que trente kilomètres à faire en voiture, pendant l’heure de pointe, sans radio et avec les fenêtres qui ne s’ouvrent plus, à cause de ces garagistes qui foutent trois plombes à réparer une voiture ! Quel salaud je fais ! Néanmoins, le seul point positif qui demeure est l’absence de retard des médecins. Oh oui ! Ca, pour te prendre, ils te prennent ! Mais il faudrait qu’ils mettent la même énergie dans la résolution des dossiers et non dans le zèle. Malheureusement, c’était précisément ce zèle-là qui avait une chance de me maintenir en vie.
Après une heure et demie d’embouteillage, je trouve une place dans l’un de ces parkings où on prend plus de temps pour retrouver sa voiture que pour se garer, tant le numérotage semble avoir été fait par un nourrisson – ou un incapable, selon l’humeur. Je trottine vers le grand bâtiment blanc. Autant en finir rapidement. La clinique se trouvant dans un quartier plutôt chic, je ne suis pas étonné de voir tous pleins de bourgeois sortant des boutiques de luxe. Pressé, je zigzague entre les Mercedes et les Volkswagen qui me klaxonnent d’agacement. Allez vous faire foutre.
J’arrive dans l’allée délimitée par des petits poteaux tout aussi bleus que les murs sont blancs. Une fois la porte coulissante franchie, je me dirige vers le comptoir, remarquant à peine la foule de monde amassée entre les quatre murs immaculés. En me voyant débarqué devant elle, l’hôtesse d’accueil hésite entre sourire et consternation tant ma mine est indéchiffrable. D’une voix monocorde, elle m’indique le service que je demande et je vais me poser dans la salle d’attente. Désormais tournent dans ma tête des milliers d’idées pour assassiner le Professeur Hernandez s’il m’annonce une nouvelle fois que les analyses n’ont toujours rien donné. Je préfèrerais presque qu’il me donne une mauvaise nouvelle que cette ignorance atroce. Je jette un coup d’œil à ma montre. Cela ne fait que trois minutes que je suis arrivé alors que j’ai l’impression d’y avoir passé une heure. Allez, plus que trois minutes. Plus que deux minutes. Plus qu’une minute. Le Professeur Hernandez, un homme petit et chauve, avec un sourire régulièrement passé au karcher, se pointe à la minute près devant sa porte, salue son précédent patient et se tourne vers moi dans un geste mécanique et superficiel. « Bonjour ! Quel plaisir de vous revoir ! ». Tout le plaisir est pour moi, cher monsieur. Pour aujourd’hui, ce sera juste une commande de ma date de décès, merci beaucoup.
Il m’emmène dans son bureau au bout du couloir, faisant claquer avec insistance les talons de ses chaussures cirées à deux cents billets, comme pour m’inviter à admirer leur splendeur mirifiquement chère. Arrivé dans le bureau, je m’assieds. J’attends. Le professeur déblatère ses habituelles banalités, ses questions de routine, places quelques blagues pour détendre l’atmosphère. Mais je me contrefiche de tout ça, et quand le médecin le comprend, il s’éclaircit la gorge et redevient sérieux. Frénétiquement, l’homme se met à farfouiller dans ses fiches de résultats et autres formalités.
Soudain, un papier semble attirer son attention puisqu’il se met rapidement à le parcourir des yeux. Son regard se lève. Il me fixe et je trouve qu’il a vraiment l’air d’un hibou désespéré. Je comprends alors qu’il vient de prendre connaissance de mes résultats, mais je ne parviens pas à déchiffrer son expression. Alors, mort ou vivant ? Ou « en cours d’analyse » ? « Bon, vous accouchez là, ou quoi ? Je vais mourir ou pas ? », lui fais-je.
Et au sourire qu’il me gratifie au moment où je lui pose cette question, je sais. « Vous allez pouvoir profiter pleinement de votre famille, monsieur », il me répond.
Mes yeux s’embuent, et je me réveille au moment où j’esquisse le geste d’essuyer mes larmes. Allongé sur mon lit une place – si on peut encore appeler cette chose un lit -, mes yeux profitent encore quelques secondes de ce rêve au visage réel. Pourquoi mes rêves me montrent-ils les choses irréalisées de ma vie ? Pour me narguer ? Pour me rappeler que je ne suis qu’un raté qui va passer sa vie à se piquer à l’insuline et à manger la poussière dans un travail misérable, laissé à ceux qui n’ont pas les capacités de faire autre chose ? Je ne veux plus continuer à vivre dans la prière quotidienne qu’un jour mes rêves deviennent réalité. Je ne vais pas me sortir de la merde en claquant des doigts. Je vais me tuer au travail, et je vais montrer à ceux qui me promettaient une vie sans saveur que mes papilles gustatives sont et resteront toujours opérationnelles. Jusqu’à ma mort, mes papilles resteront opérationnelles, ça je peux vous le garantir.
