Jonathan/Agapes
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Jonathan/Agapes
Jonathan réalise, par petites illuminations, lui qui ne les a encore point lues, que d'étranges enjeux , des tractations sourdes, des ressentiments viennent crever de loin en loin la surface limpide de la mare familiale.
L'aïeule, débonnaire, mafflue, jouisseuse de mets, de boissons, et d'amitiés, ne prise rien tant qu'un repas en bonne compagnie, de ces repas longs, qui s'étirent dans l'après-midi, où l'on joue aux boules, pour provoquer un semblant de descente des corps solides ingérés en opulentes quantités, ce qui permettra un petit revenez-y, sous forme, peut-être, d'une douceur, tarte à la frangipane, biscuit de Savoie nappé de crème anglaise, des petits riens qui se mangent, comme on sait, sans faim.
L'Italie toute proche fournit parfois un décor enchanteur à ces agapes : il est un lieu, passée la frontière, et Vintimiglia, que l'on rencontre en remontant vers le Nord. Une façon d'auberge italienne, où de pures beautés voisinent avec des catastrophes, une treille superbe pendant en longues grappes d'une pergola, des nappes rieuses, jouxtant des pneus empilés constituant, semble-t-il, un puits.
Le soleil inonde la cour de gravillons blancs et polis, un pré descend mollement vers un semblant de rivière. Un ru, plutôt. Des poules y paressent, une chèvre tire sur sa corde. Jonathan, flanqué de ses sœurs, engoncé dans son beau costume, le seul, est comme ébloui de cette liberté magnifique, de ces couleurs nouvelles, l'herbe est plus verte assurément, car l'eau dévale des sommets avoisinants. Le ruisseau, glacial et délicieux, happe le pied déchaussé, on patauge sur les galets glissants et rudes au contact, les chaussures à la main. Des truites vigoureuses remontent le courant, et plongent les enfants dans un ravissement de citadins : il paraît qu'on peut les prendre à la main...certes, si l'on est preste. Jusqu'à des écrevisses qui déambulent avec nonchalance, sûres de leur impunité.
Dans l'entrée de l'auberge, un aquarium gigantesque voit tournoyer, dans les grappes de bulles lâchées par l'oxygénation, des truites énormes, et des anguilles, et des carpes. C'est un spectacle admirable, et plus encore d'apprendre, par l'oncle, qu'on pêchera soi-même, à l'épuisette, son poisson. Pareille merveille, quand bien même on haïrait le goût des piscidés, vaut bien qu'on passe outre, et qu'on revendique les adorer. D'ailleurs, seules les filles minaudent ordinairement, comme font les filles, à cause des arêtes, qui les terrorisent et dont elles ne savent pas se débarrasser, d'un râclement de gorge suivit d'une expectoration énergique. En cas d'arête avérée, il est permis de cracher, et il faudrait être saint ou simplet pour ne pas profiter de pareille aubaine, le seul cas où le sabre du regard de la régente est obligé de refourailler, et de mimer la préoccupation.
L'attente est longue, toujours ; des gressins, ridicules amuse-gueule, tentent d'égayer de grands verres où ils reposent en corolle ; les adultes se concentrent sur le menu, ou la carte, c'est selon. Pour venir à bout de cette réflexion majeure, ils ont démarré l'apéro, plutôt correctement : le Cinzano et son olive colorent les verres des dames, les messieurs tâteraient plutôt d'une bière, ou d'un pastis.
Les enfants se voient gratifiés, les premiers, de cocas à la bouteille embuée : ils s'émerveillent, et, se rendant compte que le personnel, sans exception, mâle ou femelle, est aux petits soins pour eux, leur amène des olives, pour eux seuls, leur sourit tout le temps, sans raison particulière, en déduisent que les Italiens sont des gens merveilleux, et qui aiment les enfants. L'impression ne se démentira pas de tout le repas, on les sert en premier, une rieuse dame en noir qui trônait sur une espèce d'estrade vient leur faire la bise, qu'ils rendent très poliment, comme les petits chiens de cirque qu'ils sont, et s'extasie, à la table voisine des adultes largement installés, sur la beauté et la gentillesse de ces petits, qu'elle compare tour à tour, pour Jonathan, à un obscur saint du panthéon piémontais, encore que les lunettes d'écaille puissent sembler anachroniques, et pour les filles à des saintes plus connues, et plus internationales.
