L'ordre du jour
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Iryane
ubikmagic
Louis
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L'ordre du jour
Je veux éviter ce côté du monde où tout dégringole, et ce chaos des jours et des nuits où tout se mêle.
J'ai choisi mon ordre du jour, mon ordre pour aujourd'hui : « Courage, sois courageux ». J'obéirai. Je suivrai l'ordre, je ne me laisserai pas emporter dans les égouts de l'existence, là, sous la route de la vie, avec les eaux sales des petits dégoûts et des gros dégâts. J'ai trop peur de cette fuite par où la vie s'en va, par où se perd toute source claire, ordonnée et limpide.
Chaque matin, j'ordonne, je me donne un ordre : ainsi je construis ma vie, je la mets en ordre. C'est ma méthode pour éviter de m’égarer, pour ne pas errer dans le sable des jours et la poussière noire des nuits. Je ne veux pas me perdre.
Quand chaque journée est bien ordonnée, chaque jour est un bon jour.
Parce que, il faut bien le reconnaître, j'ai trop tendance à me laisser aller. A vivre au jour le jour, désordonné. Je ne sais pas plier ma vie à une règle sublime, ne sais pas faire briller l'or donné d'un jour magnifié à l'aura d'une maxime de vertu éternelle. Maintenant, je sais. Enfin, j'ai trouvé le moyen de me bousculer, de me pousser à vivre, d'apprendre à exister. Parce que, c’est vrai, je ne savais pas vivre. Jamais, depuis ma naissance, je n'ai su vivre.
Parce que... Suffit ! Je ne dois pas laisser courir mes pensées, c'est dangereux. J'ai trop peur des mots qui suivent, et des idées qui suivent les mots, des errances qui s'ensuivent, et des égarements suivants. Il me faut mettre de l'ordre là aussi, dans mes idées. Alors, j'écris parfois des mots sur mon cahier, avec application. De temps en temps, j'aime faire de belles phrases : « l'aura d'une maxime de vertu éternelle ! » Pourtant, je suis comme un crayon sans mine. Et quand j'ai une petite mine – souvent elle est petite, et pas bonne – c'est une mine triste. J'essaie de donner bonne figure à mon crayon.
Hier, j'avais mis le sourire à l'ordre du jour. Il faut savoir sourire à la vie, et à la face du monde. Savoir être avenant, bienveillant, avec tous ces gens rencontrés sur son chemin. Faut quitter son air renfrogné, triste et geignard, sérieux et pleurnichard. Faut sourire, quoi ! Alors j'ai souri quand le réveil a sonné, quand il m'a tiré par les oreilles et les cheveux, hors du sommeil, quand qu’il m'a poussé hors d'un rêve étrangement beau et m'a mis au bas du lit tout chaud. J'ai souri en arrivant au bureau, souri à mon patron lorsqu'il a gueulé, une fois de plus : « Encore en retard, Jean-Robert ! Vous exagérez. Cela ne peut plus durer. Je vais sévir ». A mes collègues de travail mal réveillés, j’ai souri, les yeux dans des poches profondes à en creuser tout le visage, les mains glissant sur les cheveux pour indiquer combien la surcharge de travail est grande, et le ras-le-bol aussi. J’ai souri à l'écran de ma machine, quand je me suis assis devant lui pour notre face à face quotidien, le reflet flou qu'il m'a renvoyé avant qu'il ne s'illumine a été le seul à me rendre un sourire. J'ai souri toute la journée.
Bizarrement, mon ordre du jour a semblé faire désordre. « T’as vu Jean-Robert ! Il a l'air un peu con, aujourd'hui, hein, avec son sourire niais » a dit Mélanie, tout bas, à l'oreille de sa voisine de bureau. Mais j'ai entendu, et j'ai vu aussi le rire moqueur de Christine, la confidente de Mélanie, et entendu sa réponse : « Ouais, ben il a toujours l'air bizarre, Jean-Robert »
Mon patron a hurlé, une fois de plus : "Travaillez, Jean-Robert, au lieu de sourire aux anges ! " Aux anges ! Quels anges ? Mon ange gardien ? Je n'en ai pas. Ou alors, s'il y en a un à mon service, il ne se dérange pas pour moi. Fait très mal son travail. Je lui botterais bien les fesses, tiens, à celui-là ! Ferait bien de faire un peu de zèle. Parce que le zèle des anges, c'est... oh, comme leur sexe. D'ailleurs, ils ne rendent jamais le sourire qu'on leur donne, les anges. Un jour, c'est à moi que l'on a dit : « T’es un ange ». Bah, je ne l'ai pas cru ! Y croient ceux que ça arrange.
J'ai souri encore quand je suis rentré du bureau. A ma femme. A cette femme qui est ma moitié. Ma moitié, que dis-je ? Mon trois-quarts ! « Souris pas bêtement, t'as l'air idiot » qu'elle m'a dit, mon trois-quarts d'ego, avant d'ajouter : « Dépêche-toi, il y a le repas à préparer ». Je n'ai rien dit, j'ai continué de sourire. Un ange est passé probablement, mais alors sans s'arrêter, sans me regarder, moi qui souris au monde et à tous les dieux, et même sans faire le moindre salut. Non, rien. Saleté d'ange, va !
J'ai un peu écrit hier soir dans mon cahier. Difficilement. Mine déconfite. On ne comprend pas mes efforts. Je ne veux pas me mettre à l'ordre du jour, je veux mettre de l'ordre dans mes jours. Mais ça ne fait rien. Je ne renonce pas à ranger ma vie dans le bien-ordonné, dans le droit chemin. Leur ordre me laisse chaos. Il faut alors, absolument, que je mette mon grain de sel dans le sable des jours, que je trace le chemin avec des petits cailloux blancs quand ils me font prendre, tous, ces affreux détours ; des grains de sel, comme un petit poucet qui cherche sa raison de vivre qui soit une maison où vivre. Non, je ne veux pas m'égarer, décousu, déchiré en lambeaux d'existence flottant aux quatre vents, sur les fils à linge suspendus entre des horizons multiples et confus. J'ai écrit tout cela sur mon cahier, dans un terrible brouillamini. Je crois que je suis malade des mots. Ils vont en tous sens, les mots, et moi, j'en perds le sens. Je perds le fil conducteur, c'est pour ça. Pour ça que je dois conduire mes jours et mes pensées, et toutes mes phrases ; pour ça que je dois mettre de l'ordre.
