TEXTES 1500 : Saison 2 - Quelques notes de piano

- On s’assied là? Qu’est-ce que tu en dis?
Son ton attend inutilement une réponse. Elle déplace en silence une chaise, imprime un demi-tour au fauteuil, rajuste la couverture et s’assied face à moi.
Je ne veux pas la voir, mais elle reprend :
- Tu veux boire quelque chose ? Je te commande un crème ?
- Le soleil… Ta mère aurait…
- Tu as chaud? Tu veux que je te déplace un peu ?
Le patron se penche avec un sourire bêta :
- Beau temps, hein monsieur ? Vous voyez, ça fait du bien de sortir ! Je disais à madame, hier : Votre père n’est pas bien, toute la journée enfermé comme ça. La mer, c’est pas par la fenêtre qu’il faut la voir, hein !
Il peut toujours attendre pour que je lui parle. M’emmerdent tous. De toute façon, la fenêtre, je ne l’ouvre même pas. La mer, j’en ai soupé en 54. Depuis, fini coquillages et crustacés. Elle recommence :
- Tu veux que j’approche ton café, il va refroidir. Attends, ne bouge pas.
Ça fait trois ans que je ne bouge plus. Ce qu’elle peut dire de bêtises, parfois. Son front de sacrifiée se barre d’un trait. Elle tourne la tête vers le large, se la joue énigmatique et grave. Pauvre fille.
Je regarde mon café. Quelques gouttes s’écrasent sur la soucoupe. Fichue tremblote.
La porte vient de s’ouvrir. Passe une canne tendue par un bras mince et blanc. Luce. Je souris. Elle avance, se ravise et va s’asseoir sur la banquette du fond.
Un matin, Laure était venue me chercher tôt. Quelques notes de piano s’échappaient de chez Luce. Douces et fortes. Le vin de la jeunesse. La mer était bien verte, ce jour-là.

Toute une ambiance.. Joli ! Un texte lumineux, malgré le sujet, efficace.

La cruauté est une dentelle. Merci

Décidément, j'aime beaucoup cette écriture en pointes acérées juste ce qu'il faut. Je suis très admirative de l'ensemble et plus encore de la façon de clore le texte en cassant le ton de ce qui précède ; en ouvrant une porte (au sens propre et figuré !) pour ainsi introduire un peu de douceur, d'espoir, de vie dans cet univers désenchanté.

Belle écriture. J'aime beaucoup ce dialogue muet. Mais....que c'est-il passé en 54, hormis ma naissance ?

CROISIC a écrit:Mais....que c'est-il passé en 54, hormis ma naissance ?

Je pensais là au début de la Guerre d'Algérie, où de nombreux rappelés et engagés ont débarqué en baie d'Alger, même si, réflexion faite, ils n'ont pas trop eu le temps de voir la mer. On peut, bien entendu penser à tout autre chose.
Merci de votre enthousiasme.


< Et merci à vous de bien vouloir répondre aux commentaires sur vos textes ICI afin d'éviter que ceux-ci ne tiennent le haut de page au détriment de ceux des autres.
La Modération >
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Peut-être pas vu si c'était de nuit, mais senti sûrement, car la traversée Marseille/Alger à l'époque durait plus de 2 jours, de quoi rendre ses tripes et peut être l'âme !

Tu racontes des choses très fortes dans ce texte : la communication impossible après l'accident (quelqu'il soit), le glissement de l'espoir vers ce qu'il a de réalisable (Luce) et les dégâts collatéraux, inévitables.
J'ai tiqué sur la redondance du mot café mais là je chipote, ce texte est bon.
Bienvenue à toi.

pfeuh.. donne envie de rester jeune tout ça..
très beau poème que cette prose.

J'aime beaucoup ce ton, cette façon elliptique de clore sans refermer...

Quand la douceur de vivre ne tient plus qu'à quelques notes de musique...
Un texte sans concession , qui remue.

Un beau texte !
Une tranche de vie, de fin de vie, racontée en peu de mots. L'atmosphère est bien rendue, je suis troublée... émue... bref, j'ai aimé !

Oui, une tranche de vie finement racontée. Et la part laissée au lecteur.
J'ai beaucoup beaucoup aimé.

J'ai apprécié la justesse de la plupart des émotions qui se dégagent du texte, en particulier l'agacement ressenti face à cette femme qui veille et materne; elle énerve et touche en même temps. Une dualité dans les sentiments que l'on retrouve tout au long du texte, que ce soit dans sa douceur ou sa cruauté. C'est agréablement écrit et joliment maîtrisé.

c'est vraiment très beau, bravo !
il y a de la graine, du potentiel là dedans
tous mes encouragements dans ce travail d'écriture qui, je vous le souhaite, est peut-être déjà une passion ?

D'accord avec tout le monde. Je ne vais pas scolairement reformuler ce qui a été dit mais j'aime ce texte doux-amer qui décline son propos de manière très élégante, efficace et surtout juste. Cela m'a touché, j'ai beaucoup aimé.

Ça fonctionne bien, y a pas à dire !

La "mer()e insupportable bien remerciée dans ce texte !