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La fuite

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Message  sarella Mer 6 Jan 2010 - 19:09

Je fuis depuis si longtemps de par les routes, une éternité sans doute. Devant moi, un long chemin de basse montagne se déroule, qui file droit vers des bois à l’allure de cathédrale. Dans mon sac de toile qui se balance dans mon dos j’ai embarqué mes derniers restes d’humanité. Etrange, rien de ce qui s’y trouve n’éveille de souvenirs en moi. Je n’ai conscience que du bruit de mes pas sur l’asphalte noirci d’ordures ; des restes de civilisations évanouies qui affleurent péniblement à mes narines. Je ne ressens rien. Aucune douleur, ni dans mes jambes ni ailleurs maintenant. Finalement cela a cessé de couler. Toute la pourriture de ce monde stagne lentement dans l’air, à l’image de mes cicatrices encore baignées de rouge.
Dans cet inextricable chaos j’ai arrêté de saigner.
Des choses biscornues lovées dans mes veines me poussent à aller de l’avant, vers une destination ignorée de mes sens et de ma mémoire. Un instinct primal caché dans un bas repli de mon esprit m’incite à avancer encore sur ce tapis de goudron moisi. J’entends au loin le bruit des arbres que l’on abat, tout un long cérémonial brutal qui semble venir d’une bouche vorace.
Le silence autour de moi se fait sépulcral, bas et souffreteux. Un long sifflement qui ne finit jamais. Je trottine jusqu’en bas de la route et m’arrête, hésitant à m’engager plus loin. J’ai soulevé une nuée de poussière sous mes pas. Des particules qui ne rendent aucun écho sur cette terre stérile. Aux aguets, je décèle dans les premières broussailles une activité louche, tapie là pour veiller sur quelque sanctuaire indigène et barbare. Peut-être un troupeau de sangliers ou des cerfs attirés par cette lumière si particulière des sous-bois.
Je continue d’avancer en traînant la jambe droite. Une douleur lancinante irradie de mon mollet. Un mauvais coup reçu, me dis-je tout bas, niant toute volonté d’en savoir plus. Cela fait si longtemps que j’ai renoncé à comprendre. Si loin le temps aimé où j’avais encore une famille, des racines familières qui me retenaient au monde. J’ai aimé et j’ai payé pour ça. Une vérité que je n’aurai pas d’une vie à expier.
PRIJEDOR. Un panneau sur fond vert annonce le nom de la forêt que je m’apprête à traverser. Un frisson me vient à cette énonciation. Tout à coup je veux contourner les bois pour ne pas en traverser son cœur. J’y vois comme une sombre prédiction, des murs végétaux faites de lianes, des bêtes sombres et visqueuses intéressés par un coin de peau à égratigner et à vider de son sang. L’image d’arbres sortis bruyamment de terre par la seule force de leurs racines, de prairies ensevelies sous le mouvement sournois d’une terreur venue du fond de la terre. La peur m’étreint et je resserre mes maigres doigts sur mon baluchon.
Faire un détour reviendrait pourtant à croiser de nouveau les habitants de la région. Je n’ai que des mauvais songes à évoquer ces rencontres fortuites. Un malaise, à croiser leur regard volontairement fuyant, à déchiffrer cette menace qui émerge du dédain de leur mouvement. J’en crève de déambuler dans leurs maudites ruelles pavées.
Un jour je suis tombé. Aucun de là-bas ne m’a tendu une main secourable quand je me suis trouvé mal au milieu de cette place, à crever de faim et de soif. J’ai pleuré de désespoir, alors qu’ils passaient tous avec un lourd mépris, à portée de mon bras. Je le secouais vivement, à la façon d’un homme qui se noie. Ils ne pouvaient nier ma présence. Pourtant ces gens n’ont rien fait pour venir à mon secours. Ma blessure au mollet, je sais que ce fut dans cette ville qu’on me l’administra.
Depuis lors, j’évite tout contact avec les humains.
Alors, sans le vouloir je me retrouve sous les futaies, à l’abri de ce soleil froid qui ne réchauffe jamais vraiment. La lumière m’arrive par brusques trouées cinglantes. Un chemin de terre ne tarde pas à monter durement sur une centaine de mètres. Je prends le temps qu’il faut pour grimper la pente, m’attardant pour me donner courage à énumérer les variétés d’arbres que je croise. Mon mollet me fait souffrir mais je m’accroche comme il faut. Mes pas me traînent jusqu’à une large mare envahie de roseaux épars et de nénuphars. Je repose ma jambe endolorie et m’assois à même le sol, soufflant d’aise après ce long chemin parcouru. Des grenouilles s’amusent à se jeter promptement dans les eaux boueuses de la mare, à la recherche de compagnie. Je reste ainsi longtemps à m’amuser de ces bruits innocents qui calment pour un temps mon cœur agité. Le soir tombe sans que je ne m’en aperçoive. Une teinte sinistre se glisse dans les fourrées, dans l’attente d’une révélation sanglante. Je m’arrache avec difficulté de cette halte si aimable, moi qui ne connaît que le froid et l’indifférence. Dans un entêtement soudain, je décide de faire demi-tour et emprunte un autre chemin, boueux et sauvage. L’envie me prend de suivre