Les dictyoptères
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Les dictyoptères
A peine le seuil de sa porte franchi, Marie s’interroge. Pourquoi l’a-t-il une fois de plus déposée en bas de chez elle ? Non qu’elle fut désireuse de passer pour une fille facile, ce qu’elle n’est assurément pas. Elle ne l’a d’ailleurs pas invité à boire un dernier verre. Mais au bout du cinquième rendez-vous, elle s’attendait à ce qu’il prenne enfin l’initiative de la ramener chez lui. Généralement, ses prétendants s’enfuient à toutes jambes après le second. Cette nouvelle sortie avec Eric représentait pour elle une aubaine inespérée et elle s’était imaginée accéder à sa demande timide, pénétrer en sa compagnie dans le pavillon qu’il occupe en banlieue et trinquer d’un verre de rosé qu’il aurait préalablement mis à rafraîchir. Appuyée contre le chambranle, elle tente de se remémorer leur soirée jusque dans ses plus infimes détails à la recherche du mot, de l’attitude qui aurait pu lui déplaire au point de l’inciter à déguerpir de la sorte, sans même un baiser, un maigre « bonne nuit » marmonné du bout des lèvres.
Marie a rencontré Eric sur le net, un soir où, désoeuvrée, elle avait décidé d’explorer la Toile à la recherche de l’âme sœur, une fois de plus. Les quelques rendez-vous qui avaient découlé de ses précédentes visites et qui n’avaient abouti sur rien, si ce n’est une désillusion supplémentaire, n’avaient pas suffi à la décourager. Naviguer sur les sites de rencontre, échanger des banalités avec des inconnus est le péché mignon de Marie. Elle continue d’espérer le prince charmant, c’est son unique faiblesse, la seule faille dans sa carapace d’intransigeance. Marie est comptable avec toute la rigueur qui sied à sa charge. Avec elle, les chiffres tournent rond. Elle n’a pas mauvais caractère mais elle est d’une exigence et d’un perfectionnisme qui frisent la pathologie. Elle connaît parfaitement le surnom ridicule dont l’affublent ses collègues, la Pimbêche, en référence à son air pincé, à sa jupe de vieille fille qui lui arrive aux chevilles mais surtout aux innombrables mémos sur le fonctionnement des notes de frais dont elle les inonde et qui rappellent les règles indéfectibles auxquelles il est interdit de déroger sous peine de châtiment édifiant : leur non-paiement. Justificatifs en triple exemplaire, classement chronologique, tout manquement est immédiatement sanctionné par Marie, gardienne du temple, Cerbère du sacro-saint département de comptabilité.
Il en va de même dans sa vie privée, Marie déteste le flou, l’approximation l’insupporte. Et contrairement à la plupart de ses congénères qui supportent sans broncher les plus petites humiliations comme les insultes les plus graves, Marie clame haut et fort son mécontentement. Au restaurant, une carafe mal rincée ou un plat insuffisamment salé suffiront à déclencher ses foudres. Au cinéma, elle n’hésitera pas à se plaindre à l’ouvreuse des sièges parsemés de miettes de pop-corn ou de leur inconfort. Malheur à la vendeuse qui aura mal emballé ses paquets ou à la caissière qui se sera trompée dans son addition, elles en prendront pour leur grade ! Seules la précision et l’exactitude trouvent grâce à ses yeux ce qui explique la quasi dévotion qu’elle voue à son métier. Ce qui explique également que jusqu’à Eric, bien peu de candidats n’ait désiré réitérer l’expérience d’inviter Marie.