J'ai taillé ma mine, hier. Mais il faut bien pointer la chose, j'ai toujours peur. Je fuis le jour, je fuis la vie. Je ne suis pas assez rangé. Trop dérangé. Mon ordre du jour en découle logiquement : « Courage, n'aie pas peur ». Pas peur du jour qui commence, pas peur aujourd'hui du lendemain ; pas peur d'arriver en retard au boulot ; pas peur des engueulades du patron ; pas peur du regard des autres. Non, pas peur de dire à la face du monde ce qui pèse sur le coeur ; pas peur de ce qui dévie le cours régulier des vies ; ni de cette solitude si grande au milieu des autres, pas peur. Pas peur de crever ce soir.
Le réveil m'a fait sursauter ce matin de mon aujourd'hui sans peur. Il a retenti comme une sirène d'alerte : attention danger ! Et moi qui ne dois pas avoir peur ! Le jour n'est pas à mon ordre, tout arrive comme je ne le voudrais pas, mais je veux être courageux, je veux vaincre ma peur de vivre. Je mettrai de l'ordre. J’y mettrai bon ordre.
Je suis là, sur le quai du métro. Je regarde passer les rames. Les unes après les autres. Je ne monte pas. Dans aucune. Je suis en retard. Au bureau, le patron doit hurler déjà. Qu'est-ce qu'il fout Jean-Robert ? Ah, il va m'entendre en arrivant ! Sur le quai de la station de métro, immobile, à regarder les trains qui vont dans un sens, dans un autre, toujours le même itinéraire, je n'ai pas peur. Je pourrais descendre, là, sur les rails, me mettre sur la voie, en attendant la prochaine rame, je n'ai pas peur. Je ne descends pas, ce n'est pas dans l'ordre des choses. Il y a cette cohue autour de moi, ce tohu-bohu, ces pas de tous côtés, ces montées et ces descentes, ces mots par bribes, ces cris, tout ce charivari et moi, debout, figé, sans peur, ordre immobile dans le tumulte, point fixe dans le mouvant, statut de commandeur de l'ordre des jours. Il n'y a que des lignes, je suis un point. Crayon sans mine planté dans le sol silencieux. S'il me restait un peu de mine, au fond, j'écrirais: "je ne m'aligne point". Mais je ne laisse pas de trace. Je suis là, tout seul, comme un con, au centre fixe d'une spirale de chaos, et je n'ai pas peur. Pas peur.
Un couple passe. Ils s'enlacent, s'embrassent, ils passent. Elle tire sa valise sur roulettes, elle passe, s'évanouit dans un lointain, un espace incertain, hors de vue. Il fonce sur ses patins, flèche entrevue. Ils causent affaires, bureau, et s'en vont, bagages à la main, au-delà du visible ; ils rient, ils crient, et puis rien ; une chansonnette, une mélodie sifflée du bout des lèvres, et puis rien.
On me demande : « T'as pas un euro ? » Moi, je n'ai rien, je n'ai que mon ordre, je n'ai que mon jour. Je n'ai que moi. Je me donnerais bien, comme je me suis donné à tout, l'autre jour, quand l'ordre était : "Sois généreux". J'avais vidé mes poches, j'avais vidé mon sac, vidé ma vie. Oh ! ce qu'elle avait hurlé mon trois-quarts quand elle a su que j'avais vidé les quatre-quarts de mon porte-monnaie ! J'étais à vide, seul un léger contrordre m'avait permis de me reprendre un peu. Mais je ne suis pas un euro, pas un heureux, et pas peureux. Et qui voudrait de moi ? Je lui dis, - je ne dois pas ne pas oser : "T'as pas un peu de courage à revendre ?"
Des heures sans doute sur ce quai. Je ne bouge pas, mais le temps, lui, il avance quand même. C'est quand même fort ça, quand même...
Mais si, quelque chose bouge au fond de moi. Ça gronde au fond. Je m'en aperçois, je le sens : un maelström violent ; je suis sur un volcan ; un magma informe tout en fatras cherche à remonter à la surface ; des secousses tectoniques font frissonner tout mon corps tremblant... Cette étrangeté inquiétante, au fond... ce bouillonnement... Ces bulles d'angoisse... ces vapeurs vertiges... Mais la croûte d'ordre de mon sol tient encore. Pas encore de cratère ouvert. Je n'ai pas peur.
Une main dans la mienne. C'est d'une douceur si rare. Qui donc est près de moi ? Qui a mis un peu de sa vie dans la paume de ma main ? Je ne tourne pas la tête, pour voir, pour savoir. Ce n'est pas parce que je n'ose pas, non, non. C'est autre chose. C'est un ange ? Ah, non, pas un ange ! Je ne veux plus que l'on me casse pieds et mains avec les anges, je ne veux plus qu'on me parle de ces bêtes-là qui, elles, ne parlent pas, jamais, ça les dérange. Il y a une chaleur qui m'entraîne, une tendresse du bout des doigts qui me sort de mon état immobile et froid. Il y a un coeur sur ma main. Elle m'emmène jusqu'au bout du couloir de la station de métro Porte du Temps. Le brouhaha, le vacarme métropolitain laisse place, petit à petit, à une rumeur plus ordonnée, plus régulière, plus profonde : devant moi, au bout du couloir crasseux, gris et noir, il y a... l'horizon, il y a… une immensité bleue... il y a... l'océan. C'est si grand, si beau, l'océan. L’émotion coule de mes yeux qui le contemplent fixement. Quelques larmes iront gonfler ses flots. Il y aura un peu de moi en lui. Je contemple longuement la vague indéfiniment répétée. Mesure et démesure, ordre et désordre, en harmonie. Mon esprit se fait rivage, plage de sable fin, où il y a mon grain, mes grains, mes bouts de vie. Une plage où vient se jeter l'eau écumante. Hier le sourire mourait sur la plage de mes lèvres, aujourd'hui des flots de vie viennent se jeter sur mes côtes, de plein fouet.
La délicatesse d'une main m'entraîne à nouveau ; sans elle, je serais resté là toute une éternité. Je traverse un sombre couloir de souterrain métropolitain. Je suis très en retard au boulot, mais je lui dirai au patron, j'ai pris le métro porte d'Océan. Et l'océan, lui, m'attendait depuis si longtemps.
