L'Orchestre

J'étais terriblement jalouse. En quatre saisons, rien n'avait changé pour moi, j'avais toujours été second violon, et j'assistais chaque trimestre à l'élévation d'un grade de mes compagnons. Tour à tour, ils passaient au rang des premiers, tandis que je me coltinais les nouveaux arrivants, grinçant à qui mieux mieux, et jouissant du plaisir pervers de me miauler dans les oreilles. C'était un problème de position: emportée par la musique, je ployais sous son aile, basculais d'avant en arrière, et me trouvais voûtée sitôt que nous passions dans un registre tragique. J'admirais la rigueur des premiers, le dos toujours droit, le buste en avant, faisant filer l'archet sur les cordes de nylon avec sûreté et précision. Je n'étais pas rigoureuse: voûtée, le devant de la scène m'était inaccessible.

Vint le jour ou, exaspérée par les frottements lancinants que tirait ma voisine de pupitre de son instrument, je ne sus me retenir de lui crever un œil de la pointe de mon archet. La mignonne éclata en sanglots, et l'on s'émerveilla de l'artistique mélange des larmes et du sang sur la partition sacrée du Kyrie de Mozart. Ainsi sont les artistes, cherchant la beauté de partout où elle ne se trouve pas. Quant à moi j'étais ravie de ce que je venais de ressentir. Le craquement croustillant de l'œil que l'on enfonce, et l'instant de flottement, ensuite, de l'archet qui ne trouve plus rien à percer, avant que l'on ne le tire, doucement, tout scintillant du liquide lacrymal. Et le public applaudit à tout rompre: ce soir, nous avons fait un succès.

Cette inspiration me valut de passer premier violon. Tout d'abord ravie de ce changement, je me mis rapidement à jalouser le violon solo, car c'était elle, cette midinette aux cheveux blonds, cette allumeuse de bas étage, dont notre chef d'orchestre baisait la main avant chaque concert alors que je bouillais que cette main soit la mienne, brûlée par ces lèvres intensément désirables. Qu'avait elle dont je sois dépourvue? A la fin du concert, je m'inclinai et profitai d'avoir le postérieur de la demoiselle sous le nez pour y enfoncer l'archet, et montrer à un public absolument captivé un viol surprenant de virtuosité et d'inventivité musicale. Traumatisée, notre soliste quitta l'orchestre, et comme mon idée du viol symbolique de la musique sur son interprète avait beaucoup plu, j'eus le privilège de pouvoir prendre sa place.

Mais rapidement, l'on trouva que j'abusai. J'épuisais mon stock de musiciens: j'innovais à chaque représentation. Tel coup d'archet finissait dans la gorge de la cantatrice, tel autre traversait la tête du hautbois d'une oreille à l'autre, et si le public adorait mes interventions, l'orchestre n'en cessait pas moins de se vider chaque soir un peu plus, tant et si bien que l'on se fâcha très fort et que je fus renvoyée au rang minable de second violon, après avoir promis de me tenir tranquille.

Je fus remplacée par une jolie jeune femme, qui venait tout droit du Conservatoire National Supérieur de Paris. Elle dépassa toutes mes attentes: sa solution était brillante de professionnalisme, et elle devint pour moi un véritable modèle. Au fur et à mesure du concert, vibrante d'intensité, l'archet de lui même lui crevait un œil, puis un autre, lui transperçait le ventre, la gorge, et elle sabrait les dernières notes dans un gargouillement superbe de musicalité que l'on applaudissait avec vigueur.

Oubliée de tous et envieuse à mourir de notre nouvelle soliste, je quittai le pays le jour du nouvel an. Je me présentai à l'orchestre national avec timidité, personne ne me reconnut. L'on me plaça parmi les seconds.

Apparemment, j'étais un petit peu trop voûtée.

J'ai bien aimé. Le côté absurde m'a un peu rebuté au début, puis a fini par me faire sourire. J'y ai vu également une métaphore de nos vies quotidiennes, dans lesquelles des rivalités diverses mènent certains très loin dans l'espoir de se démarquer. Et puis cette dernière phrase qui nous fait sourire de peur en nous laissant imaginer le parcours de la narratrice dans ce nouvel orchestre... Du piquant dans ce texte, c'est le cas de le dire =)

cherchant la beauté de partout où elle ne se trouve pas

J'enlèverais le "de".

Mais rapidement, l'on trouva que j'abusai.

Abusais, sans doute.

chouette me suis-je dis, un texte de M-arjolaine !

toujours ce rapport conflictuel au corps, qu'on retrouve dans tout ce que j'ai pu lire de toi

mais, je ne saurai dire pourquoi, c'est celui que j'ai le moins apprécié.
Peut-être le coté répétitif des sévices infligés par la violoniste, une fois l'effet de surprise passé.

Je n'ai pas trouvé ce texte aussi fluide que certains autres de toi, je ne sais pas pourquoi, et pourtant je trouve l'idée bonne, voire amusante.
Pas sûre d'avoir compris la conséquence de ceci :
Je fus remplacée par une jolie jeune femme, qui venait tout droit du Conservatoire National Supérieur de Paris. Elle dépassa toutes mes attentes: sa solution était brillante de professionnalisme, et elle devint pour moi un véritable modèle. Au fur et à mesure du concert, vibrante d'intensité, l'archet de lui même lui crevait un œil, puis un autre, lui transperçait le ventre, la gorge, et elle sabrait les dernières notes dans un gargouillement superbe de musicalité que l'on applaudissait avec vigueur.