La soirée avait pourtant bien commencé, il l’avait emmenée au « Lapin Agile », un restaurant qu’elle apprécie pour la variété de sa carte et en dépit de son service aléatoire. Mais les couverts étaient propres, la serviette impeccablement pliée et hormis la bouteille de vin bouchonnée qu’elle avait sèchement renvoyée en cuisine, le repas en tête-à-tête avait été agréable. Marie en était bien consciente, elle avait, comme à son habitude, monopolisé la conversation mais Eric l’avait patiemment écoutée discourir, un léger sourire aux lèvres qui néanmoins n’éclaboussait pas son regard d’entomologiste. Marie réalise qu’elle sait finalement assez peu de choses au sujet d’Eric et son comportement de ce soir brouille davantage l’image qu’elle s’était faite de lui. Il aime le cinéma – il l’a conviée à la première représentation d’un film d’ores et déjà promis à un beau succès, la musique – ainsi qu’en témoignent les nombreux CD dans la voiture et l’ordre – ce qu’elle a constaté avec un plaisir certain puisque ses CD étaient rangés par ordre alphabétique dans une pochette à soufflets. Pour Marie, ces critères conféraient d’emblée à Eric le statut de personne fréquentable. Il doit également posséder un chien, elle a entraperçu des sacs de croquettes dans le coffre. Mais c’est un défaut sur lequel elle peut faire l’impasse. Et puis les fourrières existent.
A la question de son emploi, il lui avait fourni une vague explication sur la vie des nuisibles et elle en avait déduit qu’il étudiait les insectes, sans lui demander de plus amples renseignements. Les insectes, ça grouille, ça prolifère, ce n’est pas très ordonné et par conséquent, ça ne l’intéresse pas. Néanmoins, par boutade, elle lui avait offert à l’occasion de leur deuxième rencontre « La Métamorphose » de Kafka, livre dont elle ne se souvenait qu’avec un léger dégoût, en particulier en raison de ce passage dont elle s’était dit qu’il ne pouvait que plaire à un amateur d’hexapodes. Elle ne s’était pas trompée, il le lui avait lu à voix haute. « En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu'une carapace, et, en relevant un peu la tête, iI vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu'à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu'il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux. » Et malgré cette lecture déplaisante, elle était heureuse du climat de complicité que ce livre avait tissé entre eux. Sa conduite quelque peu cavalière de ce soir lui est d’autant plus incompréhensible. Marie monte se coucher, une bonne nuit de sommeil et il n’y paraîtra plus. Peut-être Eric lui téléphonera-t-il, elle l’espère. Elle l’apprécie assez pour essayer de contenir les reproches qu’elle aura envie de lui adresser et qui ne manqueraient pas d’hypothéquer leurs futures relations. Rassérénée, Marie s’endort, non sans avoir rectifié le pli du drap de lit.
Eric l’a appelée. Il lui a discrètement suggéré de prendre un apéritif à son domicile avant de se rendre au vernissage d’une exposition de photographies sur les coléoptères auquel il avait promis d’assister. Et même si le sujet l’indiffère, Marie a acquiescé de bonne grâce à la proposition, trop heureuse de ce nouveau rendez-vous. Elle attend, fébrile, les mains croisées sur les genoux, légèrement inquiète de ce qu’elle va trouver chez lui, même si ses chaussures méticuleusement cirées, l’odeur agréable qui règne dans l’habitacle de sa voiture et les banquettes parfaitement propres à l’instar du tableau de bord sont de bon augure.
Son imagination ne l’a pas trahie. Elle pénètre dans le salon du pavillon de banlieue en sa compagnie et le décor qui s’offre à ses yeux dépasse ses espérances : un intérieur aux lignes épurées, pas un seul grain de poussière ne rôde, des teintes sourdes, rien qui vienne heurter le regard. Il lui demande de patienter un instant, le temps pour lui de leur préparer un cocktail de jus de fruits dont il a le secret. Il l’incite à faire le tour de la maison, tout en lui précisant que le garage est fermé. « Je ne pense pas que vous vous intéressiez à la mécanique, Marie ? » et il disparaît dans la cuisine.