Je n’y crois pas quand je vois mon nom inscrit sur l’une des dizaines de feuilles accrochées au mur de mon école. J’ai réussi mes examens. Mention Bien. Mes yeux, incapables de se détacher de l’annonce providentielle, se voilent. Moi. Réussir. Je n’y crois pas. Malgré toutes les nuits que j’ai passé à bûcher mes centaines de pages de cours, malgré mon année correcte, je n’y crois pas. Ma vie a tellement été un échec perpétuel, une fantastique débandade où s’accouplaient les complications et les déceptions, les misères et les désillusions, la faiblesse et le rejet, que je n’y crois pas. Enfin si, j’y crois.
Oui, je sais. J’ai encore du chemin à faire pour avoir un cursus satisfaisant, mais ce serait gentil de me laisser nager dans mon bonheur, s’il vous sied. Je suis heureux.
Une fois le choc passé, mon regard curieux se porte sur les autres élèves qui m’entourent. Une fille, portant un chapeau péruvien, est effondrée dans les bras de sa mère, qui semble désemparée. Cette dernière lève des yeux tombants sur moi, et j’évite de sourire. De toute façon, je n’en ai pas envie. Je comprends totalement sa détresse. Plus loin, deux garçons se serrent dans les bras. Encore deux heureux qu’a fait l’éducation nationale. Une autre fille au regard clair arrive à côté de moi et cherche son nom. Je crois me souvenir de son prénom, car elle est avec moi en cours. Aline. Elle jette un regard bref, tourne alors les talons et s’apprête à partir.
-Salut Aline, lui dis-je.
Surprise, elle fait un splendide demi-tour sur elle-même et un faible sourire apparaît sur son visage.
-Oh, salut. Alors, ces résultats ?
-Je l’ai eu. Avec mention Bien, c’est incroyable.
-Félicitations.
Je lui rends son sourire, cependant plus convaincant que le sien. Je pense qu’elle l’a aussi obtenu, c’était une bosseuse et l’une des plus assidues aux cours.
-Et toi ? je lui demande. Tes résultats ?
Curiosité, quand tu nous tiens.
-Et bien… ce ne sera pas pour cette fois.
-Ah… mince.
Un silence gêné s’installe entre nous, comme séparés par un fossé où d’un côté serait mis ceux qui ont réussi, et de l’autre les recalés. Un large fossé.
-Mais c’est pas grave, t’en fais pas, dit-elle de sa petite voix.
Puis toujours ce sourire, qui a désormais quelque chose de pathétique, d’horrible même. Au début, je préfère me taire, mais je me rends compte qu’elle va me prendre pour quelqu’un de froid.
-Je suis sûr que tu feras mieux l’année prochaine. Tu l’auras avec mention, même, crois-moi.
-Oui, tu as peut-être raison.
Son sourire de façade s’accentue un brin, puis elle me laisse seul, ruminant cette réaction désabusée peinte sur son visage. Cela m’attriste beaucoup. Soudainement, mes stupides examens et ma fichue mention n’ont plus d’importance.
Je rentre chez moi, à présent assailli par une pluie fine de début juillet annonçant un été on ne peut plus magnifique. Je tourne la clé dans la porte en bois et allume la lumière. Je fais ma constatation quotidienne de l’état de mon appartement. Déplorable. Pris d’un accès de fièvre, je décide alors de faire mon nettoyage de printemps en retard, le souvenir de mes résultats encore présents dans mon esprit. Mais ai-je seulement du matériel ménager ?
Adossé contre l’un des fauteuils de l’Harmonica, en compagnie de Franck et Lola, je prends mon premier week-end de détente pure depuis plusieurs mois. Eux aussi ont réussi leurs examens, Lola obtenant une mention Assez Bien et Franck la frôlant de peu.
-Neuf centièmes ! s’exclame le concerné, d’une voix où la déception prédomine. Neuf centièmes ! Vous vous imaginez un peu le sadisme des correcteurs ? Aucune compassion !