ces tracés sinueux cernés d’une haute végétation. Mon cœur s’emballe à un brusque coude pris par le chemin qui va en se rétrécissant. Une émotion lointaine cogne le rappel au fond de ma mémoire. Une chose évidente dont je ne peux me souvenir. Suis-je déjà passé par cette route? L’obscurité s’est faite autour de moi sans réellement parvenir à me bouleverser. Les branches me griffent, glissant sur ma veste et égratignant mon visage. Mais je m’entête à marcher droit devant, comme certain d’y trouver un abri. Je comprends que je suis perdu à une nouvelle montée du parcours. Dans un geste instinctif je tâte l’intérieur de mon baluchon et grogne de contentement à sentir ces objets tout à la fois obscurs et familiers. Parvenu au sommet de la côte je distingue au loin, dans une sorte de trou, une pale lueur, comme venant d’en dessous. Je plisse les yeux devant ce phénomène qui m’apparaît dans une nuit sans lune. Dans un dernier effort je gravis le remblai qui me cache un moment la lumière devenue plus vive, luminescente et glaciale. Ce que j’entrevois m’effraie au point de me faire rater un battement de cœur.
Une houle de mains peureuses s’épand tout autour de cette niche faite de feuilles pourries et de bois mort. Des doigts brisés et sanglants qui réclament dans une même plainte qu’on les arrache à cette fange nauséabonde qui les emprisonne. A peine sent-on le parfum de la terre retournée, cette infection qui enserre le trou d’appels incessants. C’est toute une foule enterrée là, qui demande qu’on la secoure, qu’on l‘aide à se relever afin de recouvrer sa place dans le monde. Affolé, je me jette dans cette faille, plaie ouverte sur un peuple innocent. Lorsque j’atteins le fond de la fosse, les premiers corps sortent péniblement de cette boue grasse faite de chair humaine. La plupart ont le visage défiguré tandis que d’autres, du fait de bras défaillants ne peuvent complètement s’extraire de la bourbe qui colle vêtements et peau en un même parchemin fragile et cassant. Je tombe à genoux devant cette procession morbide, et peine à croire en mes sens lorsque mes yeux distinguent ces corps gâtés qui refusent de mourir. Leurs gestes saccadés témoignent d’un impensable besoin de vivre pour ne pas oublier. Plusieurs signes confirment qu’ils ne sont pas morts en paix. Des trous sombres parcourent ventres, thorax et crânes des défunts qui se rapprochent à présent du centre de la fosse. Je comprends qu’ils m’attendent sans savoir exactement ce qu’ils me veulent. Des tremblements parcourent mes bras quand l’une des apparitions s’empare avec délicatesse de mon paquet. Cette moitié de squelette en mouvement renverse le sac ouvert, laissant aller à terre une dizaine de photos ainsi que tout un bric à brac de biens qui m’appartenaient dans ma vie passée. L’un d’eux me tend une main décharnée et fait bouger sa mâchoire sans qu’aucun son ne sorte de sa gorge éventrée.
« Bon retour chez toi »
Il m’a parlé à l’intérieur de mon crâne. Je déchiffre ce qu’il vient de me dire sans en comprendre la signification. Autour de moi toute une population bat de ses pieds décharnés la boue gorgée de sécrétions humaines. Chacun est seul dans son tourment, tournant autour du trou en évitant ses congénères par frôlements successifs, à l’image de fourmis besogneuses. Je touche le contour des photos dispersées devant moi, et je me rappelle doucement. A mesure que mes souvenirs affluent dans mes veines, d’anciennes blessures se rouvrent dans mon ventre et ma poitrine, mon mollet gauche se disloque dans un bruit de bois mort sous moi. Je plaque inutilement ma main contre le torrent de sang qui s’échappe de ces brèches profondes, qui inonde ma chemise d’une teinte pourpre.
J’étais des leurs, le jour où la milice nous a conduit jusqu’à ces bois humides. Les policiers nous ont demandé de nous mettre en rang, bien alignés devant ce trou éloigné de toute civilisation. Les choses dont je me rappelle sont brèves ; un cri d’oiseau peureux suivi de près par cette souffrance atroce dans mon corps, par brèves saccades. Je suis tombé pour mourir sur une terre encore vierge de sang. Sous le coup des balles l’oiseau s’est envolé tout comme ma conscience, mon âme et le peu de soupir que mes poumons recelaient encore. Seule mon repos vint à manquer. Aussi m’arrachai-je plus vite que les autres, étonné d’incarner cette brève pensée qui hantait encore le monde des vivants. J’ai essayé en vain de me faire comprendre des habitants des villes. Alors, à bout d’idées je retourne auprès des miens. Je me couche dans les glaises viciées, heureux de ce sommeil que j’appelais en vain de par les routes.
Mon repos n’a pas de place en ce monde, ignoré des autres, nous sommes les damnés de ce coin de terre. Je suis tout juste une gueule hurlante d’où ne sort qu’un mince sifflement lugubre, pensée fugace et éphémère, une dépouille parmi d’autres qui ne connaîtra jamais la paix. Je vais peut-être bientôt reprendre la route, pour fuir cette damnation. Pour que les autres sachent enfin.