Non, effectivement la mécanique n’intéresse pas Marie. Elle promène un index machinal sur les tablettes de la bibliothèque à la recherche d’une scorie à laquelle il n’aurait pas prêté attention mais en vain. Elle redresse l’aplomb d’un cadre et songe que la chance lui sourit sans doute. Que cette rencontre met un terme à ses errances nocturnes à la quête de l’âme sœur par clavier interposé, qu’elle a rencontré son semblable. Qui sait, peut-être même sa moitié. Eric ne lui a pas semblé offusqué de ses persiflages acerbes sur ce collègue qui a le culot de se présenter au travail tous les matins avec une cravate immanquablement souillée ou sur ses voisins, un jeune couple dont les saucisses grillées qui accompagnent les beaux jours viennent empester ses vêtements jusque dans sa commode. Ces mêmes voisins ne tiennent aucun compte des judicieux conseils qu’elle leur prodigue généreusement sur l’éducation de leurs enfants – des va-nu-pieds qui ont l’audace de jouer dans le sable avec des hurlements de joie sous ses fenêtres. Pas plus qu’Eric n’a bronché lorsqu’elle a exprimé son indignation sur ces « immigrés qui viennent manger le pain des honnêtes travailleurs» face à ce vendeur de fleurs visiblement étranger qui avait osé leur proposer ses misérables bouquets de roses. Au contraire, elle a eu l’impression qu’il acquiesçait, tacitement soulagé qu’elle prenne les choses en main.
De longues minutes se sont écoulées et ni Eric, ni les cocktails n’ont réapparu. Marie se décide à aller lui prêter main forte, elle est également curieuse de voir si la cuisine est semblable à la vitrine immaculée du séjour, exempte de tout désordre. Quand elle pousse la porte, elle ne perçoit tout d’abord pas très bien où elle se trouve. Dans la pénombre flotte une odeur douceâtre de fruit trop mûr. Il règne une chaleur humide et un crissement ininterrompu, un bruissement accompagné de stridulations scie les nerfs et névrose les tympans. Puis elle les voit. Des aquariums posés sur des tables, des terrariums qui contiennent des boîtes à œufs inondées par une lumière blafarde. Et de ces boîtes surgissent des pattes épineuses, des rostres imposants, des blattes au thorax noir qui sifflent face à leurs adversaires, rampent et gravissent les parois. Certaines d’entre elles, des femelles certainement, traînent des grappes d’œufs jaunâtres. La vue de ces insectes agglutinés les uns aux autres, de leurs abdomens distendus et de leurs cerques impudiquement dressés suscite chez Marie un accès de panique. La nausée la submerge, elle éprouve une brusque sensation d’étouffement. Un sentiment irréel s’empare d’elle, sa maîtrise légendaire vole en éclats. Elle recule à tâtons vers la porte afin de rejoindre la pièce accueillante qu’elle vient juste de quitter quand son dos heurte un obstacle. Tétanisée, elle entend la voix d’Eric murmurer à son oreille « Je me flatte d’être un éleveur de nuisibles reconnu, Marie. Savez-vous que les dictyoptères sont des insectes fascinants aux facultés d’adaptation étonnantes ? Ils résistent aux radiations, décapités ils continuent à survivre pendant une semaine et ils peuvent demeurer un mois sans eau ni nourriture. Ils contaminent leur environnement d’agents pathogènes, comme vous souillez le monde qui vous entoure de vos paroles empoisonnées. Je suis persuadé que vous deviendrez le fleuron de ma collection. » Elle pense avant de sombrer dans l’inconscience qui si elle avait un tant soit peu compté pour lui ou s’il avait été aussi méticuleux qu’il semblait l’être, le chiffon imbibé de chloroforme aurait été propre.