-Si tu avais vu les mines de ceux qui les ont ratés de trois ou quatre centièmes, comme Géraldine, tu cesserais de gémir, déclara Lola. L’avoir, ce n’est déjà pas une mince affaire.
-Géraldine ? Géraldine ne l’a pas eu ?
-A quatre centièmes, confirme-t-elle.
Au lieu de l’apaiser, cela aggrave sa mine déjà bien dépitée.
-Aline non plus ne l’a pas eu, dis-je tout à coup.
Ils lèvent tous les deux des yeux interrogateurs vers moi.
-Qui c’est, Aline ? demande Lola.
-Une fille de ma classe.
-Tu crois pas qu’on a d’autres problèmes que de se lamenter sur une fille totalement inconnue au bataillon ? se lamente Franck.
-C’était juste pour le dire. Et il n’y a que toi qui a des problèmes, moi j’ai eu mention Bien, ça me convient parfaitement.
Je lui souris gentiment. Il fait mine de se lever, sans doute pour me mettre une bonne droite dans ma face de petit con, mais se rassied vite.
-J’suis un gros naze, souffle-t-il.
Lola se tourne vers moi, les yeux rieurs.
-Ecoute, si tu le dis… fait-elle.
Franck relève la tête, boudeur, et nous éclatons de rire.
Une grande école de commerce située à Paris m’a accepté sans rechigner devant mon parcours plutôt remarquable. Suite à mes résultats, j’ai bien sûr réclamé une bourse, que l’on m’a aimablement donnée. Je me suis installé dans un petit studio dans Paris, payant un loyer raisonnable par rapport aux tarifs mirobolants trouvables dans la capitale. Je dois tout de même faire environ quarante minutes de transports en commun tous les matins, mais comment se plaindre quand on revient d’aussi loin ?
Mes études se déroulent plutôt bien. Certes, ce n’est pas le même niveau, et l’acharnement avec lequel je travaillais l’année dernière suffit à peine pour arriver à onze de moyenne au premier trimestre. Cependant, d’autres se sont écroulés donc je touche du bois. Je suis toujours dans ma bulle, désireux de vouloir réussir à tout prix. Franck et Lola font parfois le trajet en TGV pour venir me voir, et ce sont les seules personnes qui ont le droit de pénétrer dans mon appartement. Franck est resté à Toulouse pour continuer ses études dans une école moins prestigieuse mais très bien cotée, et Lola est partie à Bordeaux pour se spécialiser dans la publicité. Je rentre dans le train-train habituel des étudiants. En dehors de l’Himalaya de révisions qui m’attend tous les soirs, je m’ennuie, mais je ne me plains pas. Le soldat C257 est toujours au garde à vous.
Nous sommes le huitième jour d’avril, un mardi, et je vais en cours comme tous les jours. Je subis stoïquement les mariages croupissants des parfums de la moitié des cadres féminins de Paris, et les arômes intenses des majestueuses crottes parsemées tout le long de mon chemin, comme chaque matin. Au bout d’une heure, j’arrive enfin devant mon école et aperçoit tout un groupe de nouvelles personnes, d’apparence jeune. Celui-ci observe avec un mélange d’admiration et de crainte les élèves qui se trimballent ridiculement avec leur costard-cravate à deux mille euros et leur mallette à sept cents. Je ressers ma cravate et passe devant eux avec un air supérieur qui ne me va pas. Alors que je m’apprêtais à jeter un regard de séducteur à toutes les filles, j’aperçois Aline. Elle est là, dans le groupe. Et elle me regarde. Elle me sourit. Mais cette fois, son sourire sonne vrai, pas recouvert d’une couche de maquillage pour cacher les cocards émotionnels. Mes pieds cessent d’avancer et me poussent à aller la voir. Arrivé devant le groupe, je crois entendre leurs cris qui me supplient de les laisser me toucher. Enfin, tout ça doit être dû au manque.
-Salut, comment tu vas ? s’exclame-t-elle en me voyant approcher.
-Génial ! Comment se fait-il que tu sois ici, à Paris ?
-Tu sais, ils nous font faire des stages pour nous montrer à quoi nous attendre. Et comme nous avions le choix de l’école parmi une dizaine, j’ai choisi celle où tu étais.
-Mais comment t’as su que j’étais dans cette école ?
-Franck. Je lui ai demandé… par hasard… et il m’a gentiment répondu.
Elle me refait son sourire. Irrésistible.
-Et tu as fait tout ça juste pour te retrouver là où je serai, sans être sûre de me voir ?