Une pièce éclairée faiblement par un petit abat-jour, là au bout du couloir. Je ne discerne rien d'abord, puis nettement je distingue quatre hommes autour d’une table. Ils jouent aux cartes. Ils battent longuement les cartes, ils mettent tout, c'est affreux, dans le désordre ; par leurs gestes tranquilles, mais violents, ils fabriquent du hasard, ils produisent du désordre. Quatre artisans des aléas et une main douce, toujours dans la mienne. Je n'ai pas peur.
Les joueurs étalent sur la table les cartes tirées du paquet de hasard, l'une après l'autre, selon une règle, selon un ordre : toujours présenter la carte du dessus.
Sept trèfles, sept instants, et un as de coeur, et une dame qui pique. Il y a le cavalier, combattant courageux, et un valet noir, de nuit.
Pique cherche pique, roi cherche roi, coeur cherche coeur.
Noire et noire, rouge et rouge, le grand jeu, pique, quête d'ordre. Carreau, une réussite, coeur, et des échecs, noirs, et l'ordre. Trèfle qui naît du hasard, pique, du désordre, noir, de l'aléatoire.
Longtemps, je reste devant le rouge, devant le noir ; longtemps, je contemple la dame qui sort du hasard, le roi qui rentre dans l'ordre des couleurs, l'as qui se perd hors du rang.
Longtemps, et les cartes se brouillent, mes yeux n'ont plus de lumière pour éclairer ces fragments des réalités humaines sur papier à jouer, battus, dérangés, arrangés ; déclassés, classés ; mêlés, démêlés. Ils ne représentent plus, ces bouts de pêle-mêle et de tohu-bohu, que des signes informes et indéchiffrables. Et ma main est froide. Une rame de métro. Je suis sur le quai, debout, pique planté sur le carreau de la gare devant des coeurs affolés, des as stressés, en tous sens des dix et des cents, des dames pressées, des valets partout. Je suis là, et maintenant si las de toute cette agitation.
J'essaie d'étouffer les grondements au fond. J'écoute l'océan derrière le chahut que font tous ces gens. Je revois les vagues, et le coeur des vagues ; je vois des bateaux de cartes qui dérivent, et la dame des mers, et le roi des flots, quelques bouts de papier emportés par l'onde, et ma vie qui tangue depuis si longtemps. La sirène au loin, le réveil. Un grain, la tempête. Je suis un marin sur un frêle esquif. Souffle le vent. Non, je n'ai pas peur. Je ne ferai pas naufrage.
Je suis resté sur le quai toute la journée, on m'a bousculé, on m'a jeté de drôles de regards, on a ri. Je suis resté impassible. Je ne suis pas allé travailler. Je passerai un sale quart d'heure quand mon trois-quarts saura, et pire quand je verrai mon patron. Je m'en moque, je ne crains rien.
Je voudrais faire un pas, monter, sortir. Mais j'y pense : au-dessus de ma tête, au-dessus du plafond de ce souterrain, il y a tout ce trafic, ce mouvement incessant des voitures, des bus, des vélos, des motos, des piétons, dont on ne sait pas où ils vont, dont on ne sait pas d'où ils viennent; cet erratique trafic bruyant, cet incroyable fourmillement, ce désordre effrayant. Plus haut encore au-dessus de ma tête, les nuages brouillons poussés par le vent, leur course insensée à travers le ciel. Il s'affaisse le monde d'en haut, il s'abaisse, il s'écroule. Le ciel me tombe dans la tête, j'ai les nuages dans la tête, je suis perdu dans le brouillard ; le trafic est dedans, dans mon esprit, mes idées roulent en tous sens. Moi qui voulais monter... m'élever jusqu'aux étoiles... tourner comme un astre, tourner... prendre place dans l'harmonie universelle…
Depuis combien de temps je suis là ? Cette foule... un volcan au milieu de la foule... irruption de lave... et là-bas, le grand océan... la lave incandescente... Personne pour voir le feu qui s'écoule vers l'océan ? A droite du temps, au fond du couloir, l'océan... les nuages dans ma tête, moi sous terre, qui sous-tends... Quoi ? Sous temps ? Sous vide. Vide sang. La dame de pique est plantée là, toute nue avec ses bas noirs... cette vie en confettis de gens très avertis... ça gueule partout comme un patron... la terre est en haut, le ciel sous mes pieds... le travail attend le métro... Oh, c'est dur... ce... les derniers jours... peur comme un enfant. Non. Faut pas. A mer la vie comme partout hurle tes soucis c'est pas comme ça qu'on se sort du trou mais c'est pas la peine tout est foutu. Amer le goût de la vie cul par-dessus tout et tête en-dessous. A mer la galère la vie tout à l'envers à l'infini retourné en arrière nez pointé dans le passé plus là où j'ai été. A mer à vie à temps plus qu'imparfait femme sans amour sans coeur la tête dans les trèfles et l'azur sur le carreau foutu foutu mari damné paumé efforts boulot chaviré sous les flots crayon sur les flots bateau dérive prend l'eau mine d'eau... Vautré dans la disproportion, ajouré de démesure, chaos infligé, homme sans ailes, tout craque. Tout, démesuré, démembré, déchiré. Tout s'entremêle, s'entrechoque, s'emmêle, s'embrouille, se mêle, se brouille.
La vie c'est un grand foutoir. Un grand bazar. Un grand repoussoir
Toutes ces turbulences... Ce n'est pas mon jour. C'est ton jour. Je tremble. Tu ne trembles pas. Je ne sais plus quand le jour commence, quand il finit. Tu sais quand le jour finit, quand il commence. Tout est déréglé. Tu te donnes des règles. Plus rien ne va droit, tout va de travers. Rien ne va de travers, il n' y a pas de droit. Je suis rêve d'une ombre. La vie n'est pas un songe. Il me faut pour vivre un grand ciel bleu ordonné. La lumière naît de la nuit, le bleu est dans tes yeux, la terre s'invente un ciel.