Marie a rencontré Eric sur le net, un soir où, désoeuvrée, elle avait décidé d’explorer la Toile à la recherche de l’âme sœur, une fois de plus. Les quelques rendez-vous qui avaient découlé de ses précédentes visites et qui n’avaient abouti sur rien, si ce n’est une désillusion supplémentaire, n’avaient pas suffi à la décourager. Naviguer sur les sites de rencontre, échanger des banalités avec des inconnus est le péché mignon de Marie. Elle continue d’espérer le prince charmant, c’est son unique faiblesse, la seule faille dans sa carapace d’intransigeance. Marie est comptable avec toute la rigueur qui sied à sa charge. Avec elle, les chiffres tournent rond. Elle n’a pas mauvais caractère mais elle est d’une exigence et d’un perfectionnisme qui frisent la pathologie. Elle connaît parfaitement le surnom ridicule dont l’affublent ses collègues, la Pimbêche, en référence à son air pincé, à sa jupe de vieille fille qui lui arrive aux chevilles mais surtout aux innombrables mémos sur le fonctionnement des notes de frais dont elle les inonde et qui rappellent les règles indéfectibles auxquelles il est interdit de déroger sous peine de châtiment édifiant : leur non-paiement. Justificatifs en triple exemplaire, classement chronologique, tout manquement est immédiatement sanctionné par Marie, gardienne du temple, Cerbère du sacro-saint département de comptabilité.
Il en va de même dans sa vie privée, Marie déteste le flou, l’approximation l’insupporte. Et contrairement à la plupart de ses congénères qui supportent sans broncher les plus petites humiliations comme les insultes les plus graves, Marie clame haut et fort son mécontentement. Au restaurant, une carafe mal rincée ou un plat insuffisamment salé suffiront à déclencher ses foudres. Au cinéma, elle n’hésitera pas à se plaindre à l’ouvreuse des sièges parsemés de miettes de pop-corn ou de leur inconfort. Malheur à la vendeuse qui aura mal emballé ses paquets ou à la caissière qui se sera trompée dans son addition, elles en prendront pour leur grade ! Seules la précision et l’exactitude trouvent grâce à ses yeux ce qui explique la quasi dévotion qu’elle voue à son métier. Ce qui explique également que jusqu’à Eric, bien peu de candidats n’ait désiré réitérer l’expérience d’inviter Marie.
La soirée avait pourtant bien commencé, il l’avait emmenée au « Lapin Agile », un restaurant qu’elle apprécie pour la variété de sa carte et en dépit de son service aléatoire. Mais les couverts étaient propres, la serviette impeccablement pliée et hormis la bouteille de vin bouchonnée qu’elle avait sèchement renvoyée en cuisine, le repas en tête-à-tête avait été agréable. Marie en était bien consciente, elle avait, comme à son habitude, monopolisé la conversation mais Eric l’avait patiemment écoutée discourir, un léger sourire aux lèvres qui néanmoins n’éclaboussait pas son regard d’entomologiste. Marie réalise qu’elle sait finalement assez peu de choses au sujet d’Eric et son comportement de ce soir brouille davantage l’image qu’elle s’était faite de lui. Il aime le cinéma – il l’a conviée à la première représentation d’un film d’ores et déjà promis à un beau succès, la musique – ainsi qu’en témoignent les nombreux CD dans la voiture et l’ordre – ce qu’elle a constaté avec un plaisir certain puisque ses CD étaient rangés par ordre alphabétique dans une pochette à soufflets. Pour Marie, ces critères conféraient d’emblée à Eric le statut de personne fréquentable. Il doit également posséder un chien, elle a entraperçu des sacs de croquettes dans le coffre. Mais c’est un défaut sur lequel elle peut faire l’impasse. Et puis les fourrières existent.
A la question de son emploi, il lui avait fourni une vague explication sur la vie des nuisibles et elle en avait déduit qu’il étudiait les insectes, sans lui demander de plus amples renseignements. Les insectes, ça grouille, ça prolifère, ce n’est pas très ordonné et par conséquent, ça ne l’intéresse pas. Néanmoins, par boutade, elle lui avait offert à l’occasion de leur deuxième rencontre « La Métamorphose » de Kafka, livre dont elle ne se souvenait qu’avec un léger dégoût, en particulier en raison de ce passage dont elle s’était dit qu’il ne pouvait que plaire à un amateur d’hexapodes. Elle ne s’était pas trompée, il le lui avait lu à voix haute. « En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu'une carapace, et, en relevant un peu la tête, iI vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu'à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu'il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux. » Et malgré cette lecture déplaisante, elle était heureuse du climat de complicité que ce livre avait tissé entre eux. Sa conduite quelque peu cavalière de ce soir lui est d’autant plus incompréhensible. Marie monte se coucher, une bonne nuit de sommeil et il n’y paraîtra plus. Peut-être Eric lui téléphonera-t-il, elle l’espère. Elle l’apprécie assez pour essayer de contenir les reproches qu’elle aura envie de lui adresser et qui ne manqueraient pas d’hypothéquer leurs futures relations. Rassérénée, Marie s’endort, non sans avoir rectifié le pli du drap de lit.