La régente, qui sait son monde, ne moufte pas sous la catholique avalanche : il serait mal venu de pinailler parpaillotement lors qu'on dépend de la bénévolence de l'hôte pour son repas. Qui plus est, elle n'entend rien à l'italien, ni à la latinité, d'ailleurs. Qui plus est monseigneur, qu'elle envoie ordinairement en déminage, quand il y a castagne, ne pardonnerait pas un couac touchant à la nourriture, qu'il tient pour sacrée, quoiqu'il ait des goûts frustes et décousus de bâfreur sans discernement, ou d'enfant déprivé boulimisant dans sa chambrette.
Comme on est en territoire tout de même ennemi, puisque attesté par un rayonnant portrait d'un kitsch sublime du bon pape Jean, à la brave face ronde de papy gâteau, flanqué d'une garde sympathique de martyres en plâtre peint, aux couleurs chatoyantes, elle dispense à distance, d'un geste de prélat, les trois innocents du rituel immuable de la prière à table, qui ne se borne pas, quand on est entre soi, à un bénédicité plus ou moins expédié, comme dans les trois messes basses des Lettres de mon moulin, mais exige créativité et talent de comédien : pour remercier dignement le Seigneur, il faut évoquer ses bienfaits par le menu, sans cependant laisser refroidir la soupe. Délicat exercice.
Pour son propre cas, concentrée, elle entre en elle-même, yeux clos mystiquement, visage fermé, grave, toute tournée vers la communion divine que tous imaginent confusément. Monseigneur, au milieu du gué, entre les parpaillotages qu'il professe et l'obscure gêne qu'il ressent, au milieu des siens, joyeux païens en attente de mangeaille, et qui se taisent un instant, pour ne pas gâcher par des lazzi la bonne agape qui approche, expédie sa partie en piquant du front vers la table, puis en revenant à la verticale, ce qui, répété avec régularité, évoquerait assez le hassid iérosolémitain en phylactères, devant le Mur des Lamentations. Fort heureusement, car il est antisémite, il s'en tient à une seule oscillation.
L'aïeule, indulgente, le regarde de l'air qu'on prend pour un enfant fantasque ; un sourire attendri flotte sur ses lèvres, dont on ne sait pas très bien s'il se rapporte à l'idée que ces enfantillages passeront bien un jour, comme la jeunesse, ou aux odeurs délicieuses qui, de la cuisine distante, envahissent la salle, sol aux carreaux blancs piquetés de cabochons noirs.
Comme dans les banquets de films, trois filles un peu grasses déboulent, joli teint cuivré, yeux superbes et cheveu de jais, et déposent des antipasti dans les assiettes de Jonathan et de ses sœurs. Avec grâce et gentillesse, elles caressent les joues, nouent les serviettes, s'extasient sur la beauté des yeux et la patience des chérubins, tant il est vrai que l'amour transforme et transcende le regard . Pour la patience, il ferait beau voir qu'ils tempêtassent, ou trépignassent comme on le voit parfois, chez les autres bien sûr. La régente, avec la fermeté implacable de l'amour trahi, mais qui sait corriger, puisque c'est toujours pour un bien supérieur, n'a pas sa pareille pour saisir d'une serre d'aigle le contrevenant, ou sa version féminine, l'emmener à l'écart, impénétrable, et là, avec un sang-froid admirable, l'enfermer dans un réduit obscur, ou lui décrire des supplices terrifiants à mi-voix, ceux qu'il ne manquera pas d 'éprouver s'il persiste dans sa terrible entêtement, qui horrifie Jésus. La régente bute sur les genres en français.
Quelques petits riens égayent les assiettes, jambon de Parme, persillé d'un fin réseau de gras onctueux, poulpe au coulis, calamars alla romana, craquants et légers, accompagnés d'une admirable sauce à l'estragon.