La station de métro, subitement, s'est vidée. Etrangement, il n' y a plus personne. Je suis seul sur le quai silencieux. Les trains passent, dans un sens, dans un autre, sans s'arrêter, vides. La lumière se fait plus forte, devient presque aveuglante. Un enfant apparaît. Il s'assoit au centre du quai. Il joue. L'enfant joue avec des cubes. Des cubes de toutes les couleurs. Il les place les uns sur les autres, dans une ordonnance parfaitement géométrique. La construction s'élève rapidement, alors elle vacille. L'enfant cherche l'équilibre. Il ajoute un cube encore, inquiet, par-dessus les autres. Ses gestes sont maîtrisés, il procède doucement, méticuleusement, avec habileté. Encore un cube placé précautionneusement et l'ensemble ne s'effondre pas. L'enfant hésite. Encore un ? Encore un cube, l'un de ceux taillés dans le fer et dans le sang ? Dans le marbre des vies les plus dures ? Ou celui-là découpé dans la douceur tendre des vies fragiles ? Lequel sera de trop ? Lequel produira le grand effondrement ? Parce qu'il y aura ce moment de la chute. C'est inévitable. Où s'arrêter avant qu'il ne soit trop tard ? Avant que tout craque. Où ? « Je veux construire une tour qui monte jusqu'au ciel, un escalier vers les étoiles » dit l'enfant. Je le sais, il le sait aussi, l'enfant, tout tombera avec fracas, tout se dispersera dans le désordre. Je regarde fasciné l'enfant qui sait, et pourtant ajoute un étage à la tour déjà penchée, branlante et vacillante. Pas un souffle de vent, pas un souffle de notre respiration coupée. La main de l’enfant ne tremble pas. Mais d’un coup, par cette loi naturelle, inviolable, fatale, indépendante de toute volonté humaine, tombe avec fracas l'escalier qui grimpait vers les hauteurs du ciel inventé. Alors l’enfant reprend son oeuvre, son architectonique construction. Il recommence patiemment, Sisyphe enfant, à pousser les cubes vers le haut. Certains ont des coins brisés. Il sait pourtant, il sait. Mais il n'a pas peur. Il sait qu'il faut aller très haut, que l'important c'est d'aller haut, au plus haut que l’on peut avant la chute fatale. Il n'a pas peur, ses mains ne tremblent pas. Et dans les chutes répétées, des cubes se sont brisés. Mille grains de poussière sur le sol du quai dispersés, près des voies, près des trains qui passent, inlassablement, toujours vides. Un jour, l'enfant ne jouera plus, il n'y a aura plus de cubes, il n'y aura plus de jeu, juste un tas de poussières que le vent emportera dans les déserts, près des trains qui passent.
Je m'en vais, je ne reste plus là. Je sais que le jour a une fin. Je sais que la nuit vient. Je sais qu'il y aura un lendemain. Aujourd'hui, je n'ai pas eu peur. Jamais plus, je n'aurai peur. Demain, j'irai me baigner dans l'océan ; demain, sans peur, j'étalerai mes cartes, je ferai des réussites, je traverserai les échecs ; demain, je mettrai dans un cube aux arêtes bien nettes, aux angles bien droits, ce qui gronde au fond de moi. Demain, les cubes seront des sphères, les courbes sont si belles. Désormais, je sais qu'il y a une matrice féconde, j'ai mon ordre du jour pour demain, et pour toujours : "N'aie pas peur. Pas peur du chaos".
J'ai choisi mon ordre du jour, mon ordre pour aujourd'hui : « Courage, sois courageux ». J'obéirai. Je suivrai l'ordre, je ne me laisserai pas emporter dans les égouts de l'existence, là, sous la route de la vie, avec les eaux sales des petits dégoûts et des gros dégâts. J'ai trop peur de cette fuite par où la vie s'en va, par où se perd toute source claire, ordonnée et limpide.
Chaque matin, j'ordonne, je me donne un ordre : ainsi je construis ma vie, je la mets en ordre. C'est ma méthode pour éviter de m’égarer, pour ne pas errer dans le sable des jours et la poussière noire des nuits. Je ne veux pas me perdre.
Quand chaque journée est bien ordonnée, chaque jour est un bon jour.
Parce que, il faut bien le reconnaître, j'ai trop tendance à me laisser aller. A vivre au jour le jour, désordonné. Je ne sais pas plier ma vie à une règle sublime, ne sais pas faire briller l'or donné d'un jour magnifié à l'aura d'une maxime de vertu éternelle. Maintenant, je sais. Enfin, j'ai trouvé le moyen de me bousculer, de me pousser à vivre, d'apprendre à exister. Parce que, c’est vrai, je ne savais pas vivre. Jamais, depuis ma naissance, je n'ai su vivre.
Parce que... Suffit ! Je ne dois pas laisser courir mes pensées, c'est dangereux. J'ai trop peur des mots qui suivent, et des idées qui suivent les mots, des errances qui s'ensuivent, et des égarements suivants. Il me faut mettre de l'ordre là aussi, dans mes idées. Alors, j'écris parfois des mots sur mon cahier, avec application. De temps en temps, j'aime faire de belles phrases : « l'aura d'une maxime de vertu éternelle ! » Pourtant, je suis comme un crayon sans mine. Et quand j'ai une petite mine – souvent elle est petite, et pas bonne – c'est une mine triste. J'essaie de donner bonne figure à mon crayon.
Hier, j'avais mis le sourire à l'ordre du jour. Il faut savoir sourire à la vie, et à la face du monde. Savoir être avenant, bienveillant, avec tous ces gens rencontrés sur son chemin. Faut quitter son air renfrogné, triste et geignard, sérieux et pleurnichard. Faut sourire, quoi ! Alors j'ai souri quand le réveil a sonné, quand il m'a tiré par les oreilles et les cheveux, hors du sommeil, quand qu’il m'a poussé hors d'un rêve étrangement beau et m'a mis au bas du lit tout chaud. J'ai souri en arrivant au bureau, souri à mon patron lorsqu'il a gueulé, une fois de plus : « Encore en retard, Jean-Robert ! Vous exagérez. Cela ne peut plus durer. Je vais sévir ». A mes collègues de travail mal réveillés, j’ai souri, les yeux dans des poches profondes à en creuser tout le visage, les mains glissant sur les cheveux pour indiquer combien la surcharge de travail est grande, et le ras-le-bol aussi. J’ai souri à l'écran de ma machine, quand je me suis assis devant lui pour notre face à face quotidien, le reflet flou qu'il m'a renvoyé avant qu'il ne s'illumine a été le seul à me rendre un sourire. J'ai souri toute la journée.