Eric l’a appelée. Il lui a discrètement suggéré de prendre un apéritif à son domicile avant de se rendre au vernissage d’une exposition de photographies sur les coléoptères auquel il avait promis d’assister. Et même si le sujet l’indiffère, Marie a acquiescé de bonne grâce à la proposition, trop heureuse de ce nouveau rendez-vous. Elle attend, fébrile, les mains croisées sur les genoux, légèrement inquiète de ce qu’elle va trouver chez lui, même si ses chaussures méticuleusement cirées, l’odeur agréable qui règne dans l’habitacle de sa voiture et les banquettes parfaitement propres à l’instar du tableau de bord sont de bon augure.
Son imagination ne l’a pas trahie. Elle pénètre dans le salon du pavillon de banlieue en sa compagnie et le décor qui s’offre à ses yeux dépasse ses espérances : un intérieur aux lignes épurées, pas un seul grain de poussière ne rôde, des teintes sourdes, rien qui vienne heurter le regard. Il lui demande de patienter un instant, le temps pour lui de leur préparer un cocktail de jus de fruits dont il a le secret. Il l’incite à faire le tour de la maison, tout en lui précisant que le garage est fermé. « Je ne pense pas que vous vous intéressiez à la mécanique, Marie ? » et il disparaît dans la cuisine.
Non, effectivement la mécanique n’intéresse pas Marie. Elle promène un index machinal sur les tablettes de la bibliothèque à la recherche d’une scorie à laquelle il n’aurait pas prêté attention mais en vain. Elle redresse l’aplomb d’un cadre et songe que la chance lui sourit sans doute. Que cette rencontre met un terme à ses errances nocturnes à la quête de l’âme sœur par clavier interposé, qu’elle a rencontré son semblable. Qui sait, peut-être même sa moitié. Eric ne lui a pas semblé offusqué de ses persiflages acerbes sur ce collègue qui a le culot de se présenter au travail tous les matins avec une cravate immanquablement souillée ou sur ses voisins, un jeune couple dont les saucisses grillées qui accompagnent les beaux jours viennent empester ses vêtements jusque dans sa commode. Ces mêmes voisins ne tiennent aucun compte des judicieux conseils qu’elle leur prodigue généreusement sur l’éducation de leurs enfants – des va-nu-pieds qui ont l’audace de jouer dans le sable avec des hurlements de joie sous ses fenêtres. Pas plus qu’Eric n’a bronché lorsqu’elle a exprimé son indignation sur ces « immigrés qui viennent manger le pain des honnêtes travailleurs» face à ce vendeur de fleurs visiblement étranger qui avait osé leur proposer ses misérables bouquets de roses. Au contraire, elle a eu l’impression qu’il acquiesçait, tacitement soulagé qu’elle prenne les choses en main.