Les enfants, comme de juste, sont calés assez vite, et partent jouer dans la verte prairie.
Jonathan, toujours à rêvasser, déambule le long de la rivière, pensif ; pourquoi tant de choses étonnantes, dont cette grand-mère dont régente et monseigneur assurent, la main sur le cœur, qu'elle est convertie, c'est à dire qu'elle est passée par la célèbre et illustre nouvelle naissance, dont on lui rebat les oreilles depuis qu'il est né, et sans doute avant, alors que l'évidence de son idolâtrie éclate aux yeux de tout un chacun dans la petite salle de bain inondée de lumière où, face à la baignoire-sabot, une Sainte Vierge émaillée de bleu et couronnée, dispensant un sourire avenant, est avantageusement illuminée de cierges ? Il ne faut pas prendre Jonathan pour un imbécile : il a lu comme il lit, de l'ours à la dernière ultime petite mention de la dernière page, dans un des fascicules édifiants qu'il reçoit, abonnée par une dame du temple moustachue et enthousiaste, des histoires missionnaires africaines, d'où il ressort avec une évidence éclatante que les fétiches nègres, dont un honnête parpaillot n'approcherait à aucun prix, n'ont pas grande différence d'avec la gracieuse créature, malgré les étoiles dont sa robe est semée. Par ailleurs, il adore sa grand-mère, et, assez effrayé par le destin qui lui est promis, puisque l'école du dimanche affirme que sans la conversion, ou nouvelle naissance, on se retrouvera dans les ténèbres, il ne s'y retrouve pas trop. On feint d'un côté de la considérer comme tirée d'affaire, donc étant de la coterie, et d'autre part on se répand en prières en sa faveur, afin qu'elle te connaisse, Seigneur. Cette foi casuistique à géométrie variable plonge Jonathan dans des abimes de perplexité.
Une des jolies filles les hélent, car il faut qu'ils attrapent leur poisson ; Jonathan aimerait bien une anguille, mais on l'en dissuade, car elles mordraient. De fait, longs serpents inquiétants, elles ont, derrière la vitre, des expressions sauvages. Une truite vigoureuse, qui saute comme au trempoline dans l'épuisette, est sortie, gueule dentue, branchies palpitantes.
Des tronçons d'anguille rôtie, la truite et quelques amuse-bouche remplacent les hors d'œuvre. Les filles mangent, sérieusement, sans minauder. Elles reprisent les accrocs de leur mal-être diffus en se remplissant d'excellente façon, excessive, aussi sont-elles rondelettes. Jonathan mange comme quinze, comme toujours : à la maison, c'est lui, de longue mémoire, qui finit tout les plats. Boulimie conservatoire, qui ne se trahit pas encore par des amas graisseux, son anxiété, la dépense physique considérable qu'il a quotidiennement et la jeunesse providentielle de son système dépuratoire lui permettant de ne pas ajouter l'obésité à ses autres disgrâces.
Le temps s'étire, paresseusement ; à la table à côté, où trônent les seigneuries , une atmosphère un peu compassée : la régente ne supporte pas les conversations badines, sans même qu'il soit question de grivoiseries. Monseigneur, on ne sait ; s'esclafferait-il de bon aloi, renchérirait-il d'une bien bonne et bien salace hors le regard ophidien de la régente dardé sur lui, en tous temps ?
La joie alcoolisée des banquets, qui délie ordinairement les langues et les fait tourner, pour goûter le vin premièrement, rire et plaisanter ensuite, se tait, prudente : les commensaux se brident, ils sont du clan de monseigneur, sans exception, et , semble-t-il, feignent de ne pas réaliser l'étrangeté de ce repas festif d'un sérieux de consistoire.
