Vanité des vanités, tout est vanité
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Vanité des vanités, tout est vanité
J'avais pris dès l'enfance la curieuse habitude de me débarrasser sur le champ de tout ce qui me paraissait inutile ou encombrant. Je tenais cela de ma mère: tous les dimanches, profitant de ce que je ne sois pas à l'école, elle entrait dans ma chambre, munie d'un énorme sac poubelle, et nous décidions ensemble de ce que nous pouvions jeter ou non. De fait, je me débarrassai très tôt de ce que la plupart des mômes conservent précieusement tout au fond d'un carton, jusqu'à ce que des années plus tard ils retombent dessus par hasard et puissent pousser les traditionnels soupirs nostalgiques et terriblement niais à mon sens. Chez moi, rien de tout cela. Exit dès huit ans les poupées démembrées, les peluches miteuses et les petites voitures: les jouets, passés un certain stade, n'étaient plus selon ma mère d'une quelconque utilité. Peu contrariante, je m'accommodai sans mal de cette philosophie particulière, au point de me l'accaparer tout à fait et de continuer de m'y plier une fois quittée la demeure familiale.
A vingt-deux ans, j'étais installée dans un petit appartement tranquille avec vue sur la route nationale, c'est à dire sans vue du tout. J'étais célibataire, étudiais avec acharnement mes cours de médecine, et consacrais tous mes dimanches après-midi au rituel du sac poubelle jusqu'à ne plus rien avoir sous les yeux qui se puisse me sembler superflu. Je ressentais toutefois que mon système avait ses failles: rapidement, je me rendis compte que ma frustration naissait de ce que je ne faisais que déplacer l'inutile, quand il aurait fallu le détruire. Je devais remédier à cela.
Le dimanche suivant, je fouillai mon appartement en vue de dénicher quelques objets stériles. Je portai mon choix sur une bougie parfumée que je n'avais jamais allumée, un vieux lecteur de CD qui ne marchait pas, quelques magazines féminins et un sac de coquillages ramené par ma cousine de ses vacances à l'île Maurice. Tout ce petit monde passa promptement dans le broyeur, fut malaxé et malaxé jusqu'à prendre une consistance proche de celle d'une purée, et descendit en quelques cuillerées tout au fond de mon estomac. Priant pour ne pas tomber malade, le ventre plein, j'allai me coucher dès huit heures, et dormis d'un sommeil sans rêve.
Je répétai ce procédé de destruction par l'ingestion la semaine suivante, puis celle d'après, et celle d'après encore, et ainsi de suite pendant des mois. De plus en plus, je peinais à dénicher de l'inutile en ma demeure, et sentais néanmoins qu'il en restait beaucoup. A présent que mon domicile était purgé du superflu, je décidai qu'il fallait que je le sois à mon tour: je me persuadai que c'était là la solution à mon état de permanente frustration.
Je commençai par me couper les cheveux: quoi de plus encombrant qu'une tignasse féminine ? Fervente partisane de l'épilation totale, je décidai que tout poil se dressant sur mon corps devrait être éradiqué. Je consacrai à cette tâche toutes mes mâtinées: cela ne me suffisait pas. Il y avait encore en moi trop de choses oiseuses. Par exemple, ces deux petits orteils, deux petits orteils qui ne me servaient à rien, et ne me seraient jamais de quelque usage que ce soit! Pourquoi les conserver ? En deux coups de couteau à viande, je m'en débarrassai, les broyai, puis les mangeai. Et puisque j'étais si bien partie, la semaine suivante je me coupai tous les orteils un par un. J'avais pour habitude d'être toujours assise, et par voie de conséquence, je déterminai n'avoir besoin ni de pieds ni de jambes. En fin de compte, il ne me fallut guère que six petites semaines pour en être réduite à un tronc pourvu de bras, et d'une tête que je tranchai la semaine suivante.
A vrai dire, je ne me sentais pas très utile.
J'espère seulement que personne n'a jeté mes restes dans un grand sac poubelle.
A vingt-deux ans, j'étais installée dans un petit appartement tranquille avec vue sur la route nationale, c'est à dire sans vue du tout. J'étais célibataire, étudiais avec acharnement mes cours de médecine, et consacrais tous mes dimanches après-midi au rituel du sac poubelle jusqu'à ne plus rien avoir sous les yeux qui se puisse me sembler superflu. Je ressentais toutefois que mon système avait ses failles: rapidement, je me rendis compte que ma frustration naissait de ce que je ne faisais que déplacer l'inutile, quand il aurait fallu le détruire. Je devais remédier à cela.