-Ce n’était pas grand-chose…
Elle rougit. Mon cœur fait un looping sous ma cage thoracique, mais je n’en montre rien.
-Nous allons assister à plusieurs de vos présentations de projet, reprend-elle. J’espère que nous verrons le tien.
-Je passe demain, donc j’espère vous voir.
Je regarde ma montre et me rends compte qu’elle vient de sonner huit heures du matin.
-Je vais être à la bourre, on se voit demain !
Je lui fais un clin d’œil et me précipite vers le bâtiment où mon cours se déroule. Mon cœur bat la chamade, mais je me convaincs que c’est uniquement la fatigue qui le rend nerveux.
Elle réussit ses examens du mois de juin avec mention. Moi aussi. Elle décide de monter sur Paris. Six mois plus tard, j’emménage avec elle. Cela me fait bizarre, car jamais je n’aurai cru possible qu’une fille tombe amoureuse de moi aussi promptement. Et moi de même. Mais je suis aujourd’hui totalement épanoui. Tous les soucis que j’ai eu dans ma jeunesse – jeunesse d’il y a un an ou deux – ne sont désormais plus que des chimères envolées dans le paradis de l’absurde. Je m’ouvre à nouveau au monde, et réapprends les plaisirs de la vie avec la fille que j’aime à mes côtés.
L’histoire pourrait s’arrêter là, vous ne pensez pas ? Ça aurait mieux valu pour tout le monde. Et bien, non.
Non content d’avoir réussi comme un chef mes examens – au prix d’un travail harassant qui consistait à rester enfermé chez moi toute la journée -, j’enchaîne les années comme un professionnel. Chaque année se passe mieux que la précédente, tant au niveau études qu’au niveau sentimental. En effet, Aline et moi formons un couple on ne peut plus glamour, strass et paillettes. J’exagère un peu, je l’avoue. Cependant, mon bonheur luit au zénith et me donne plus de motivation chaque jour. Il me donne la force de survivre face aux révisions surhumaines sur lesquelles je dois me pencher à longueur de temps. A bout de nerfs, il me vient parfois à l’idée de tout plaquer, mais je me ressaisis rapidement, et me dis que les années perdues maintenant seront largement rattrapées quand j’aurai les moyens de m’amuser sans me soucier des problèmes habituels des personnes les plus modestes.
Ca y est. J’ai terminé mes études. Diplôme en poche, je n’arrive pas à réaliser et à exprimer à quel point je suis soulagé et heureux. Aline m’accorde gentiment une semaine de vacances. Cela faisait un an qu’elle ne supportait plus mon épuisement et qu’elle rentrait le soir du travail tandis que moi j’étais plongé dans mes livres depuis le début de l’après-midi. Elle avait terminé ses études plus tôt, son objectif étant moins haut perché. Chaque jour, c’était la même rengaine, et le climat se tendait peu à peu, mais chacun a su faire des efforts et me voici reçu avec mention. En plus de cela, je n’oublie jamais de me piquer. Après cette courte mais intense semaine en Angleterre, je me mets immédiatement à envoyer curriculum vitae et lettres de motivation à de nombreuses entreprises, et me fais embaucher trois semaines après. L’extase ultime. Tous mes rêves se réalisent, les uns après les autres.
Le travail me plaît et je gagne bien ma vie. J’ai parfois quelques problèmes de point de vue avec mon patron mais rien de très important. Tout va bien avec Aline. Nous faisons régulièrement des voyages car chacun de nous en a bien besoin, mais c’est toujours très court, trop court.
Soudain, je me trouve dans des situations insensées.
Un an, deux ans, cinq ans passent. Tout va mal à la maison. Nous sommes au bout du rouleau car nous nous rendons compte que notre travail bouffe notre vie et que nous y consacrons la moindre seconde de notre temps, alors que nous croyions que nous allions être libres et épanouis après ces satanées études. Tout va mal. Aline est tombée enceinte alors qu’elle ne voulait pas d’enfant. Elle m’accuse de ne pas prendre au sérieux ses lamentations et me dit que c’est de ma faute si elle a oublié de prendre la pilule, parce que je la rends folle et passe mon temps à la manipuler pour que tout roule comme j’en ai envie. Moi, bien sûr, je désire avoir un enfant donc ma situation est plus que périlleuse. Disputes. Menaces. Violence. Tout va mal. La dame russe coule à flots entre mes lèvres. Les piqûres d’insuline ne me font presque plus d’effet et mon médecin m’annonce que s’ils ne trouvent pas une solution, je devrais ajouter un cercueil sur ma liste de courses.