Ce que tu décris ici donne à penser qu'il ne reste rien de la soliste à la fin du jeu de massacre qu'elle pratique sur sa propre personne et pourtant, la phrase suivante laisse penser qu'elle continue à œuvrer : Oubliée de tous et envieuse à mourir de notre nouvelle soliste, je quittai le pays le jour du nouvel an.

Je suis donc un peu perdue, ou trop analytique peut-être...

Sinon, j'ai relevé ceci :

Ainsi sont les artistes, cherchant la beauté de partout ("de" indique la provenance, par ex : "il en sort/il en vient de partout") où elle ne se trouve pas.
un viol surprenant de virtuosité et d'inventivité musicale : je me demandais si "musciale" se rapportait l'inventivité et à la virtuosité... ?

Eh bien pour ma part, j'ai adoré. La progression, si absurde soit-elle, est bien tenue, et la pirouette finale est bien trouvée.
Je me demande cependant également si la soliste a survécu ou non à son auto-mutilation.

Minuscule remarque orthographique : "Vint le jour ou" : où.

Un texte définitivement très très très sympathique.

aprés le coup de la libraire , tu m'as défitivement envouté et épouvanté à en faire pipi dans ma culotte ...

j'aimerais vraiment t'appercevoir un jour en vrai pour juste aprés , m'enfuir en courant ...

:-)

"Vous n'êtes pas sans ignorer que " : l'orchestre n'en cessait pas moins de se vider chaque soir un peu plus, signifie le contraire de ce que tu veux dire, M-arjolaine !
A ceci près, c'est savoureux, peut-être un peu plus rameur que d'habitude...

"Vous n'êtes pas sans ignorer que " : l'orchestre n'en cessait pas moins de se vider chaque soir un peu plus, signifie le contraire de ce que tu veux dire, M-arjolaine !

Ben non, l'orchestre se vide petit à petit, c'est bien ça...

C'est fort quand même d'arriver à faire sourire, et même rire, avec de pareilles horreurs !

C'est ce qui s'appelle avoir un bon coup d'œil et mener son monde à l'Archet ( hôpital niçois ) !
Tout ce qui dégomme me parle donc...

j'aime l'absurde et le sanglant, ce texte ne pouvait que me ravir

Dès qu'il est question de musique, je me sens plus réceptive (fille de pianiste, ça doit aider...), j'ai un a priori positif.
En plus, lorsque c'est écrit par toi, je sais que dans tes textes, je vais trouver de l'élégance et une écriture soignée, des détails précis et justes, une atmosphère envoûtante.
Une fois encore, je ne suis pas déçue, tu nous racontes une histoire crédible et absurde à la fois, un récit qui se tient du début à la fin grâce à une structure maîtrisée et une bonne idée de départ.
Le personnage est attachant et en même temps énervant, quelque chose de particulier s'en dégage et c'est plaisant, ça interpelle.

Chic, un M-arjolaine, m'esbaubis-je, chaussant mes besicles de notaire -un notaire à cravate et fort intéressé par les digressions sanguinolentes.
Dans ce texte précis, je suis déçu.
Cela commence à faire système, et les joyeuses libations d'hémoglobine, même artistement enjolivées d'yeux perforés et de côlons coquinement archetés me donnent une impression de déjà lu, ou de redite, ou de répétition. Quelque chose en tout cas de cet ordre.
Mais il ne faut pas pour autant prendre mon avis pour autre chose qu'une légère inappétence d'après-agapes, propre aux trop biens nourris.

Moi je découvre M-arjolaine et je trouve ça drôlement bien. Du coup je vais aller lire les autres (si j'y arrive).
Bon, a 16 ans c'est normal d'être tellement assoiffée de sang, de crevure d'yeux et de soif de meurtres spectaculaires. Mais je pense qu'il faut se méfier des trucs genre "Le craquement croustillant de l'œil que l'on enfonce, et l'instant de flottement, ensuite, de l'archet qui ne trouve plus rien à percer, avant que l'on ne le tire, doucement, tout scintillant du liquide lacrymal."
On risque de s'en lasser et "méchanceté n'est pas humour" comme dirait Lao Tseu. Mais bon, ne boudons pas le plaisir de voir si bien écrit (décrit) ce qui se passe réellement dans une fosse d'orchestre. La chute me semble un peu faible. Je la voyais plutôt finir pianiste dans un bordel…

Toujours aussi inventive, caustique, et inspirée par l'absurde, l'étrange, le décalé.

Des idées intéressantes, des traits de plume aussi dévastateurs que les coups d'archet, le tout servi avec humour. Que demander de plus ?

Ubik.

Bien dans la veine des autres textes de toi M-arjolaine ! J'aime beaucoup ce côté absurde et décalé, cruel et cynique avec beaucoup d'humour. Comme d'autres, je me suis demandé comment la soliste avait pu survivre à ses propres traitements et donc rester en place ?!
Moi j'aime bien la fin qui repart en boucle, on s'en effraye d'avance !
Bravo

Deuxième texte que lis de toi. Je suivrai les autres.

Y a pas, j'aime le style d'écriture. Fluide, simple, élégant.

Pour moi c'est le même que celui sur la libraire, à ceci pret, que dans le genre, il me parait moins décalé, presque trop facile dans sa progression.

Trop rapide aussi, ce qui, j'ai l'impression, tend à réduire le contraste entre la légereté de l'écriture et les scènes sanglantes. On ne profite pas de la chute parce qu'on a pas pris le temps de grimper assez haut sur la montagne.

Un petit bijou ! Belle plume au service d'une imagination terrifiante. Une écriture à suivre, donc.