De longues minutes se sont écoulées et ni Eric, ni les cocktails n’ont réapparu. Marie se décide à aller lui prêter main forte, elle est également curieuse de voir si la cuisine est semblable à la vitrine immaculée du séjour, exempte de tout désordre. Quand elle pousse la porte, elle ne perçoit tout d’abord pas très bien où elle se trouve. Dans la pénombre flotte une odeur douceâtre de fruit trop mûr. Il règne une chaleur humide et un crissement ininterrompu, un bruissement accompagné de stridulations scie les nerfs et névrose les tympans. Puis elle les voit. Des aquariums posés sur des tables, des terrariums qui contiennent des boîtes à œufs inondées par une lumière blafarde. Et de ces boîtes surgissent des pattes épineuses, des rostres imposants, des blattes au thorax noir qui sifflent face à leurs adversaires, rampent et gravissent les parois. Certaines d’entre elles, des femelles certainement, traînent des grappes d’œufs jaunâtres. La vue de ces insectes agglutinés les uns aux autres, de leurs abdomens distendus et de leurs cerques impudiquement dressés suscite chez Marie un accès de panique. La nausée la submerge, elle éprouve une brusque sensation d’étouffement. Un sentiment irréel s’empare d’elle, sa maîtrise légendaire vole en éclats. Elle recule à tâtons vers la porte afin de rejoindre la pièce accueillante qu’elle vient juste de quitter quand son dos heurte un obstacle. Tétanisée, elle entend la voix d’Eric murmurer à son oreille « Je me flatte d’être un éleveur de nuisibles reconnu, Marie. Savez-vous que les dictyoptères sont des insectes fascinants aux facultés d’adaptation étonnantes ? Ils résistent aux radiations, décapités ils continuent à survivre pendant une semaine et ils peuvent demeurer un mois sans eau ni nourriture. Ils contaminent leur environnement d’agents pathogènes, comme vous souillez le monde qui vous entoure de vos paroles empoisonnées. Je suis persuadé que vous deviendrez le fleuron de ma collection. » Elle pense avant de sombrer dans l’inconscience qui si elle avait un tant soit peu compté pour lui ou s’il avait été aussi méticuleux qu’il semblait l’être, le chiffon imbibé de chloroforme aurait été propre.
Yellow_Submarine- Nombre de messages : 278
Age : 53
Localisation : Fougères
Date d'inscription : 08/01/2010
Les dictyoptères
J'aime bien ça.
C'est bien écrit et l'idée de fond est très bonne : cette fille qui se fait…
Je déplore seulement qu'elle soit trop caricaturale (comptable, maniaque, raciste, etc) car on peut du coup penser que tu approuves le meurtrier (car il va bien la tuer et la donner à béqueter à ses bestioles non ?).
On aimerai bien un truc bien crapoteux à la fin avec les cafards qui grouillent sur un monceau de cadavres dans le garage…
C'est bien écrit et l'idée de fond est très bonne : cette fille qui se fait…
Je déplore seulement qu'elle soit trop caricaturale (comptable, maniaque, raciste, etc) car on peut du coup penser que tu approuves le meurtrier (car il va bien la tuer et la donner à béqueter à ses bestioles non ?).
On aimerai bien un truc bien crapoteux à la fin avec les cafards qui grouillent sur un monceau de cadavres dans le garage…
Invité- Invité
Re: Les dictyoptères
Je suis encore une fois séduite. Ecriture implacable comme un piège qui se referme. Bravo.
Je ne pense pas qu'il va la tuer. Il est éleveur de nuisibles, il va surement se livrer sur elle à quelques expériences...tester ses capacités de résistance....faim soif irradiation etc.... en rapport à ce qu'il dit des autres specimens de sa collection...
Bon vu qu'elle fait partie d'une espèce de nuisibles moins armés, sur qu'elle ne fera pas long feu.
Je ne pense pas qu'il va la tuer. Il est éleveur de nuisibles, il va surement se livrer sur elle à quelques expériences...tester ses capacités de résistance....faim soif irradiation etc.... en rapport à ce qu'il dit des autres specimens de sa collection...
Bon vu qu'elle fait partie d'une espèce de nuisibles moins armés, sur qu'elle ne fera pas long feu.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Les dictyoptères
Ben dis-donc : elle est peut-être comptable raciste, mais lui c'est carrément un nazi !Rebecca a écrit:Je suis encore une fois séduite. Ecriture implacable comme un piège qui se referme. Bravo.
Je ne pense pas qu'il va la tuer. Il est éleveur de nuisibles, il va surement se livrer sur elle à quelques expériences...tester ses capacités de résistance....faim soif irradiation etc...
