La femme modèle (2)

(suite...bien que je ne sois pas sûre qu'il faille la poster ici)





La deuxième séquence se déroule pour moi en surface, car le travail des stagiaires est plus impliqué, les voix plus affirmées ; les timides questions de néophites du début ont laissé place à des décisions à haute voix.
Ce sont des hommes qui prennent des initiatives, se consultent, se déplacent, comparent les angles, m’approchant presque pour confirmer une variation de lumière sur ma peau.
J’ai repris ma position sans aucune difficulté : les muscles ont une excellente mémoire !
C’est comme si j’avais laissé mon empreinte dans l’air et que je n’aie plus qu’à m’y recaler; pourtant les tensions se remettent aussitôt à clignoter, il va falloir penser à autre chose !
Je me mets donc à écouter leurs voix, je m’intéresse non à ce qu’ils se disent, mais au timbre et à l’intonation de chacun d’entre eux.
Tout en dressant la liste des sculpteurs et des dessinateurs, je classe leurs voix de la plus rêche à la plus lisse, de la plus grave à la plus aigüe,de la plus sensuelle à la plus crispante …
Je leur assigne des prénoms, (car je ne connais pas les vrais) leur invente aussi des yeux : je réalise que je n’ai croisé aucun de leurs regards de chair jusqu’à maintenant ; pendant la pause de pose, j’ai tenté de capter leur regard intérieur en découvrant leurs travaux. Un tel me semblait agressif, traits anguleux, gestes rageurs ; tel autre hésitant, tel autre paniqué, tel autre affirmatif, l’autre dégoulinant…
Ils sont entrés dans le vif du sujet, la structure est en place, le corps à corps avec les formes, les angles et les volumes a laissé place à la traque à l’absurde, la recherche du modelé, la folie de la fidélité impossible à l’image .Comment être un miroir qui mange et recréée la forme d’une femme vivante ? Quelle prétention du cristallin ! C’est l’âme qui doit impulser le sens, ils ne savent rien de moi ! Comment la chair peut-elle trahir l’âme qui l’anime ?Dans quel recoin de chair leurs yeux-questions vont-ils pêcher d’improbables réponses ?
Leurs mots rebondissent sur mes nerfs comme de minuscules balles frôleuses :
Le mot « épaule » saupoudre mes épaules d’un glacis léger, « cuisse » me caresse en filigranne, « bras » m’arrache des lianes, « hanche » me coagule, « sein » me vaporise, « pied » m’irrigue, « nuque » m’explose littéralement en pluie de plumes, tandis que « ventre » m’enroule en spirale et que « pubis » me cristallise…
Je suis un précipité de mots dans le creuset de leurs mains.
Je suis l’objet de leur voix, puzzle de micro-désirs qui se concentrent grâce au laser du regard.
Ô ! Magie du regard , qui me créée comme je ne suis pas, et me croit telle que je m’ignore.
Qui m’invente dans mes refus et m’invite à mon propre rêve.

Bonsoir Polixène,

Ce qui passe par la tête du modèle ... une expérience vécue ?
Un texte bien construit, bien structuré ... à l'image de ce corps féminin harmonieusement désirable mais sous-tendu par des lignes, des angles et des proportions rigoureux.
La pause de pose m'a fait sourire car elle implique aussi une pose de pause de pose (comme on pose un congé ou une RTT) !

Quelques remarques :

- l'expression "regards de chair" sonne bizarrement à mon oreille !
- la traque à l'absurde ... la traque de l'absurde ?
- comment être un miroir qui mange et recrée la forme d'une femme vivante ? ... Ô ! Magie du regard qui me crée comme je ne suis pas ...

Infinitif, radical : cré, terminaison : er
Indicatif Présent, radical : cré, terminaison : e (je)
Participe passé, radical : cré, terminaison : é (masculin singulier)
Participe passé, radical : cré, terminaison : ée (féminin singulier)

Caresses et Bise à l'Oeil,
Midnightrambler

Femme objet ?
Signifiant signifié.
Un prétexte à des questions et une réflexion fondamentales qui vont bien au-delà de ce texte que je te remercie de savoir garder simple et sans insupportable prétention.

Bonjour polixène.
Situation par peu de gens vécue, et donc précieuse expérience!
Le ressenti du personnage très bien rendu; cela sent le vrai, il me semble.
Le regard des autres, quel troublant et déformant miroir! on s'y retrouve si peu!

Texte magnifique et passionnant par l'originalité de son sujet.
J'aime particlulièrement le questionnement du modèle sur son corps et son reflet. Merci Piloxène.

Bonjour Polixène,
Je n’ai pas eu le temps de commenter la première partie de ce texte qui m’avait pourtant plu et intéressé, je saisis l’occasion d’un peu de temps libre pour commenter cette suite et ainsi me rattraper un peu.
Les thèmes du regard, de la voix, du corps et de leurs relations sont abordés, me semble-t-il, avec finesse et profondeur.
Le « modèle » réagit à cette situation par laquelle elle n’est plus qu’objet de regard, en se faisant elle-même regard. Regard contre regard. Jeter un regard pour ne plus être seulement objet regardé.
Elle regarde, en quelque sorte, la voix de ces hommes qui l’entourent, plus qu’elle ne l’entend. Elle s’arrête à la sonorité des voix, à leur apparence signifiante, à l’écorce des mots. Elle ne pénètre pas dans l’âme des paroles, mais considère leur apparence sonore, le corps phonique des voix.
Elle répond au regard qui se porte sur elle par un autre et même regard, en une réciprocité de vision.
C’est le regard des hommes qu’elle en vient à regarder. Pour en désamorcer la portée chosifiante. Cherchant à saisir ce « regard intérieur » exprimé, manifesté par des gestes.

Si le corps modèle est remodelé par leur regard, il l’est autant par leurs mots. C’est que les mots aussi portent un regard.
Le modèle est dupliqué, dans l’ordre du langage et dans celui de la figuration sur toile, de façon différente, en un jeu de miroirs et de renvois.
Dans ce jeu, le modèle n’est-il pas insaisissable ? Il y a des recréations, non des imitations. Pas de copie conforme. Le modèle se maintient dans son unicité irréductible.
Finalement cette femme modèle n’est-elle pas le modèle de la femme en général ?
Bravo pour ce texte, Polixène.
Bienvenue sur VE, je n’ai même pas eu l’occasion encore de te la souhaiter.


Quelques remarques de langue :
Néophyte et non néophite
Recrée et non recréée la forme d’une femme vivante
Filigrane, et non filigranne
Magie du regard , qui me crée, et non me créée