Du sérieux, enfin : passées les amusettes, gentilles certes, mais simples croquembouches, arrive la pasta, un très simple, mais royal dans son dépouillement, plat de ravioli, évidemment maison, les mémés que l'on entrevoit, de loin en loin, passer la tête dans le sas qui mène aux cuisines, ont dû étirer les longues pâtes manuellement pétries, et abaissées au dense rouleau de buis. Il va sans dire qu'elles avaient cuisiné auparavant, la veille idéalement, la daube dans la grande sauteuse de fonte noire, avec les oignons frémissant de se confire, l'ail, le laurier et les herbes, et la pulpe de tomate fraîche. Remplissage à la cuiller sur l'abaisse du bas, pose de celle du dessus. Puis le découpage à l'aide de la molette dentelée. La simplicité et la justesse des cuissons en fait un plat délicieux, rustique et sophistiqué à la fois, avec cette farce divine qui éclate en bouche, et cette sauce légère, au fonds de poulet probablement, qui rehausse les saveurs enfouies dans la petite bourse. Parmegiano sur table, saupoudré à la cuillère, ma non troppo, qué lé parmegiano, e tanto duro coum ouna pietra, ecco.
Les filles commencent à fatiguer, et s'ennuient mais Jonathan persévère, joyeux, pérorant , bouche pleine, fourchette brandie, en chef d'orchestre. Les filles parlent peu, ou pas, qu'importe, il mène les dialogues, relance par d'habiles questions à démarreur, comme « vous devez vous demander pourquoi les choses se sont faites ainsi, n'est-ce pas ? Eh bien... ». Les sœurettes, bon public, se contrefichent des thèmes explorés, d'autant qu'ils n'intéressent, en général, que Jonathan, ou guère plus. Mais leur timidité de gazelles, ou de saoudiennes, c'est selon, les empêche de signifier au petit coq au jabot avantageusement déployé qu'elles ne comprennent rien à ses exposés, et que de surcroît elles s'en moquent.
Plat de résistance. D'amples tranches de venaison, étendues comme des trophées, et nappées d'une sauce brune au fumet capiteux. Jonathan, qui voit toujours tout, derrière ses montures de ministre, a bien saisi les tractations subtiles qui se menaient entre patronne et convives. On a là un fruit défendu, à double titre. D'abord parce que sa chasse en est réglementée, et qu'elle est passée de longtemps, ensuite parce que c'était une femelle suitée. Les clins d'œil éloquents, la manière d'amener l'affaire, laissant entendre que peut-être...si la bella compania le souhaitait...pour cette merveille, bien sûr pas au menu, ecco...Partie gagnée, la rouée rombière a vendu son fricot, et les convives en attendent mille merveilles. De fait, Jonathan, rebuté au premier abord par le fumet sauvage, inhabituel, fort en goût, rehaussé par la sauce, capiteuse, vineuse aussi, s'y met très vite, et dévore l'énorme pièce que l'on avait posée dans son assiette, car pour ce coup, il a fallu aller se faire servir à la table des grands : hors de question d'encourager le gaspillage, qui prend mange, comme on sait, et les filles, encore trop jeunettes pour encaisser ce balthazar, ont déclaré forfait, ou presque, et feindront de goûter une part infime. Il eût été ridicule, et quasiment sacrilège, de faire porter à la table enfantine un plat que l'on chipote. Surtout celui-là, de chamois.
Abondance de féculents faisant ventre, d'agréables patates sautées, avec une belle croûte dorée remplissent en dôme un plat considérable, flanqué de haricots d'une finesse exquise, et délicatement aillés : les provençaux s'y retrouvent comme en terre d'ambassade, et renchérissent sur le savoir-faire culinaire de l'Italien, proche, sans toutefois y atteindre, débattent-ils doctement, du Provençal.
— Quand je pense à mon pauvre Tonio...comme il aurait aimé être là, avec nous autres...
— Qu'est-ce que tu racontes, enfin...tu sais bien qu'il n'a jamais voulu mettre les pieds en Italie...
— C'était pas la même chose...il y avait eu la guerre...C'est pas les Allemands qui nous en ont fait voir, c'est les Italiens : pendant toute la guerre, ils claironnaient que ça y était, ils allaient récupérer Nice et la Savoie...