Bizarrement, mon ordre du jour a semblé faire désordre. « T’as vu Jean-Robert ! Il a l'air un peu con, aujourd'hui, hein, avec son sourire niais » a dit Mélanie, tout bas, à l'oreille de sa voisine de bureau. Mais j'ai entendu, et j'ai vu aussi le rire moqueur de Christine, la confidente de Mélanie, et entendu sa réponse : « Ouais, ben il a toujours l'air bizarre, Jean-Robert »
Mon patron a hurlé, une fois de plus : "Travaillez, Jean-Robert, au lieu de sourire aux anges ! " Aux anges ! Quels anges ? Mon ange gardien ? Je n'en ai pas. Ou alors, s'il y en a un à mon service, il ne se dérange pas pour moi. Fait très mal son travail. Je lui botterais bien les fesses, tiens, à celui-là ! Ferait bien de faire un peu de zèle. Parce que le zèle des anges, c'est... oh, comme leur sexe. D'ailleurs, ils ne rendent jamais le sourire qu'on leur donne, les anges. Un jour, c'est à moi que l'on a dit : « T’es un ange ». Bah, je ne l'ai pas cru ! Y croient ceux que ça arrange.
J'ai souri encore quand je suis rentré du bureau. A ma femme. A cette femme qui est ma moitié. Ma moitié, que dis-je ? Mon trois-quarts ! « Souris pas bêtement, t'as l'air idiot » qu'elle m'a dit, mon trois-quarts d'ego, avant d'ajouter : « Dépêche-toi, il y a le repas à préparer ». Je n'ai rien dit, j'ai continué de sourire. Un ange est passé probablement, mais alors sans s'arrêter, sans me regarder, moi qui souris au monde et à tous les dieux, et même sans faire le moindre salut. Non, rien. Saleté d'ange, va !
J'ai un peu écrit hier soir dans mon cahier. Difficilement. Mine déconfite. On ne comprend pas mes efforts. Je ne veux pas me mettre à l'ordre du jour, je veux mettre de l'ordre dans mes jours. Mais ça ne fait rien. Je ne renonce pas à ranger ma vie dans le bien-ordonné, dans le droit chemin. Leur ordre me laisse chaos. Il faut alors, absolument, que je mette mon grain de sel dans le sable des jours, que je trace le chemin avec des petits cailloux blancs quand ils me font prendre, tous, ces affreux détours ; des grains de sel, comme un petit poucet qui cherche sa raison de vivre qui soit une maison où vivre. Non, je ne veux pas m'égarer, décousu, déchiré en lambeaux d'existence flottant aux quatre vents, sur les fils à linge suspendus entre des horizons multiples et confus. J'ai écrit tout cela sur mon cahier, dans un terrible brouillamini. Je crois que je suis malade des mots. Ils vont en tous sens, les mots, et moi, j'en perds le sens. Je perds le fil conducteur, c'est pour ça. Pour ça que je dois conduire mes jours et mes pensées, et toutes mes phrases ; pour ça que je dois mettre de l'ordre.
J'ai taillé ma mine, hier. Mais il faut bien pointer la chose, j'ai toujours peur. Je fuis le jour, je fuis la vie. Je ne suis pas assez rangé. Trop dérangé. Mon ordre du jour en découle logiquement : « Courage, n'aie pas peur ». Pas peur du jour qui commence, pas peur aujourd'hui du lendemain ; pas peur d'arriver en retard au boulot ; pas peur des engueulades du patron ; pas peur du regard des autres. Non, pas peur de dire à la face du monde ce qui pèse sur le coeur ; pas peur de ce qui dévie le cours régulier des vies ; ni de cette solitude si grande au milieu des autres, pas peur. Pas peur de crever ce soir.
Le réveil m'a fait sursauter ce matin de mon aujourd'hui sans peur. Il a retenti comme une sirène d'alerte : attention danger ! Et moi qui ne dois pas avoir peur ! Le jour n'est pas à mon ordre, tout arrive comme je ne le voudrais pas, mais je veux être courageux, je veux vaincre ma peur de vivre. Je mettrai de l'ordre. J’y mettrai bon ordre.
Je suis là, sur le quai du métro. Je regarde passer les rames. Les unes après les autres. Je ne monte pas. Dans aucune. Je suis en retard. Au bureau, le patron doit hurler déjà. Qu'est-ce qu'il fout Jean-Robert ? Ah, il va m'entendre en arrivant ! Sur le quai de la station de métro, immobile, à regarder les trains qui vont dans un sens, dans un autre, toujours le même itinéraire, je n'ai pas peur. Je pourrais descendre, là, sur les rails, me mettre sur la voie, en attendant la prochaine rame, je n'ai pas peur. Je ne descends pas, ce n'est pas dans l'ordre des choses. Il y a cette cohue autour de moi, ce tohu-bohu, ces pas de tous côtés, ces montées et ces descentes, ces mots par bribes, ces cris, tout ce charivari et moi, debout, figé, sans peur, ordre immobile dans le tumulte, point fixe dans le mouvant, statut de commandeur de l'ordre des jours. Il n'y a que des lignes, je suis un point. Crayon sans mine planté dans le sol silencieux. S'il me restait un peu de mine, au fond, j'écrirais: "je ne m'aligne point". Mais je ne laisse pas de trace. Je suis là, tout seul, comme un con, au centre fixe d'une spirale de chaos, et je n'ai pas peur. Pas peur.
Un couple passe. Ils s'enlacent, s'embrassent, ils passent. Elle tire sa valise sur roulettes, elle passe, s'évanouit dans un lointain, un espace incertain, hors de vue. Il fonce sur ses patins, flèche entrevue. Ils causent affaires, bureau, et s'en vont, bagages à la main, au-delà du visible ; ils rient, ils crient, et puis rien ; une chansonnette, une mélodie sifflée du bout des lèvres, et puis rien.
On me demande : « T'as pas un euro ? » Moi, je n'ai rien, je n'ai que mon ordre, je n'ai que mon jour. Je n'ai que moi. Je me donnerais bien, comme je me suis donné à tout, l'autre jour, quand l'ordre était : "Sois généreux". J'avais vidé mes poches, j'avais vidé mon sac, vidé ma vie. Oh ! ce qu'elle avait hurlé mon trois-quarts quand elle a su que j'avais vidé les quatre-quarts de mon porte-monnaie ! J'étais à vide, seul un léger contrordre m'avait permis de me reprendre un peu. Mais je ne suis pas un euro, pas un heureux, et pas peureux. Et qui voudrait de moi ? Je lui dis, - je ne dois pas ne pas oser : "T'as pas un peu de courage à revendre ?"
Des heures sans doute sur ce quai. Je ne bouge pas, mais le temps, lui, il avance quand même. C'est quand même fort ça, quand même...
Mais si, quelque chose bouge au fond de moi. Ça gronde au fond. Je m'en aperçois, je le sens : un maelström violent ; je suis sur un volcan ; un magma informe tout en fatras cherche à remonter à la surface ; des secousses tectoniques font frissonner tout mon corps tremblant... Cette étrangeté inquiétante, au fond... ce bouillonnement... Ces bulles d'angoisse... ces vapeurs vertiges... Mais la croûte d'ordre de mon sol tient encore. Pas encore de cratère ouvert. Je n'ai pas peur.
Une main dans la mienne. C'est d'une douceur si rare. Qui donc est près de moi ? Qui a mis un peu de sa vie dans la paume de ma main ? Je ne tourne pas la tête, pour voir, pour savoir. Ce n'est pas parce que je n'ose pas, non, non. C'est autre chose. C'est un ange ? Ah, non, pas un ange ! Je ne veux plus que l'on me casse pieds et mains avec les anges, je ne veux plus qu'on me parle de ces bêtes-là qui, elles, ne parlent pas, jamais, ça les dérange. Il y a une chaleur qui m'entraîne, une tendresse du bout des doigts qui me sort de mon état immobile et froid. Il y a un coeur sur ma main. Elle m'emmène jusqu'au bout du couloir de la station de métro Porte du Temps. Le brouhaha, le vacarme métropolitain laisse place, petit à petit, à une rumeur plus ordonnée, plus régulière, plus profonde : devant moi, au bout du couloir crasseux, gris et noir, il y a... l'horizon, il y a… une immensité bleue... il y a... l'océan. C'est si grand, si beau, l'océan. L’émotion coule de mes yeux qui le contemplent fixement. Quelques larmes iront gonfler ses flots. Il y aura un peu de moi en lui. Je contemple longuement la vague indéfiniment répétée. Mesure et démesure, ordre et désordre, en harmonie. Mon esprit se fait rivage, plage de sable fin, où il y a mon grain, mes grains, mes bouts de vie. Une plage où vient se jeter l'eau écumante. Hier le sourire mourait sur la plage de mes lèvres, aujourd'hui des flots de vie viennent se jeter sur mes côtes, de plein fouet.
La délicatesse d'une main m'entraîne à nouveau ; sans elle, je serais resté là toute une éternité. Je traverse un sombre couloir de souterrain métropolitain. Je suis très en retard au boulot, mais je lui dirai au patron, j'ai pris le métro porte d'Océan. Et l'océan, lui, m'attendait depuis si longtemps.
Une pièce éclairée faiblement par un petit abat-jour, là au bout du couloir. Je ne discerne rien d'abord, puis nettement je distingue quatre hommes autour d’une table. Ils jouent aux cartes. Ils battent longuement les cartes, ils mettent tout, c'est affreux, dans le désordre ; par leurs gestes tranquilles, mais violents, ils fabriquent du hasard, ils produisent du désordre. Quatre artisans des aléas et une main douce, toujours dans la mienne. Je n'ai pas peur.
Les joueurs étalent sur la table les cartes tirées du paquet de hasard, l'une après l'autre, selon une règle, selon un ordre : toujours présenter la carte du dessus.
Sept trèfles, sept instants, et un as de coeur, et une dame qui pique. Il y a le cavalier, combattant courageux, et un valet noir, de nuit.
Pique cherche pique, roi cherche roi, coeur cherche coeur.
Noire et noire, rouge et rouge, le grand jeu, pique, quête d'ordre. Carreau, une réussite, coeur, et des échecs, noirs, et l'ordre. Trèfle qui naît du hasard, pique, du désordre, noir, de l'aléatoire.
Longtemps, je reste devant le rouge, devant le noir ; longtemps, je contemple la dame qui sort du hasard, le roi qui rentre dans l'ordre des couleurs, l'as qui se perd hors du rang.
Longtemps, et les cartes se brouillent, mes yeux n'ont plus de lumière pour éclairer ces fragments des réalités humaines sur papier à jouer, battus, dérangés, arrangés ; déclassés, classés ; mêlés, démêlés. Ils ne représentent plus, ces bouts de pêle-mêle et de tohu-bohu, que des signes informes et indéchiffrables. Et ma main est froide. Une rame de métro. Je suis sur le quai, debout, pique planté sur le carreau de la gare devant des coeurs affolés, des as stressés, en tous sens des dix et des cents, des dames pressées, des valets partout. Je suis là, et maintenant si las de toute cette agitation.
J'essaie d'étouffer les grondements au fond. J'écoute l'océan derrière le chahut que font tous ces gens. Je revois les vagues, et le coeur des vagues ; je vois des bateaux de cartes qui dérivent, et la dame des mers, et le roi des flots, quelques bouts de papier emportés par l'onde, et ma vie qui tangue depuis si longtemps. La sirène au loin, le réveil. Un grain, la tempête. Je suis un marin sur un frêle esquif. Souffle le vent. Non, je n'ai pas peur. Je ne ferai pas naufrage.
Je suis resté sur le quai toute la journée, on m'a bousculé, on m'a jeté de drôles de regards, on a ri. Je suis resté impassible. Je ne suis pas allé travailler. Je passerai un sale quart d'heure quand mon trois-quarts saura, et pire quand je verrai mon patron. Je m'en moque, je ne crains rien.
Je voudrais faire un pas, monter, sortir. Mais j'y pense : au-dessus de ma tête, au-dessus du plafond de ce souterrain, il y a tout ce trafic, ce mouvement incessant des voitures, des bus, des vélos, des motos, des piétons, dont on ne sait pas où ils vont, dont on ne sait pas d'où ils viennent; cet erratique trafic bruyant, cet incroyable fourmillement, ce désordre effrayant. Plus haut encore au-dessus de ma tête, les nuages brouillons poussés par le vent, leur course insensée à travers le ciel. Il s'affaisse le monde d'en haut, il s'abaisse, il s'écroule. Le ciel me tombe dans la tête, j'ai les nuages dans la tête, je suis perdu dans le brouillard ; le trafic est dedans, dans mon esprit, mes idées roulent en tous sens. Moi qui voulais monter... m'élever jusqu'aux étoiles... tourner comme un astre, tourner... prendre place dans l'harmonie universelle…
Depuis combien de temps je suis là ? Cette foule... un volcan au milieu de la foule... irruption de lave... et là-bas, le grand océan... la lave incandescente... Personne pour voir le feu qui s'écoule vers l'océan ? A droite du temps, au fond du couloir, l'océan... les nuages dans ma tête, moi sous terre, qui sous-tends... Quoi ? Sous temps ? Sous vide. Vide sang. La dame de pique est plantée là, toute nue avec ses bas noirs... cette vie en confettis de gens très avertis... ça gueule partout comme un patron... la terre est en haut, le ciel sous mes pieds... le travail attend le métro... Oh, c'est dur... ce... les derniers jours... peur comme un enfant. Non. Faut pas. A mer la vie comme partout hurle tes soucis c'est pas comme ça qu'on se sort du trou mais c'est pas la peine tout est foutu. Amer le goût de la vie cul par-dessus tout et tête en-dessous. A mer la galère la vie tout à l'envers à l'infini retourné en arrière nez pointé dans le passé plus là où j'ai été. A mer à vie à temps plus qu'imparfait femme sans amour sans coeur la tête dans les trèfles et l'azur sur le carreau foutu foutu mari damné paumé efforts boulot chaviré sous les flots crayon sur les flots bateau dérive prend l'eau mine d'eau... Vautré dans la disproportion, ajouré de démesure, chaos infligé, homme sans ailes, tout craque. Tout, démesuré, démembré, déchiré. Tout s'entremêle, s'entrechoque, s'emmêle, s'embrouille, se mêle, se brouille.
La vie c'est un grand foutoir. Un grand bazar. Un grand repoussoir
Toutes ces turbulences... Ce n'est pas mon jour. C'est ton jour. Je tremble. Tu ne trembles pas. Je ne sais plus quand le jour commence, quand il finit. Tu sais quand le jour finit, quand il commence. Tout est déréglé. Tu te donnes des règles. Plus rien ne va droit, tout va de travers. Rien ne va de travers, il n' y a pas de droit. Je suis rêve d'une ombre. La vie n'est pas un songe. Il me faut pour vivre un grand ciel bleu ordonné. La lumière naît de la nuit, le bleu est dans tes yeux, la terre s'invente un ciel.
La station de métro, subitement, s'est vidée. Etrangement, il n' y a plus personne. Je suis seul sur le quai silencieux. Les trains passent, dans un sens, dans un autre, sans s'arrêter, vides. La lumière se fait plus forte, devient presque aveuglante. Un enfant apparaît. Il s'assoit au centre du quai. Il joue. L'enfant joue avec des cubes. Des cubes de toutes les couleurs. Il les place les uns sur les autres, dans une ordonnance parfaitement géométrique. La construction s'élève rapidement, alors elle vacille. L'enfant cherche l'équilibre. Il ajoute un cube encore, inquiet, par-dessus les autres. Ses gestes sont maîtrisés, il procède doucement, méticuleusement, avec habileté. Encore un cube placé précautionneusement et l'ensemble ne s'effondre pas. L'enfant hésite. Encore un ? Encore un cube, l'un de ceux taillés dans le fer et dans le sang ? Dans le marbre des vies les plus dures ? Ou celui-là découpé dans la douceur tendre des vies fragiles ? Lequel sera de trop ? Lequel produira le grand effondrement ? Parce qu'il y aura ce moment de la chute. C'est inévitable. Où s'arrêter avant qu'il ne soit trop tard ? Avant que tout craque. Où ? « Je veux construire une tour qui monte jusqu'au ciel, un escalier vers les étoiles » dit l'enfant. Je le sais, il le sait aussi, l'enfant, tout tombera avec fracas, tout se dispersera dans le désordre. Je regarde fasciné l'enfant qui sait, et pourtant ajoute un étage à la tour déjà penchée, branlante et vacillante. Pas un souffle de vent, pas un souffle de notre respiration coupée. La main de l’enfant ne tremble pas. Mais d’un coup, par cette loi naturelle, inviolable, fatale, indépendante de toute volonté humaine, tombe avec fracas l'escalier qui grimpait vers les hauteurs du ciel inventé. Alors l’enfant reprend son oeuvre, son architectonique construction. Il recommence patiemment, Sisyphe enfant, à pousser les cubes vers le haut. Certains ont des coins brisés. Il sait pourtant, il sait. Mais il n'a pas peur. Il sait qu'il faut aller très haut, que l'important c'est d'aller haut, au plus haut que l’on peut avant la chute fatale. Il n'a pas peur, ses mains ne tremblent pas. Et dans les chutes répétées, des cubes se sont brisés. Mille grains de poussière sur le sol du quai dispersés, près des voies, près des trains qui passent, inlassablement, toujours vides. Un jour, l'enfant ne jouera plus, il n'y a aura plus de cubes, il n'y aura plus de jeu, juste un tas de poussières que le vent emportera dans les déserts, près des trains qui passent.
Je m'en vais, je ne reste plus là. Je sais que le jour a une fin. Je sais que la nuit vient. Je sais qu'il y aura un lendemain. Aujourd'hui, je n'ai pas eu peur. Jamais plus, je n'aurai peur. Demain, j'irai me baigner dans l'océan ; demain, sans peur, j'étalerai mes cartes, je ferai des réussites, je traverserai les échecs ; demain, je mettrai dans un cube aux arêtes bien nettes, aux angles bien droits, ce qui gronde au fond de moi. Demain, les cubes seront des sphères, les courbes sont si belles. Désormais, je sais qu'il y a une matrice féconde, j'ai mon ordre du jour pour demain, et pour toujours : "N'aie pas peur. Pas peur du chaos".
Louis- Nombre de messages : 458
Age : 69
Date d'inscription : 28/10/2009
Re: L'ordre du jour
Un texte prenant, mais que je trouve trop délayé par moments, répétitif.
Mes remarques :
« quand il m'a tiré par les oreilles et les cheveux, (pourquoi une virgule ici ?) hors du sommeil »
« Ferait bien de faire un peu de zèle » : j’ai trouvé maladroite la répétition de faire
« ce qui pèse sur le cœur
« Il y a un cœur »
« un as de cœur »
« cœur cherche cœur »
« Carreau, une réussite, cœur »
« devant des cœurs affolés »
« le cœur des vagues »
« femme sans amour sans cœur »
« l’enfant reprend son œuvre »
Mes remarques :
« quand il m'a tiré par les oreilles et les cheveux, (pourquoi une virgule ici ?) hors du sommeil »
« Ferait bien de faire un peu de zèle » : j’ai trouvé maladroite la répétition de faire
« ce qui pèse sur le cœur
« Il y a un cœur »
« un as de cœur »
« cœur cherche cœur »
« Carreau, une réussite, cœur »
« devant des cœurs affolés »
« le cœur des vagues »
« femme sans amour sans cœur »
« l’enfant reprend son œuvre »
Invité- Invité
Pirouettes.
Tout le monde aimerait attraper une telle maladie. Beaucoup d'humour, de jeu sur les sonorités ( bien que certaines répétitions, c'est exact ). En tous cas, une intériorité bien restituée, vivante. Et des bien belles pirouettes aussi. Voilà bien un exercice difficile : partant de très peu, arriver à tenir la distance, juste par le jeu du conteur qui dévide ses phrases. Tout ça n'est pas aisé et on tolère sans doute quelques approximations. Un texte qui, une fois retravaillé, devrait pouvoir être irréprochable.Louis a écrit:Je crois que je suis malade des mots.
Ubik.
Re: L'ordre du jour
j'ai eu du mal au début, le premier paragraphe, je saurais pas dire pourquoi.
mais ensuite ... on se laisser porter, emporter, par le flot des mots et sans comprendre comment, on se retrouve à la fin du texte,
un peu sonné et emerveillé par le jeu des mots, qui s'enchainent et s'imbriquent tres bien dans l'ensemble ...
mais ensuite ... on se laisser porter, emporter, par le flot des mots et sans comprendre comment, on se retrouve à la fin du texte,
un peu sonné et emerveillé par le jeu des mots, qui s'enchainent et s'imbriquent tres bien dans l'ensemble ...
Iryane- Nombre de messages : 314
Age : 44
Localisation : là où je dois être ...enfin, sans certitude.
Date d'inscription : 26/01/2010
Re: L'ordre du jour
C'est drôle, j'avais en arrivant environ à mi-lecture, déjà le terme "délayé" en tête pour qualifier cette histoire, et je vois que socque a eu le même sentiment. Donc, voilà, délayé...On se répète assez vite, on tourne en rond, une espèce de spirale qui reflète les pensées du narrateur.
Ceci dit, j'ai trouvé de beaux passages, en vrac : celui des nuages dans la tête, la porte d'Océan, la main qui entraîne le narrateur, le jeu de cartes... D'ailleurs, je suis frappée par l'importance des cartes, notamment à la fin avec la tour (alors même que le narrateur se trouve dans un souterrain...) qui me fait penser à Babel évidemment mais aussi à la Maison-Dieu du tarot de Marseille, symbolique d'un défi, d'une humilité chèrement atteinte.
Je crois que cela vaudrait vraiment la peine de reprendre ce texte point par point et d'en analyser toutes les correspondances et autres associations entre les divers éléments, y compris le titre, pour une explication de texte passionnante et pas anodine du tout. Un travail qui n'est pas le mien mais dans lequel nous savons que tu excelles, Louis.
Ceci dit, j'ai trouvé de beaux passages, en vrac : celui des nuages dans la tête, la porte d'Océan, la main qui entraîne le narrateur, le jeu de cartes... D'ailleurs, je suis frappée par l'importance des cartes, notamment à la fin avec la tour (alors même que le narrateur se trouve dans un souterrain...) qui me fait penser à Babel évidemment mais aussi à la Maison-Dieu du tarot de Marseille, symbolique d'un défi, d'une humilité chèrement atteinte.
Je crois que cela vaudrait vraiment la peine de reprendre ce texte point par point et d'en analyser toutes les correspondances et autres associations entre les divers éléments, y compris le titre, pour une explication de texte passionnante et pas anodine du tout. Un travail qui n'est pas le mien mais dans lequel nous savons que tu excelles, Louis.
Invité- Invité
Re: L'ordre du jour
Outre le côté "boucle", voire "spirale" de certains thèmes, déjà évoqué par les précédents commentateurs, j'ai trouvé de grandes variations dans le style qui m'ont donné l'impression d'un texte écrit en plusieurs états d'esprits, à des moments très différents, de l'amertume ironique, l'autodérision au délire verbal d'un tournoiement de mots-sonorités, une explosion plus "lâchée" que le début (le volcan est entré en éruption !). Chacune de ces approches est intéressante mais cela me semble briser un peu l'homogénéité de l'ensemble. J'ai bien aimé le passage des joueurs de cartes. Il y a aussi de belles trouvailles.
Comme les autres, je pense qu'il y a quelques passages à reprendre, peut-être un peu d'élagage ?
Comme les autres, je pense qu'il y a quelques passages à reprendre, peut-être un peu d'élagage ?
demi-lune- Nombre de messages : 795
Age : 64
Localisation : Tarn
Date d'inscription : 07/11/2009
Re: L'ordre du jour
Pour ma part de lecture c'est le début que j'ai apprécié, ce " courage " de vivre en se " donnant des ordres " cette habitude de faire ficelle du quotidien, même si les personnages, collègues et patron, sont stéréotypés.
On se laisse humidifier par cette eau pâle des jours " ordonnés " et la tristesse qu'elle distille.
On se laisse humidifier par cette eau pâle des jours " ordonnés " et la tristesse qu'elle distille.
Ba- Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009
Re: L'ordre du jour
Héraclite Le temps est un enfant qui joue au tric-trac.
Celeron02- Nombre de messages : 713
Age : 51
Localisation : St-Quentin
Date d'inscription : 19/12/2009
Re: L'ordre du jour
C'est dans ces moments de solitude de la "commentateuse" emmmerdeuse que je me déteste. LOUIS, vous, le meilleur commentateur de VE, je n'ai rien à vous offrir d'intelligent, de drôle, de percutant. Je vous lis, j'aime vous lire.
Re: L'ordre du jour
Louis, j'ai déjà lu ce texte, il y a plusieurs années sur AP en 2005 ou 2006...
J'avais un autre pseudo, nous nous appréciions. Beaucoup. Je pense que j'ai dévoilé mon email dans mon profil.
J'avais un autre pseudo, nous nous appréciions. Beaucoup. Je pense que j'ai dévoilé mon email dans mon profil.
Invité- Invité
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