Je suis viré de mon travail pour nombreuses absences injustifiées – en réalité, je dansai avec les eaux du caniveau avec la dame russe -, manque évident de motivation et provocations multiples envers mes collègues et envers mon patron. Je suis désormais une épave. Disputes. Faiblesse. Je monte à bord de ma voiture chaque jour, mais c’est uniquement pour aller me fournir en alcool et en drogues. Serait-ce le mélange qui est en train de détruire mon kit de survie ? Deux piqûres, puis trois, puis quatre. On ne veut plus me les rembourser, prétextant que j’en utilise des quantités astronomiques. Bien sûr, ils ne veulent rien entendre de mes problèmes d’inefficacité. Aurais-je assez d’argent pour survivre ? Aline et moi nous séparons d’un commun accord, ne trouvant plus de terrain d’entente sur quoi que ce soit, y compris la couleur du cercueil. Je pleure tous les soirs dans mon appartement, seul devant ma télévision à regarder des émissions plus débiles les unes que les autres, verre, joint, aiguille. Mon cerveau lâche.
Bien sûr, plus personne ne veut de moi, tous mes entretiens sont de pitoyables échecs, n’ayant même plus la force de répondre aux questions. Bientôt, je ne peux plus payer mon loyer car je n’ai fait que très peu de réserves d’argent des folles années où j’en gagnais encore. Je suis expulsé de l’appartement.
Me tenant devant mon miroir, yeux à un centimètre, je tente d’apercevoir une lueur d’humanité dans ce regard. Ce regard convalescent, si ce n’est mort. Ces yeux sont jaunes. Je ne suis plus qu’une bête, un vague truc errant dans un appartement vide de femme, vide d’argent, vide de meubles, vide d’amour et de vie. Devis. Oh non, pas celui-là ! Laisse-moi tranquille ! Laisse-moi contempler ma laideur et mon humanité ravagée en paix ! Et ne pleure pas à ma place, je t’en prie, c’est assez facile comme ça ! Je m’essuie une trace blanche sur la tempe gauche sans avoir aucune idée de ce que ça peut être, mais après tout, qu’est-ce que ça peut franchement me foutre ? Vais-je redevenir humain grâce à ce truc blanc inconnu ? Est-ce un médicament ? Ou alors est-ce peut-être la cause de mes tourments ? Mes tourments ? Mensonges. Pas de mensonges, merci, je sais que je suis laid. Je n’ai besoin d’aucune confirmation. Et arrêtez de m’agresser un peu de cette manière, ce n’est pas des façons de traiter un monstre. Laissez-moi en paix. Moi, un alien ? Aline ? Alien ou Aline ? Où es-tu, Aline ? As-tu pris le train qui mène au monde ? Je sais bien que tu ne reviendras pas, mais j’aimerais quand même que tu me dises que je suis beau. Non ? Tu as les pieds sablés ? De quoi me parles-tu ? Tu m’entends ou pas ? J’aimerais que tu me préviennes quand tu vas à la plage, il est possible que l’eau de mer puisse me soigner. Comment ça l’eau de mer est un médicament ? Arrête de te ficher de moi sinon je te rejoins tout de suite. D’ailleurs, j’arrive. Tu pourrais me dire où tu te trouves ? Hein ? Comment ça interdite aux monstres ? Je vais leur montrer de quel venin je me pique ! Le miroir ne me fait pas peur, si c’est ce que tu crois ! Ne me provoque pas ! J’en ai assez de tes simagrées, ça suffit ! ÇA SUFFIT, J’AI DIT !
A l’heure où je vous parle, je suis revenu au point de départ. Plus de femme, plus de salaire, plus de biens, plus de seringue, plus de dignité bref, plus de vie. J’ai repris, me pointant à une période où alléluia, personne ne l’occupait, mon ancienne location à Toulouse et reçois quelque fois Lola et Franck, qui prennent le temps de passer me voir parce que je leur fais pitié – et qui accessoirement m’aident à payer le loyer. Ils ont tous les deux réussi, l’un dirigeant une maison d’édition et l’autre attachée-presse dans une entreprise de publicité.
Tout était écrit. Mais je le savais, donc je peux mourir en paix. Ma vie n’aura-t-elle été qu’un vaste rêve concret d’une propreté infernale ? Suis-je vraiment sorti de ma situation ? Puis-je y prétendre sérieusement ? Peut-être, de toute manière, endormi ou pas, ma vie est une belle merde.