— Mais vous n'étiez pas en zone occupée, intervient Jonathan, qui suit la conversation de sa table. Jonathan peut toujours se glisser dans une discussion d'adultes, car il a des lumières sur tout : ses vrais amis sont de papier.
— Non, mais quand même ; c'était pas facile...
— J'ai lu un témoignage d'un vigneron bourguignon qui disait qu'il n'avaient jamais autant festoyé que pendant la guerre, de la peur de manquer, renchérit Jonathan
— Je sais pas, moi ; on a mangé des rutabagas, quand même...
— Sautés au beurre puis gratinés, moi j'aimais bien, souligne l'oncle
— Mais l'approvisionnement ne devait pas poser de problèmes, non ? insiste Jonathan revenant à la charge
— Ça dépend de quoi, pauvre...pardi, avec les sous, tu avais tout ce que tu voulais...
— Mais les sous, vous en aviez, non ? En plus toi, tonton, tu chassais, tu pêchais, non ?
— Pardi, bien sûr ; plus Gafette au port, qui me mettait de côté les daurades, les colins, les loups...le père Sergio pour les agneaux...les lapins, les poules, c'était marraine ; le jardin donnait pas mal, avec le vieux Prève...
— Je pense bien qu'il donnait, pense, plus d'un hectare...
— Vous auriez eu de quoi vendre, si il faut, glisse Jonathan...
— Mais on vendait, pardi, quoique guère : on avait quand même besoin d'abord pour nous. Je faisais du troc avec Marcel, biftek contre tomates, et salades, et poivrons...
Les regards s'alanguissent . Une douceur indulgente voile les regards, après l'ingestion méthodique de l'acrobatique viande. Le vin, épais, charnu, goûteux, est produit non loin, par le cousin de la matrone. Il descend en coulées sombres le long du verre. Il chante comme le soleil, et embrase les joues.
L'Italie est peu fromagère, mais le compense largement par sa gentillesse commerçante, qui sait que le Français ne finit pas un repas sans l'inestimable denrée laitière. Sachant que la variété moindre de ses sols, de ses herbages, et de son cheptel, jointe à une technique peut-être plus sommaire de la conduite des fermentations complexes anaérobiques, en sus des apports subtils que peuvent constituer les techniques de lavage des croûtes, d'insertion de pénicillium, de soins intensifs conduisant à un aboutissement odoriférant, parfait, où, comme dans une symphonie, chaque instrument tient sa place, du berger qui appelle chaque brebis de son nom, du laitier qui évalue la teneur du lait à l'œil, et beaucoup mieux que les instruments, du fromager qui caille, presse, égoutte, introduit le ferment, si tel est le cas, elle ne s'enhardit pas à faire la maligne, et tenter de rivaliser sur un terrain qui n'est pas sien. Arrivent tout de go un brebis à fendre à la hache et un gorgonzola dégoulinant.
Pour le gorgonzola, on connaît : le plus médiocre des fromagers, de l'autre côté de la frontière, en tient, plus ou moins bon. Au pire c'est du savon, au mieux une merveille. Là, dans son pays, respirant au milieu des siens, c'est une splendeur, long en bouche, le lait de bufflonne un peu âcre adouci par le crémeux de la façon. Le pain, croûte inexistante, mie hypertrophiée, le soutient de confiance : le blé est bon, le pain aussi, par conséquence. Le brebis, force de la nature, orgueil des alpages, rend de longues notes en bouche, où l'on perçoit d'abord une puissance, celle des hauts sommets, de l'herbe vraie et de bêtes heureuses. Viennent ensuite les arômes, subtils : vraiment, un fromage peut sentir la gentiane ? Et l'anis, en fond de goût ? Et une senteur de fumée, en très arrière-fond, qui dit qu'on l'a travaillé sur le chaudron, dans la cheminée ?
Les Provençaux, volontiers moqueurs, s'inclinent. Presque par jeu, pour ne pas baisser pavillon, ils évoqueront entre eux le brie véritable, avec sa croûte qui brunit, quand, découlant de son bonnissement, la chair en ruisselle, jaune paille, odoriférante, et qu'on la pose, sans la tartiner, sacrilège, sur le seigle ou le pain bis.