Le dimanche suivant, je fouillai mon appartement en vue de dénicher quelques objets stériles. Je portai mon choix sur une bougie parfumée que je n'avais jamais allumée, un vieux lecteur de CD qui ne marchait pas, quelques magazines féminins et un sac de coquillages ramené par ma cousine de ses vacances à l'île Maurice. Tout ce petit monde passa promptement dans le broyeur, fut malaxé et malaxé jusqu'à prendre une consistance proche de celle d'une purée, et descendit en quelques cuillerées tout au fond de mon estomac. Priant pour ne pas tomber malade, le ventre plein, j'allai me coucher dès huit heures, et dormis d'un sommeil sans rêve.
Je répétai ce procédé de destruction par l'ingestion la semaine suivante, puis celle d'après, et celle d'après encore, et ainsi de suite pendant des mois. De plus en plus, je peinais à dénicher de l'inutile en ma demeure, et sentais néanmoins qu'il en restait beaucoup. A présent que mon domicile était purgé du superflu, je décidai qu'il fallait que je le sois à mon tour: je me persuadai que c'était là la solution à mon état de permanente frustration.
Je commençai par me couper les cheveux: quoi de plus encombrant qu'une tignasse féminine ? Fervente partisane de l'épilation totale, je décidai que tout poil se dressant sur mon corps devrait être éradiqué. Je consacrai à cette tâche toutes mes mâtinées: cela ne me suffisait pas. Il y avait encore en moi trop de choses oiseuses. Par exemple, ces deux petits orteils, deux petits orteils qui ne me servaient à rien, et ne me seraient jamais de quelque usage que ce soit! Pourquoi les conserver ? En deux coups de couteau à viande, je m'en débarrassai, les broyai, puis les mangeai. Et puisque j'étais si bien partie, la semaine suivante je me coupai tous les orteils un par un. J'avais pour habitude d'être toujours assise, et par voie de conséquence, je déterminai n'avoir besoin ni de pieds ni de jambes. En fin de compte, il ne me fallut guère que six petites semaines pour en être réduite à un tronc pourvu de bras, et d'une tête que je tranchai la semaine suivante.
A vrai dire, je ne me sentais pas très utile.
J'espère seulement que personne n'a jeté mes restes dans un grand sac poubelle.
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Encore sous le charme. Le stye, l'imagination - même si je n'ai pas un goût prononé pour le gore - et surtout cette construction qui nous fait partir d'une légère névrose (parce quand même... la mère n'est pas complètement normale à mon sens) à une totale psychose.
C'est vraiment réussi Marjolaine. Enfin, à mon humble avis.
C'est vraiment réussi Marjolaine. Enfin, à mon humble avis.
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Encore une fois réussi. Le style ...
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Une excellente idée, fort bien déclinée selon moi ! J'ai beaucoup aimé.
Mes remarques :
« de me débarrasser sur-le-champ » : sinon, vous écrivez que la narratrice a un champ à côté de chez elle et qu’elle y jette tout ce qui l’encombre
« qui se puisse me sembler superflu » : je comprends la construction, mais ce « se » me paraît encombrer la phrase ; pourrait-on penser au sac poubelle dominical pour lui ?
« toutes mes matinées »
Mes remarques :
« de me débarrasser sur-le-champ » : sinon, vous écrivez que la narratrice a un champ à côté de chez elle et qu’elle y jette tout ce qui l’encombre
« qui se puisse me sembler superflu » : je comprends la construction, mais ce « se » me paraît encombrer la phrase ; pourrait-on penser au sac poubelle dominical pour lui ?
« toutes mes matinées »
Invité- Invité
Bousculé.
Salut,
A part quelques petites maladresses, un propos intéressant, qui n'est pas sans me rappeler certaines lectures ( Brussolo, Masterton ).
Personnellement, je trouve qu'on passe un peu rapidement à la vitesse supérieure, voire maximale. Entre les petits objets d'un côté, et l'autophagie de l'autre, je pense qu'il aurait fallu mieux marquer les degrés intermédiaires, en trouver un ou deux. Mais c'est juste l'impression, toute subjective, d'avoir été bousculé. C'était peut-être le but ?
En tous cas, c'est prometteur.
Ubik.
A part quelques petites maladresses, un propos intéressant, qui n'est pas sans me rappeler certaines lectures ( Brussolo, Masterton ).
Personnellement, je trouve qu'on passe un peu rapidement à la vitesse supérieure, voire maximale. Entre les petits objets d'un côté, et l'autophagie de l'autre, je pense qu'il aurait fallu mieux marquer les degrés intermédiaires, en trouver un ou deux. Mais c'est juste l'impression, toute subjective, d'avoir été bousculé. C'était peut-être le but ?
En tous cas, c'est prometteur.