Depuis la fin de la guerre en Bosnie, plus de 6000 victimes ont été exhumées de quelques soixante-dix charniers découverts dans la région de Srebrenica, et le sort d'un millier d'autre demeure inconnu.

sarella

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Message  Peter Pan Mer 6 Jan 2010 - 20:04

Bonsoir sarella et bienvenue sur VE,

j'ai trouvé votre texte très fort, j'ai malheureusement beaucoup aimé...

j’avais encore une famille, des racines familières
familières après famille n'était peut-être pas utile...

par la seule force de leurs racines,
Je ne sais pas si c'est voulu, mais les deux racines sont assez proches...

Et dernière petite remarque, j'ai trouvé le mot terre souvent répété, mais c'est peut-être également voulu...
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Message  Invité Mer 6 Jan 2010 - 20:05

Je crois pouvoir dire que j'ai bien aimé ce texte sombre, en partie parce que le sujet m'intéresse, de toute façon. J'ai trouvé que tu avais bien évité le pathos, l'horreur gratuite, le gore. La première partie, jusqu'à ce que le narrateur décide de rebrousser chemin, m'a paru longuette, moins intéressante, moins forte que la suite.
La phrase explicative de la phrase m'a semblé assez superflue puisqu'on a compris avec le texte ce dont il s'agissait ; de plus, je lui trouve un ton assez revanchard.

Concernant l'écriture seule, j'ai trouvé que tu faisais très souvent appel au "qui", notamment au début, il est partout ; après, je l'ai moins remarqué ou bien je me suis habituée.
J'ai relevé ceci plus ou moins au hasard de ma lecture, sans faire une correction pointue, il reste sans doute des coquilles :

Une vérité que je n’aurai pas assez (?) d’une vie à expier.
J’y vois comme une sombre prédiction, des murs végétaux faits de lianes, des bêtes sombres et visqueuses intéressées par
La peur m’étreint et je resserre mes maigres doigts sur mon balluchon.
Parvenu au sommet de la côte je distingue au loin, dans une sorte de trou, une pâle lueur, comme venant d’en-dessous. (tiret)
la lumière devenue plus vive, luminescente et glaciale. (je ne connais rien à la physique, mais une "lumière luminescente" me semble un peu redondant, non ?)
Les choses dont je me rappelle sont brèves (normalement, on se rappelle quelque chose, pas de quelque chose, donc : "Les choses que je me rappelle". Toutefois, je crois que la construction avec "de" est acceptée dans la langue parlée)
Mon repos n’a pas de place en ce monde, ignoré ("ignorés" ? s'il renvoie à "nous" ?) des autres, nous sommes les damnés de ce coin de terre
et le sort d'un millier d'autres demeure inconnu.