Jonathan, qui s'est fait place à la grande table, émet doctement des avis. Il n'a guère de références, mais du goût, chacun le lui reconnaît. Il mêle subtilement sa mastication d'une lampée du vin des agapes, qui fait éclater en les sublimant les arômes du fromage.
Il faudrait en rester là : la fête était sublime. Mais un repas sans dessert ?
L'Italie, qui sait son monde, suggère quelque exercice, le temps de faire place ; certes, l'intestin est sans fin. Encore faut-il qu'il autorise la descente des stocks accumulés. La pétanque y est souveraine, et chacun y joue sa vie. De vérification en mesurage, de hurlements en cris de joie, la partie s'est jouée, médiocre car sans vrais joueurs. Jonathan, inégal, qui peut jouer sublime comme à bannir, perçoit subliminalement les signes du dessert. Qui se confirment, par l'apparition majestueuse de la robe noire, faisant savoir aux excellences qu'on n'attend plus que leurs souhaits pour les dernières batailles.
Peu de choses. Biscuit de Savoie parfumé à l'aneth. Tiramisu véritable, qui tremble sous le souffle. Soufflé surprenant, à la liqueur de griottes, ou quelque chose d'approchant. Tarte aux poires sur un fond délicieux, légèrement parfumé à une liqueur indéfinissable, qui mériterait d'être mangé seul.
Les bambini, experts en choses intéressantes, ont réintégré leurs places. Les bonnes filles de la maison les servent en premier, et minaudent pour qu'ils goûtent à tout, affirmant, la main sur le cœur, que c'est leur propre mère qui a fait cette petite merveille, et que n'y pas goûter serait un camouflet, pas moins. S'entassent une part de chaque, le sourire des beautés en sus.
A la table des seigneurs, elles passent moins de temps, car l'oncle, égrillard, commence à remonter la main le long de la cuisse de la plus proche, qui s'écarte en souriant. Jonathan, comme à l'accoutumée, a tout vu. La tante, ronde comme une Mauritanienne à marier, voit sans voir.
Un chœur s'élève à la table voisine. Le repas des étrangers a largement outrepassé les horaires normaux, et décents. Les habitués, qui ne mangent qu'exceptionnellement, ont commencé d'affluer, et d'installer, sur les tables uniformes, qui les dominos, qui les cartes. Et, Italiens amants de la vie, quelques vieux commencent à chanter splendidement, sans annonce, pour témoigner de leur joie. Jonathan est englouti. La voix humaine l'a toujours bouleversé. Mais là, ces rustiques interprètes chantent à quatre voix, parfaitement juste, et c'est beau . Le choc de la beauté rend souvent Jonathan malade, ou en tout cas l'affaiblit. Là , il est secoué de spasmes, et se cramponne à la table. Les vieux ont repéré son émoi, et, à la fin de leur chœur, viennent lui parler, en se réjouissant de sa sensibilité. Ils veulent à tout prix lui offrir une grappa, et chantent derechef, tandis qu'il grimace pour tenter de l'avaler. Au détour d'un chant, tout d'un coup la fusion des voix produit un résultat sublime. Ils chantent splendidement, sans effort, accoutumés les uns aux autres, d'une justesse parfaite. Même, ils sont mêlés, bras et poitrines, caisses de résonance déployant des harmoniques, la basse, un immense escogriffe maigre à faire peur, soutenant toute l'architecture.
Jonathan est sonné, et ébloui, comme d'être sous le gros bourdon de Notre-Dame.
Café. S'il est un savoir-faire devant lequel la provençale clique s'incline sans même livrer bataille, c'est bien celui-là, ainsi que quelques babioles annexes, chocolats au lait, marrons glacés des boutiques sous couverts de San Remo.
— Comment font-ils, s'extasie l'aïeule, en humant, gourmande, l'arôme exquis, riche, puissant, qui monte de la tasse emplie du liquide brûlant, que la générosité italienne n'a pu faire autrement que d'accompagner de mignardises, chocolats de divers modèles, et pâtes d'amandes. Les filles voient atterrir devant elles des bols de faïence emplies d'un chocolat mousseux et onctueux, et leur sourire en dit long.