Invité- Invité
Re: Les dictyoptères
BEN ya pas besoin de tortures pour être assimilable à un nazi en effet ....administrer la simple peine de mort pour des raisons de points de vue divergeants ou d'appartenance à la race des enquiquineuses ...c'est être quoi ?
D'où le talent de l'écrivain qui nous réjouit avec ça!!! :-))
D'où le talent de l'écrivain qui nous réjouit avec ça!!! :-))
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Les dictyoptères
Rebecca a écrit:BEN ya pas besoin de tortures pour être assimilable à un nazi en effet ....administrer la simple peine de mort pour des raisons de points de vue divergeants ou d'appartenance à la race des enquiquineuses ...c'est être quoi ?
D'où le talent de l'écrivain qui nous réjouit avec ça!!! :-))
Bon, je comprends pas tout. Je vais essayer de m'expliquer un peu mieux du coup.
C'est une histoire très complexe que nous raconte le sous marin jaune selon mon point de vue.
D'une part, il y a la pauvre petite dame qui répond à des annonces de rencontre sur le web et qui est en même temps coincée comme c'est pas possible et en demande comme c'est encore plus pas possible. Jusque là c'est cohérent. Bon, qu'elle soit maniaque, raciste, phobique et tout ça, c'est une conséquence de sa détresse sexuelle de base me semble-t-il. C'est déjà un sujet en soi.
D'autre part il y a le Éric là, le pêcheur de pêcheresses sur le net : c'est un pervers (toujours selon moi évidemment) qui veut satisfaire des pulsions morbides et qui a d'ailleurs pour spécialité les insectes générateurs de phobies. C'est cohérent aussi.
Qu'ils se rencontrent, c'est évident.
Où ça se gâte, c'est dans la chute. Pourquoi ?
Je jubilerai littéralement si cette saleté de sale bonne femme se retrouvait face à l'autre sale bonhomme pervers et que l'auteur prenne plaisir à exalter sans morale aucune les destins absurdes des c(s)es monstres. Qu'il les tue, qu'il les torture, qu'il les avilisse et les abaissent pour notre plus grand plaisir, ce serait une jouissance, tout simplement. Ou bien qu'il leur offre la rédemption, pourquoi pas ?
Mais c'est justement ce qui me manque et me fait dire : bon début, bonne idée, climat malsain qui commence à s'installer et on nous lâche comme ça? Ah, non ! Je l'écrirai bien la fin moi. Mais j'ai affaire à deux saletés, pas un gentil et un méchant. Deux méchants : c'est comme ça que je les vois.
Quand à rétablir la "simple peine de mort" pour point de vue "divergeant", laisse tomber, je ne sais pas de quoi tu parles. Quand à l'expression "la race des enquiquineuses", elle est pour le moins maladroite : "race", tu te rends compte de ce que tu dis ?
Invité- Invité
Re: Les dictyoptères
Belle écriture, fine et précise, très plaisante à lire. Un petit bémol à mon goût sur le côté un peu moralisateur, voire surjoué, de la scène finale.
Mais j'aime la volonté de refus de l'emphase, qui s'y prêterait aisément.
Encore, s'il vous plaît.
Mais j'aime la volonté de refus de l'emphase, qui s'y prêterait aisément.
Encore, s'il vous plaît.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Les dictyoptères
Moi aussi j'ai aimé cette lecture, très fluide, vraiment plaisante, on ne bute sur rien et on se laisse porter par le récit. Peut-être que le côté manichéen de la démonstration est petit peu trop appuyé, Marie antipathique avec ses manies (et pourtant, comme elle sonne juste !), Eric le bon gars un peu rêveur et pas compliqué... mais la fin aide à remettre les choses en place et c'est très bien comme ça.
"Ce qui explique également que jusqu’à Eric, bien peu de candidats n’aient désiré réitérer l’expérience d’inviter Marie."
"Ce qui explique également que jusqu’à Eric, bien peu de candidats n’aient désiré réitérer l’expérience d’inviter Marie."