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Message  ubikmagic Mer 6 Jan 2010 - 20:37

Bonjour,

En dehors de quelques maladresses, un texte très fort, avec une fulgurance et une urgence indéniables. Des associations d'images ou de mots, le plus souvent heureuses, donnent au récit un ton halluciné.

Le commentaire à la fin gâche un peu l'effet, comme une voix off qui tout à coup nous ferait sortir de la réalité auparavant créée.

Une question : Sarella, est-ce une référence à Serge Brussolo ?

Merci en tous cas pour ce texte prenant. Il y a du talent chez vous.

Ubik.
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Message  sarella Mer 6 Jan 2010 - 21:25

Bonsoir et merci pour vos commentaires qui me seront très utiles.

il est vrai que la dernière phrase est de trop. je l'enlèverai.

pour info, Sarella est bien une référence à Serge Brussolo, romancier prolifique et talentueux... enfin, selon moi...

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Message  Invité Mer 6 Jan 2010 - 22:36

Tout d'accord avec ubikmagic, et bienvenue sur Vos Écrits ! J'espère vous relire bientôt.

J'ai quelques remarques de langue ou de ponctuation :
« Une vérité que je n’aurai pas (assez ?) d’une vie à expier »
« Tout à coup je veux contourner les bois pour ne pas en traverser son (leur cœur ? ceux des bois ?) cœur »
« des murs végétaux faits (et non « faites ») de lianes, des bêtes sombres et visqueuses intéressées »
« cette menace qui émerge du dédain de leur mouvement » : je pense qu’ici il serait préférable de mettre les mouvements au pluriel, on imagine que les villageois en font plusieurs, tous dédaigneux
« Le soir tombe sans que je ne (je trouve que le « ne » explétif, dans ce cas de figure, obscurcit le sens de la phrase) m’en aperçoive. Une teinte sinistre se glisse dans les fourrés (et non « fourrées ») »
« moi qui ne connais (et non « connaît », c’est moi qui connais) »
« une pâle lueur »
« le jour où la milice nous a conduits »
« Les choses dont je me rappelle » : les choses que je me rappelle, ou dont je me souviens
« Seul (et non « Seule ») mon repos vint à manquer »
« Alors, à bout d’idées (je pense qu’il serait préférable d’insérer une virgule ici pour compléter l’incise) je retourne auprès des miens »
« ignorés des autres, nous sommes les damnés »

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Message  Invité Mer 13 Jan 2010 - 17:28

Il y a dans le texte quelques jaillissements superbes :

Une houle de mains peureuses s’épand tout autour de cette niche faite de feuilles pourries et de bois mort.
C'est vraiment très joli, vraiment, tout en restant sobre, discret. Alors , oui le texte ne peut pas tenir une cadence telle de son début jusqu'à sa fin. Je ne manquerai pas de vous lire.

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Message  Invité Mer 13 Jan 2010 - 17:32

Un instinct primal caché dans un bas repli de mon esprit m’incite à avancer encore sur ce tapis de goudron moisi. J’entends au loin le bruit des arbres que l’on abat, tout un long cérémonial brutal qui semble venir d’une bouche vorace.
Le silence autour de moi se fait sépulcral, bas et souffreteux.
J'ai trouvé voyante la succession d'adjectifs avec terminaison en "al", elle nuit à l'équilibre du passage.

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Message  Romane Jeu 14 Jan 2010 - 14:02

Je voulais découvrir une nouvelle plume et suis tombée sur ce fil. Etrange coïncidence, troublante même, j'hésitais à poster mon dernier texte, tu m'y encourages par celui-ci.

Contrairement à l'un des VE ci-dessus, j'aime que soit ajouté le dernier petit paragraphe, en guise de signature, comme un trait noir de la réalité, qui viendrait souligner une création littéraire.

Je n'ai rien à ajouter aux remarques déjà faites quant aux petites corrections à effectuer, par contre si cela m'était permis, j'aimerais voir le texte une fois retouché, pour le joindre au mien, sur mon blog, puisque nous évoquons le même sujet. Est-ce que c'est possible ?
Romane
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