Jonathan, définitivement transfuge, justifie son entrée dans la cour des grands en leur retraçant, par le menu, les pérégrinations de la sublime fève depuis les hauts plateaux d'Ethiopie jusqu'à la cour des Médicis. La régente guette, paupière semi-fermée, le faux-pas. Elle sait que l'autiste savant, dans un débordement de joie d'être au milieu des humains, sans en pâtir trop, extrapole souvent, magnifie, enjolive : il n'est pas né en Provence pour rien. Il sait fort bien où et quand il affabule, mais toute altération, fût-elle imperceptible, à l'exacte vérité conduit aussi sûrement aux ténèbres éternelles qu'un assassinat.
— Les enfants de lumière doivent marcher dans la lumière, n'est-ce pas ? énonce-t-elle souvent, sans que la formule interro-négative, qui semblerait appeler la controverse, ou au moins la discussion, laisse transparaître la moindre possibilité de contestation. Le « n'est-ce pas », qui relève le nez sur le « pas », porte, tissée dans l'inflexion, une menace voilée.
Jonathan pense de plus en plus souvent in petto à des plaisanteries en écho, en l'occurrence « que les enfants de chœur n'oublient pas leurs pacemakers », ou « les enfants de putes salissent leurs calbutes ». Il n'a pas encore, loin s'en faut, la poussée hormonale des génitoires en travail de finition qui lui permettrait, petit bouc, de tenir tête à la régente, compte tenu de son pataud garde du corps qui accourrait, ventre à terre, poing brandi et prompt à partir, si pareil coup de tonnerre venait à éclater. Aussi opine-t-il du chef à la belle phrase, qui lui semble d'une stupidité sans fond.
De longues algues, semble-t-il, flottent dans la longue bouteille à col étroit que la bonne hôtesse à posée, flanquée de verres minuscules et ravissants, peut-être bien de cristal. Jonathan, qui avait eu un avant-goût, mais d'une variété plus ordinaire, reçoit un canard. L'alcool est très fort, mais des arômes étonnants, qui évoquent les senteurs des alpages les soirs de grand vent, de foehn, le parfument délicatement.
La messe étant dite, si l'on peut ainsi parler, la note est apportée cérémonieusement dans un petit panier tressé. La puissance régnante des lieux tient à en expliciter chaque subtilité, et notamment que les enfants sont comptés symboliquement, y compris le petit ogre.
Elle s'éloigne ; les autorités compétentes scrutent, soupèsent, analysent : on ne la leur fait pas, ils sont tous de la boutique. Soupçonneux d'abord, ils vérifient. Soupirent. Calculent. Les billets s'entassent dans le panier. A mi-voix, les commensaux se demandent comment il est possible de faire si bonne chère pour un prix aussi modique. Lire n'est pas franc.
Les beautés aux corsages généreux sont mandées, et reçoivent avec grâce un pourboire, sans doute correct, des mains de l'oncle, qui en profite, en tout bien tout honneur, pour les tâter un peu, leur expliquant, dans un sabir italianisant – il parle parfaitement nissart, dialecte purement italien – qu'il a besoin de savoir si c'est cette bonne nourriture qui fait de si jolies filles. Comme il est somme toute inoffensif, et que la fonction qu'elles exercent, en pays latin, entraîne nécessairement sinon des privautés de la part des convives, du moins l'entraînement, chez les donzelles, à rabattre prestement la jupe qui serait haut troussée, elles rient gentiment, se laissent embrasser comme bon pain, ce qui permet à l'oncle toujours vert d'éprouver la fermeté de leurs poitrines.
En se penchant pour décerner des baisers aux petits, l'une d'elle laisse entrevoir, par l'échancrure de son chemisier, la naissance et le sillon de deux beaux seins laiteux, reposant de confiance dans un berceau solidement gréé. Jonathan, écarlate, et qui a senti leur odeur de femmes épanouies, mélange chaud et tendre évoquant le lait tiède, la peau de bébé, et la sueur, sent un trouble surprenant le saisir au bas-ventre. Il s'en tortille comme un benêt, convaincu que chacun s'en rend compte.