Ubik.
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
C'est ce qu'on appellerait une sorte de "rasoir d'Occam" ou encore la "tabula rasa", un peu radicale, la philosophie ! Le corps, ce ne sont pas que des mots - et des maux, hein ! Mais le texte, en tous cas, fonctionne très bien !
Celeron02- Nombre de messages : 713
Age : 52
Localisation : St-Quentin
Date d'inscription : 19/12/2009
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
On lit, on lit, c'est agréable, on se demande bien où ca va nous mener, et là, à la lecture de cette phrase là :
"descendit en quelques cuillerées tout au fond de mon estomac"
nous voila surpris,interloqué, et surtout ravis !
on continue et c'est l'apothéose : de l'auto-canibalisme ... la totale.
De l'absurde comme j'aime, j'ai adoré !
"descendit en quelques cuillerées tout au fond de mon estomac"
nous voila surpris,interloqué, et surtout ravis !
on continue et c'est l'apothéose : de l'auto-canibalisme ... la totale.
De l'absurde comme j'aime, j'ai adoré !
Iryane- Nombre de messages : 314
Age : 44
Localisation : là où je dois être ...enfin, sans certitude.
Date d'inscription : 26/01/2010
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Je trouve dommage que l'idée, pas neuve mais intéressante, n'ait pas été plus développée, car, comme il est relevé plus haut, ça court la poste, c'est une fable express, alors qu'un peu plus de texte aurait donné le temps d'installer progressivement le climat.
Mais ce sont là minauderies de gourmands, car votre plume est aussi alerte -trop, à mon goût- que d'habitude, et vive et enjouée.
Vous êtes une épistolière délicieuse, qui peut-être craint de lasser en délayant trop; et somme toute, vous êtes peut-être dans le vrai en faisant bref.
Mais ce sont là minauderies de gourmands, car votre plume est aussi alerte -trop, à mon goût- que d'habitude, et vive et enjouée.
Vous êtes une épistolière délicieuse, qui peut-être craint de lasser en délayant trop; et somme toute, vous êtes peut-être dans le vrai en faisant bref.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Un texte fort réjouissant ! Bravo !
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Tu as récemment développé un penchant pour l'absurde qui me plaît et que tu manipules avec maestria, même si, tu as en effet eu tendance à brûler légèrement les étapes.
Invité- Invité
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Toujours un plaisir à te lire M-arjolaine, une fois, deux fois, tu surprends si bien que même à la relecture je m'étonne encore de tes retournements.
lamainmorte- Nombre de messages : 72
Age : 35
Localisation : au paradis, et mes pêchés sont à Venir.
Date d'inscription : 08/12/2009
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Excellent ! Rien à jeter !
Ba- Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
Dommage de ne pas avoir laissé à la narratrice le temps de balancer quelques mecs dans le sac poubelle ;o)
boc21fr- Nombre de messages : 4770
Age : 54
Localisation : Grugeons, ville de culture...de vin rouge et de moutarde
Date d'inscription : 03/01/2008
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
J'ai lu ce texte avec beaucoup de plaisir et de facilité.
Il n'y a qu'une phrase sur laquelle j'ai buté et que j'ai dû relire :
Par contre, j'ai beaucoup aimé cette plongée dans le quotidien mais moins la fin. Je changeais de registre de texte. J'ai commencé à tiquer quand la narratrice trouve toujours des choses à jeter dans son petit appartement d'étudiante.
En même temps, j'ai lu la fin comme une sorte de morale.
J'ai bien aimé ton style et le fait de raconter cette histoire à la première personne du singulier et au passé simple.
Il n'y a qu'une phrase sur laquelle j'ai buté et que j'ai dû relire :
M-arjolaine a écrit:De fait, je me débarrassai très tôt de ce que la plupart des mômes conservent précieusement tout au fond d'un carton, jusqu'à ce que des années plus tard ils retombent dessus par hasard et puissent pousser les traditionnels soupirs nostalgiques et terriblement niais à mon sens.
Par contre, j'ai beaucoup aimé cette plongée dans le quotidien mais moins la fin. Je changeais de registre de texte. J'ai commencé à tiquer quand la narratrice trouve toujours des choses à jeter dans son petit appartement d'étudiante.
En même temps, j'ai lu la fin comme une sorte de morale.
J'ai bien aimé ton style et le fait de raconter cette histoire à la première personne du singulier et au passé simple.
Re: Vanité des vanités, tout est vanité
J'affectionne ce genre de thèmes et j'ai beaucoup aimé la manière dont il est traité
Yellow_Submarine- Nombre de messages : 278
Age : 53
Localisation : Fougères
Date d'inscription : 08/01/2010
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