Re: Rêvons ensemble
J'ai l'impression, Aoshi, que vous vouliez publier un texte et l'avez par erreur placé dans un sujet existant... ce sera sans doute rectifié par la suite.
<--modération : voilà qui est fait ;-) -->
Votre texte m'a intéressée malgré ses longueurs, il présente une hargne, une rage qui lui donnent de la tension, le soutiennent. Cela dit, je n'ai pas compris comment le gars, après plusieurs années passées comme caissier, a pu reprendre des études et embrayer sur une autre vie ; à moins qu'il ne s'agisse d'un autre rêve, qui se prolonge et tourne finalement mal ? J'ai eu tendance à le prendre ainsi.
<--modération : voilà qui est fait ;-) -->
Votre texte m'a intéressée malgré ses longueurs, il présente une hargne, une rage qui lui donnent de la tension, le soutiennent. Cela dit, je n'ai pas compris comment le gars, après plusieurs années passées comme caissier, a pu reprendre des études et embrayer sur une autre vie ; à moins qu'il ne s'agisse d'un autre rêve, qui se prolonge et tourne finalement mal ? J'ai eu tendance à le prendre ainsi.
Invité- Invité
Re: Rêvons ensemble
J'aime bien votre texte. L'écriture est fluide et permet de ne pas s'arrêter aux passages du début un peu trop banals en apparence. Je trouve le ton prit par le narrateur tout à fait prenant. J'aime bien également cette idée de vie rêvée et parfaite qui dégringole pour faire apparaître une réalité plus dure.
Je ne sais pas si le personnage rêve complètement cette succession logique de vie parfaite (diplomes, amour, travail). Il semblerait que oui. Peut-être que j'imagine cela, mais les références nombreuses aux piqures d'insuline me font penser que le personnage en réalité se drogue peut-être... C'est au moment où les piqures ne lui font plus d'effet que sa vie dégringole. Il reviendrait alors à sa véritable et misérable vie ?
Même si ça n'était pas le cas et que le rêve est en fait la réalité, je trouve ça tout aussi intéressant de voir ce retournement que peut prendre la vie. Alors que le personnage est au summum de sa vie parfaite, qu'il est censé arriver au bonheur, il descend en enfer.
Je ne sais pas si le personnage rêve complètement cette succession logique de vie parfaite (diplomes, amour, travail). Il semblerait que oui. Peut-être que j'imagine cela, mais les références nombreuses aux piqures d'insuline me font penser que le personnage en réalité se drogue peut-être... C'est au moment où les piqures ne lui font plus d'effet que sa vie dégringole. Il reviendrait alors à sa véritable et misérable vie ?
Même si ça n'était pas le cas et que le rêve est en fait la réalité, je trouve ça tout aussi intéressant de voir ce retournement que peut prendre la vie. Alors que le personnage est au summum de sa vie parfaite, qu'il est censé arriver au bonheur, il descend en enfer.
L'écrit vain- Nombre de messages : 4
Age : 36
Date d'inscription : 07/10/2009
Re: Rêvons ensemble
Merci à vous d'avoir commenté.
L'ambiguïté est l'essence même du texte et le personnage lui-même ne le sait pas. Est-ce un rêve devenu réalité ou une réalité imaginée ? Tout cela tient à peu, mais comme disait Nerval, le rêve fait partie intégrante de notre vie.
L'ambiguïté est l'essence même du texte et le personnage lui-même ne le sait pas. Est-ce un rêve devenu réalité ou une réalité imaginée ? Tout cela tient à peu, mais comme disait Nerval, le rêve fait partie intégrante de notre vie.
Re: Rêvons ensemble
Un fameux travail que ce texte dense et bien mené.
J'aime ces fragments de vie (enfin fragments... de longs fragments certes :-) et puis ces explorations en tous sens, cette manière de donner véritablement corps à quelqu'un à travers toutes sortes de détails; il y a de la convention dans tout ceci.
En espérant que ce texte attire d'autres lecteurs, sa longueur décourage peut-être...
J'aime ces fragments de vie (enfin fragments... de longs fragments certes :-) et puis ces explorations en tous sens, cette manière de donner véritablement corps à quelqu'un à travers toutes sortes de détails; il y a de la convention dans tout ceci.
En espérant que ce texte attire d'autres lecteurs, sa longueur décourage peut-être...
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum