La chair de sa chair
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Rebecca
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Iryane
Yellow_Submarine
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La chair de sa chair
La chair de sa chair
Elle a froid. Que fait-elle là, les mains plongées dans le congélateur ? Elle referme le couvercle en soupirant. Vraisemblablement était-elle venue piocher dans sa réserve de plats préparés Weight Watchers. Totalement insipides, mais ils remplissent bien leur office, ils la nourrissent quand elle est seule et qu’elle n’a absolument pas le courage de sortir ses casseroles. Avantage non négligeable, ils limitent les apports de graisses. Il faut absolument perdre du poids. Elle traverse le hall d’entrée en direction de la cuisine en évitant délibérément le miroir. Elle n’a aucune envie de croiser son reflet dans la glace, d'eaminer une fois de plus les cernes sombres, l’air hagard, le regard vacillant, les rides d’amertume qui défigurent son visage et encadrent ses lèvres telles deux parenthèses désenchantées. Elle est tellement fatiguée. Elle ne s’est vraiment rendue compte de son état d’épuisement qu’hier matin, quand elle a plongé ses lèvres dans le café matinal qu’elle s’était préparé à demi consciente. Elle s’attendait à l’amertume bienfaisante qui lui donnerait le coup de fouet nécessaire pour affronter une longue journée après une nouvelle nuit sans sommeil. Pas à ce breuvage infâme !!!Du sel...Elle avait éclaté d’un rire hystérique. Fallait-il qu’elle soit à ce point exténuée pour qu’elle en vienne à confondre la salière avec le sucre dont elle saupoudre généreusement sa boisson préférée le matin ?
Elle est tout à coup frappée par le silence. Un silence épais, feutré qui recouvre la maison comme un linceul. Ils habitent en campagne, elle a désormais l’habitude du calme, de la tranquillité à peine rompue par les bourdonnements des tracteurs et les meuglements des vaches. Mais ce silence est différent, il dégouline sur sa tête, il pèse de tout son poids sur ses épaules. Il n’est pas menaçant, il est bienveillant tout au contraire. Il l’invite à fermer les yeux, à poser sa tête sur le coussin en velours blanc du canapé et à dormir enfin.
Du dos de la main, elle essuie la buée qui recouvre la vitre. Il a neigé. Cela explique tout, et particulièrement ce silence comme une cloche, $qui l’isole du monde extérieur. Elle attrape le plaid en polaire qu’elle utilise habituellement pour regarder un film à la télévision, allongée entre les jambes de François, son mari. Elle est frileuse, elle aime le confort de ce doudou décoré d’oursons blancs, elle aime se calfeutrer, s’enrouler dans des châles en mohair ou dans la vieille couverture en laine qui date de son enfance et qu’elle conserve précieusement, tel un vestige, un grigri contre les intempéries et le malheur.
A bout de forces, elle se couche et s’endort. La sonnerie du téléphone la réveille. François l’appelle, du bout du monde, de Hong-Kong ou de Tokyo, elle ne s’en souvient plus. La seule chose dont elle se rappelle, c’est qu’il est parti loin…encore. « Tu rentres quand ? » Au son de sa voix, elle éclate en sanglots. Elle ne sait même pas pourquoi elle pleure. Elle lui explique qu’elle s’était assoupie, il tente de la rassurer, il sera bientôt là. François, son roc, son énergie et son indécrottable optimisme. Ses absences perpétuelles aussi et le vent de folie qui accompagne chacun de ses retours, le tourbillon de joie qui enveloppe sa silhouette virevoltante. François qui ne se rend pas compte de son abattement « C’est normal, il faut que tu t’habitues, que tu trouves ton rythme. C’est un véritable bouleversement. Tu verras, sous peu tes craintes te paraîtront dérisoires et le brouillard dans lequel tu navigues ne sera plus qu’un lointain cauchemar.» François, pour qui la simple vue d’Emma constitue un véritable émerveillement, que le moindre de ses gazouillis réjouit, tout comme sa bouche en pétale de rose. Et même ses pleurs, le front plissé d’exaspération, les poings serrés, Emma concentrée sur sa faim, sa couche sale, son ventre douloureux. Et même ses cris stridents, ses vagissements que rien ne calme, ni les chansons murmurées avec tendresse à voix basse, ni les bras lourds et engourdis à force de la bercer, ni les kilomètres parcourus en rond de jour comme de nuit dans le salon. Ni les suppliques proférées avec désespoir à ses oreilles « dors, je t’en supplie. Tais-toi »
François a raccroché. Elle se se lève. Le silence soudain lui paraît assourdissant, artificiel, inhabituel. Ce n’est plus le silence amical qui incite au repos mais un silence opaque, oppressant. Il étouffe le moindre son, s’insinue par ses narines pour remplir ses poumons d’ouate. Ce n’est qu’en contemplant le berceau vide qu’elle comprend enfin ce qu’elle fabriquait devant le congélateur. Elle se met à hurler.
Elle a froid. Que fait-elle là, les mains plongées dans le congélateur ? Elle referme le couvercle en soupirant. Vraisemblablement était-elle venue piocher dans sa réserve de plats préparés Weight Watchers. Totalement insipides, mais ils remplissent bien leur office, ils la nourrissent quand elle est seule et qu’elle n’a absolument pas le courage de sortir ses casseroles. Avantage non négligeable, ils limitent les apports de graisses. Il faut absolument perdre du poids. Elle traverse le hall d’entrée en direction de la cuisine en évitant délibérément le miroir. Elle n’a aucune envie de croiser son reflet dans la glace, d'eaminer une fois de plus les cernes sombres, l’air hagard, le regard vacillant, les rides d’amertume qui défigurent son visage et encadrent ses lèvres telles deux parenthèses désenchantées. Elle est tellement fatiguée. Elle ne s’est vraiment rendue compte de son état d’épuisement qu’hier matin, quand elle a plongé ses lèvres dans le café matinal qu’elle s’était préparé à demi consciente. Elle s’attendait à l’amertume bienfaisante qui lui donnerait le coup de fouet nécessaire pour affronter une longue journée après une nouvelle nuit sans sommeil. Pas à ce breuvage infâme !!!Du sel...Elle avait éclaté d’un rire hystérique. Fallait-il qu’elle soit à ce point exténuée pour qu’elle en vienne à confondre la salière avec le sucre dont elle saupoudre généreusement sa boisson préférée le matin ?
Elle est tout à coup frappée par le silence. Un silence épais, feutré qui recouvre la maison comme un linceul. Ils habitent en campagne, elle a désormais l’habitude du calme, de la tranquillité à peine rompue par les bourdonnements des tracteurs et les meuglements des vaches. Mais ce silence est différent, il dégouline sur sa tête, il pèse de tout son poids sur ses épaules. Il n’est pas menaçant, il est bienveillant tout au contraire. Il l’invite à fermer les yeux, à poser sa tête sur le coussin en velours blanc du canapé et à dormir enfin.
Du dos de la main, elle essuie la buée qui recouvre la vitre. Il a neigé. Cela explique tout, et particulièrement ce silence comme une cloche, $qui l’isole du monde extérieur. Elle attrape le plaid en polaire qu’elle utilise habituellement pour regarder un film à la télévision, allongée entre les jambes de François, son mari. Elle est frileuse, elle aime le confort de ce doudou décoré d’oursons blancs, elle aime se calfeutrer, s’enrouler dans des châles en mohair ou dans la vieille couverture en laine qui date de son enfance et qu’elle conserve précieusement, tel un vestige, un grigri contre les intempéries et le malheur.
A bout de forces, elle se couche et s’endort. La sonnerie du téléphone la réveille. François l’appelle, du bout du monde, de Hong-Kong ou de Tokyo, elle ne s’en souvient plus. La seule chose dont elle se rappelle, c’est qu’il est parti loin…encore. « Tu rentres quand ? » Au son de sa voix, elle éclate en sanglots. Elle ne sait même pas pourquoi elle pleure. Elle lui explique qu’elle s’était assoupie, il tente de la rassurer, il sera bientôt là. François, son roc, son énergie et son indécrottable optimisme. Ses absences perpétuelles aussi et le vent de folie qui accompagne chacun de ses retours, le tourbillon de joie qui enveloppe sa silhouette virevoltante. François qui ne se rend pas compte de son abattement « C’est normal, il faut que tu t’habitues, que tu trouves ton rythme. C’est un véritable bouleversement. Tu verras, sous peu tes craintes te paraîtront dérisoires et le brouillard dans lequel tu navigues ne sera plus qu’un lointain cauchemar.» François, pour qui la simple vue d’Emma constitue un véritable émerveillement, que le moindre de ses gazouillis réjouit, tout comme sa bouche en pétale de rose. Et même ses pleurs, le front plissé d’exaspération, les poings serrés, Emma concentrée sur sa faim, sa couche sale, son ventre douloureux. Et même ses cris stridents, ses vagissements que rien ne calme, ni les chansons murmurées avec tendresse à voix basse, ni les bras lourds et engourdis à force de la bercer, ni les kilomètres parcourus en rond de jour comme de nuit dans le salon. Ni les suppliques proférées avec désespoir à ses oreilles « dors, je t’en supplie. Tais-toi »
François a raccroché. Elle se se lève. Le silence soudain lui paraît assourdissant, artificiel, inhabituel. Ce n’est plus le silence amical qui incite au repos mais un silence opaque, oppressant. Il étouffe le moindre son, s’insinue par ses narines pour remplir ses poumons d’ouate. Ce n’est qu’en contemplant le berceau vide qu’elle comprend enfin ce qu’elle fabriquait devant le congélateur. Elle se met à hurler.
Yellow_Submarine- Nombre de messages : 278
Age : 53
Localisation : Fougères
Date d'inscription : 08/01/2010
Re: La chair de sa chair
brrr, elle fait frissonner cette histoire, et pas seulement à cause du froid du congélateur ...
Tout le détail du quotidien, de son apathie, nous fait comprendre le déni inconscient de son acte, tout cela est trés bien écrit.
trés bien amené, on commence à se douter de la fin, qu'à cette phrase là :
juste une chose, un petit détail :
Tout le détail du quotidien, de son apathie, nous fait comprendre le déni inconscient de son acte, tout cela est trés bien écrit.
trés bien amené, on commence à se douter de la fin, qu'à cette phrase là :
Le silence soudain lui paraît assourdissant, artificiel, inhabituel
juste une chose, un petit détail :
pour avoir fait quelques régimes, je ne pense pas qu'une femme sucrerai autant son café.elle saupoudre généreusement sa boisson préférée le matin
Iryane- Nombre de messages : 314
Age : 44
Localisation : là où je dois être ...enfin, sans certitude.
Date d'inscription : 26/01/2010
Re: La chair de sa chair
Un bon départ sur la solitude. Mais je me serais bien passée du congelé final, non par humanisme, mais par plaisir du sous-gisant...
Ba- Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009
Re: La chair de sa chair
Excellent texte.
Les mères meurtrières sont une source puissante d'inspiration.
J'en avais écrit un de ce tonneau mais dans le mien on voyait assez vite qu'elle était en train de devenir barge.
Ici rien ne laisse présager de ce que réserve la fin bien qu'on nous décrive un personnage trés isolé et fatigué.Subtil. Congratulations.
Les mères meurtrières sont une source puissante d'inspiration.
J'en avais écrit un de ce tonneau mais dans le mien on voyait assez vite qu'elle était en train de devenir barge.
Ici rien ne laisse présager de ce que réserve la fin bien qu'on nous décrive un personnage trés isolé et fatigué.Subtil. Congratulations.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: La chair de sa chair
Bien vu. Ou plutôt je n'ai rien vu venir à tel point que je me posais en cours de lecture la question du pourquoi du titre... C'est glaçant ce constat clinique de la fin, sans appel. Très fort oui. Et crédible.
Ci-dessous, deux choses qui m'ont arrêtée :
Mais ce silence est différent, il dégouline sur sa tête, il pèse de tout son poids sur ses épaules. Il n’est pas menaçant, il est bienveillant tout au contraire. Il l’invite à fermer les yeux,
même si je comprends le sens de la répétition, je trouve qu'elle finit par être trop voyante.
La seule chosedont qu'elle (aussi étrange que cela puisse sonner, on "se rappelle quelque chose"), construction directe, mais on "se souvient de quelque chose" se rappelle, c’est qu’il est parti loin…encore.
Ci-dessous, deux choses qui m'ont arrêtée :
Mais ce silence est différent, il dégouline sur sa tête, il pèse de tout son poids sur ses épaules. Il n’est pas menaçant, il est bienveillant tout au contraire. Il l’invite à fermer les yeux,
même si je comprends le sens de la répétition, je trouve qu'elle finit par être trop voyante.
La seule chose
Invité- Invité
Re: La chair de sa chair
Yellow Submarine : des histoires toujours aussi bien écrites (et construites) sur des sujets qui, à chaque fois, vous hérissent les cheveux sur la tête ! Brrr !
demi-lune- Nombre de messages : 795
Age : 64
Localisation : Tarn
Date d'inscription : 07/11/2009
Re: La chair de sa chair
C'est glaçant et totalement inattendu!
Beau style, belle progression dans l'idée. Le sujet est vraiment très très bien traité.
Encore un excellent texte. Sur VE, on recense réellement quelques talents...
Deux minuscules fautes de frappe :
- d'eaminer une fois de plus les cernes sombres
- Elle se se lève.
Histoire d'avoir quelque chose à critiquer tellement je suis jaloux!
Beau style, belle progression dans l'idée. Le sujet est vraiment très très bien traité.
Encore un excellent texte. Sur VE, on recense réellement quelques talents...
Deux minuscules fautes de frappe :
- d'eaminer une fois de plus les cernes sombres
- Elle se se lève.
Histoire d'avoir quelque chose à critiquer tellement je suis jaloux!
Invité- Invité
Re: La chair de sa chair
Bon boulot, qui arrive à concentrer l'attention sur le récit, anodin, pour exécuter un tour de passe-passe.
Par goût personnel, je préfèrerais une langue un peu plus soutenue, moins proche de la conversation ordinaire. Mais ce n'est que l'emballage, et que mon avis.
Par goût personnel, je préfèrerais une langue un peu plus soutenue, moins proche de la conversation ordinaire. Mais ce n'est que l'emballage, et que mon avis.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: La chair de sa chair
Ha dis donc... le coup du congélo et du bébé, je ne l'avais pas vu venir, même si je pensais avec l'arrivée d'Emma dans le texte que ça ne pouvait que se terminer dramatiquement.
Une surprise due en partie au fait que dans une bonne partie du texte, tu noies un peu l'histoire sous des détails et des précisions, pas inutiles mais qui rendent l'atmosphère plus oppressante, qui chargent le tout. C'est bien vu.
Bien aimé l'idée et ta manière de raconter. Si je voulais chipoter un peu, je dirais qu'il y a sans doute moyen de rendre tout cela encore plus pesant en prenant plus de distance au sujet au début, en racontant cela de manière clinique, mais ça fonctionne déjà plutôt bien comme cela. C'est simplement que le lecteur doit parfois tâtonner avec de trouver une porte par laquelle pénétrer dans le récit.
En tout cas, j'ai aimé lire tes lignes.
Une surprise due en partie au fait que dans une bonne partie du texte, tu noies un peu l'histoire sous des détails et des précisions, pas inutiles mais qui rendent l'atmosphère plus oppressante, qui chargent le tout. C'est bien vu.
Bien aimé l'idée et ta manière de raconter. Si je voulais chipoter un peu, je dirais qu'il y a sans doute moyen de rendre tout cela encore plus pesant en prenant plus de distance au sujet au début, en racontant cela de manière clinique, mais ça fonctionne déjà plutôt bien comme cela. C'est simplement que le lecteur doit parfois tâtonner avec de trouver une porte par laquelle pénétrer dans le récit.
En tout cas, j'ai aimé lire tes lignes.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: La chair de sa chair
Alors moi j'ai eu un problème, j'ai cru qu'Emma était la femme... Du coup j'étais perdu ! J'ai refait une lecture et j'ai mieux saisi. Mais apparemment le problème vient de moi étant donné que personne ne fait la remarque =)
A part ça, une belle force descriptive et une grande cohérence psychologique (c'est sans doute mon premier critère, on finira par le remarquer...) : les drames naissent de situations anodines, c'est bien là que réside l'horreur. Et puis l'inconscient œuvre...
Quelques fautes de frappe et de formulation, mais je crois qu'elles sont toutes déjà relevées.
Un bon texte =)
A part ça, une belle force descriptive et une grande cohérence psychologique (c'est sans doute mon premier critère, on finira par le remarquer...) : les drames naissent de situations anodines, c'est bien là que réside l'horreur. Et puis l'inconscient œuvre...
Quelques fautes de frappe et de formulation, mais je crois qu'elles sont toutes déjà relevées.
Un bon texte =)
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