FIGURES DE STYLE : A l'est, il y a l'Irak

Dans le salon d'un vieux manoir, un lundi soir. Dehors, il pleut. Au loin, un chien aboie.

- Constance, je vous aime, je vous en supplie, épousez-moi !
- Kenneth, voyons, vous n'y pensez-pas? Que dira votre mère? Elle n'acceptera pas cette union.
- Au diable ma mère ! Marions-nous et fuyons cet endroit maudit. Partons Constance !
- Jamais vous ne quitterez votre mère Kenneth, arrêtez de vous mentir, vous l'aimez tellement
- Constance, je vous le jure, ce que je ressens pour elle est de l'amour haineux et...
- Kenneth ! Ce que vous me dites là est tout bonnement et proprement sale, comment pouvez-vous...

Entre dans la pièce une dame âgée, visage hautain et mouchoir en dentelle à la main

- Kenneth, mon garçon, vous ici? Je vous croyais à Brighton?
- Mère, il faut que nous parlions. Maintenant.
- Et cette jeune femme... voyons... Hortense, c'est bien ça?
- Constance, Madame, je m'appelle Constance
- Oui, c'est ce que j'ai dit
- Mère je vous en prie

A cet instant, l'intensité de la lumière diminue, avant son extinction complète. Un cri strident retentit. Le chien aboie toujours.


Toin ton toin ton, tan toin tan ton... tou tou tou tou...

Chasi Goura soupire. La publicité. Juste au moment crucial. Quand la vieille femme va peut-être mourir.
Bon, ça lui laisse le temps d'aller aux toilettes, puis de prendre des chips dans le placard. C'est le dernier paquet. Après, il devra attendre une semaine avant de pouvoir en racheter, attendre sa paie. Veilleur de nuit, ça touche pas cher, surtout quand on est Irakien et qu'on ne parle pas bien français, ça n'aide pas. Les boulots de merde mal payés, c'est pas ça qui manque, tandis qu'un poste d'ingénieur pour un réfugié politique... terroriste parce qu'Irakien, bien sûr... Aujourd'hui, Chasi Goura sourit -un peu- en repensant à son arrivée en France; ça n'a pas toujours été le cas. La France, pays des broie-de-l'homme. Pas étonnant quand on sait que Louis XIV a dirigé l'endroit, avant d'autres du même genre.

Les chips, un verre d'eau... vite, ça recommence! Elles sont courtes les pauses publicitaires ce soir. Peut-être parce qu'il y a moins de monde devant la télé, moins d'intérêt pour les annonceurs. Pourtant, c'est du théâtre. Une bonne pièce de théâtre en plus, avec un meurtre en prime.
Chasi Goura a toujours aimé le théâtre. En Irak, il essayait d'y aller le plus souvent possible. Les représentations étaient toujours gratuites, parce que subventionnées par le Ministère de la Culture, mais il ne fallait pas faire le difficile pour les thèmes choisis. Ici en France, c'est trop cher, alors il regarde le théâtre à la télé mais on n'en donne pas souvent. La dernière fois, il se souvient, c'était une pièce avec des jumelles qui voulaient arnaquer un riche héritier. Le type avait eu le coup de foudre en voyant une peinture intitulée "Les baigneuses du Rhône"; les deux soeurs ressemblaient aux femmes du tableau, il n'en avait pas fallu davantage pour monter toute une histoire autour de leur duperie.
Un régal pour Chasi. Il aime les quiproquos et les histoires compliquées, les gens qui sortent d'un côté pour revenir par un autre.

Ce soir, Chasi a envie de voir payer quelqu'un pour sa méchanceté, alors la mère acariâtre qui se ferait assassiner, ça l'arrangerait bien, ça le calmerait même. La journée a été pénible, on lui a reproché de laisser entrer les chats errants dans les locaux de la compagnie au lieu d'assurer sa ronde de surveillance.
Les chats... c'est pourtant inoffensif un chat. Chasi soupire. En Irak, tout le monde aime les chats. Quand on en croise un, on le caresse, on le nourrit. Les chats ne sont jamais errants, ils sont vagabonds volontaires, c'est pas pareil.
Cette nuit, il fera attention, il n'a pas envie de perdre sa place. Même pour un chat. Mais après tout, qu'est-ce que ça peut leur faire qu'un chat le suive pendant qu'il inspecte le bâtiment?

La pièce a repris. La mère de Kenneth est bien vivante. C'est Constance qui est allongée. Voilà qui laisse Chasi songeur. Constance, si gentille. Pourquoi elle ? C'est comme avec les chats, pourquoi?
Chasi ne comprend pas toujours, il lui semble que tout est plus compliqué en Europe. Surtout en France.

La pièce continue. Il ne regarde plus, ses pensées sont ailleurs. Au pays.
Chasi pleure. Il regrette sa maison, son jardin, les chats vagabonds volontaires et le soleil brûlant. Il se demande ce que ses voisins sont devenus. Son laboratoire à l'université. Ses étudiants.
Chasi Goura n'a jamais rien demandé à personne. Surtout pas aux Américains de débarquer dans son pays et d'y semer la confusion, de faire de sa liberté une prison.

Aujourd'hui, Chasi Goura est veilleur de nuit dans une compagnie d'assurance, pour un salaire de misère, même pas déclaré à la sécu.
En Irak, il existait. En France, il est un numéro. Et pas le chiffre gagnant du Loto.

L'heure est là.
Chasi enfile son manteau, prend son bonnet, ses gants.
Demain, qui sait...