Invité- Invité
Re: Les dictyoptères
j'ai un doute tout d'un coup (et les idées brouillées ...), mais il me semble que la négation est incorrecte :Ce qui explique également que jusqu’à Eric, bien peu de candidats n’aient désiré réitérer l’expérience d’inviter Marie.
"Ce qui explique également que jusqu’à Eric, bien peu de candidats
Invité- Invité
Re: Les dictyoptères
Elle est contrôlante jusqu'au bout, jusqu'à constater que le linge est sale. Une lecture plaisante.
Lucy- Nombre de messages : 3411
Age : 47
Date d'inscription : 31/03/2008
Le couperet est tombé.
Remarquable texte, tant sur la forme que sur le fond. Une maîtrise époustouflante, une ironie et un détachement d'autant plus cruels qu'ils anesthésient le lecteur, l'endorment insidieusement, pour que le couperet de la chute fasse d'autant plus mal.
Bravo. Un magnifique boulot d'auteur.
Ubik.
Bravo. Un magnifique boulot d'auteur.
Ubik.
Re: Les dictyoptères
Ne connaissant pas le mot dictyoptères j'ai résisté à l'appel de google et ne le regrette pas car cela aurait gâché une partie de la surprise.
Bravo ! Je me suis laissée embarquer avec jubilation. J'ai détesté votre Marie très rapidement et la fin m'a enchantée.
Bravo ! Je me suis laissée embarquer avec jubilation. J'ai détesté votre Marie très rapidement et la fin m'a enchantée.
Re: Les dictyoptères
Toujours très bien écrit et très agréable à lire. C'est fluide et bien mené, toujours très cynique !
Si je devais formuler un seul reproche, ce serait que le portrait de Marie est peut-être trop caricatural ( le regard porté sur elle nous la présente d'emblée comme antipathique plutôt que de nous laisser nous faire une opinion sur des faits : il est par exemple question de ses "persiflages acerbes") pour ne pas laisser soupçonner un poil trop tôt que le soupirant n'a pas l'innocence supposée, mais bon c'est un reproche mineur !
forme :
Si je devais formuler un seul reproche, ce serait que le portrait de Marie est peut-être trop caricatural ( le regard porté sur elle nous la présente d'emblée comme antipathique plutôt que de nous laisser nous faire une opinion sur des faits : il est par exemple question de ses "persiflages acerbes") pour ne pas laisser soupçonner un poil trop tôt que le soupirant n'a pas l'innocence supposée, mais bon c'est un reproche mineur !
forme :
j'aurais dit "abouti à rien" ou "débouché sur rien".et qui n’avaient abouti sur rien
demi-lune- Nombre de messages : 795
Age : 64
Localisation : Tarn
Date d'inscription : 07/11/2009
Re: Les dictyoptères
terrible !et puis les fourrieres existent
Tu nous la décrit de facon assez peu sympathique cette demoiselle...
Au début on la prend en pitié ( juste coincée, associale et bornée), puis
carrement antipathique ( raciste, intolerante ...).
D'ailleurs, surprenant qu'elle cherche la rencontre via le net, mais vu
qu'elle ne doit pas trop sortir, ca doit être sa seule alternative.
On se doute au fil de la lecture, qu'elle va tomber des nues, avec cet eric si egnigmatique ...
la chute me plait, attention, je ne cautionne rien, et heureusement on ne nous demande pas de choisir : un méchant moral, ou un méchant immoral ?
Ca me fait penser à la serie Dexter, le sympathique meurtrier,
ou, heu, à robin des bois, dans une moindre mesure ...
Iryane- Nombre de messages : 314
Age : 44
Localisation : là où je dois être ...enfin, sans certitude.
Date d'inscription : 26/01/2010
Re: Les dictyoptères
très belle écriture. en effet petite invraissemblance. une fille aussi rigide dragant sur le net me parait peu probable, vu l'obsessionalité de son caractère.
ceci dit, tout y est bon, rien à jeter.
ceci dit, tout y est bon, rien à jeter.
outretemps- Nombre de messages : 615
Age : 77
Date d'inscription : 19/01/2008
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