La joyeuse et titubante compagnie vise la porte, puis réussit, au milieu des exclamations et des tentatives, à installer l'aïeule, comme une statue de procession sévillanne, dans ses atours de veuve prospère. D'une humeur de pinson, elle rit à tout. La tante est installée dans l'autre voiture – on comprend l'empressement de l'aubergiste, deux voitures pour si peu de monde signalent forcément des puissances -, et trône avec hauteur, souriante béatement. La peau tendue à en éclater, sans une ride, elle semble une idole asiatique, dont elle a, bizarrerie génétique ou mésalliance, les yeux légèrement bridés. Mais il est vrai que les Bigoudens, dont on ne sache pas qu'ils aient servi Gengis Khan, les ont aussi. Bouche close, regard lointain, elle écoute en elle-même la mise en route du grand travail digestif qui s'annonce.
Le retour est d'une joie criarde ; monseigneur veut chanter, donc chantera tout le monde, et de bon cœur, s'il vous plaît. La régente, dans sa pointilleuse cohérence, pencherait pour des cantiques, qui offrent le double avantage d'édifier spirituellement, et de régénérer la mémoire, mais monseigneur, inquiet de la longueur extravagante des strophes, et qui craint de s'y perdre, insiste pour des chants plus profanes, et surtout plus courts. De la variété des chants scouts, ou de patronage, à peu de choses près. On voit qu'à l'instar du léopard bien ennuyé de ne pouvoir laver ses taches, le renégat a conservé par devers-lui un riche florilège de niaiseries pour petits boutonneux, transmis par les bons pères.
Jonathan s'interroge vainement sur le sens d'un certain chant, où il est question du « roi Arthur, qui avait trois fils, késuffiss, et qui était un excellent roi, oui ma foi » Il faudra qu'il entende, long après, une chorale articulant distinctement pour relier enfin les fils, et que le bredouillis confus de monseigneur disait « quel supplice ».
Les filles suivent d'un filet de voix, dociles.
Jonathan braille comme un pochard, ravi d'utiliser sa voix.
Le chemin du retour est émaillé de devinettes, évidemment bibliques. Comme il n'y a pas de challengers sérieux, Jonathan s'ennuie ferme, d'autant qu'on lui a interdit de répondre à la place de ses sœurs.
Ils se réveillent tous trois, hébétés, pâteux, devant la maison. Monseigneur supporterait bien un petit en-cas, et le fait savoir hautement. La régente pince les lèvres et plisse le nez.
Jonathan file retrouver ses chers amis.
L'aïeule, débonnaire, mafflue, jouisseuse de mets, de boissons, et d'amitiés, ne prise rien tant qu'un repas en bonne compagnie, de ces repas longs, qui s'étirent dans l'après-midi, où l'on joue aux boules, pour provoquer un semblant de descente des corps solides ingérés en opulentes quantités, ce qui permettra un petit revenez-y, sous forme, peut-être, d'une douceur, tarte à la frangipane, biscuit de Savoie nappé de crème anglaise, des petits riens qui se mangent, comme on sait, sans faim.
L'Italie toute proche fournit parfois un décor enchanteur à ces agapes : il est un lieu, passée la frontière, et Vintimiglia, que l'on rencontre en remontant vers le Nord. Une façon d'auberge italienne, où de pures beautés voisinent avec des catastrophes, une treille superbe pendant en longues grappes d'une pergola, des nappes rieuses, jouxtant des pneus empilés constituant, semble-t-il, un puits.
Le soleil inonde la cour de gravillons blancs et polis, un pré descend mollement vers un semblant de rivière. Un ru, plutôt. Des poules y paressent, une chèvre tire sur sa corde. Jonathan, flanqué de ses sœurs, engoncé dans son beau costume, le seul, est comme ébloui de cette liberté magnifique, de ces couleurs nouvelles, l'herbe est plus verte assurément, car l'eau dévale des sommets avoisinants. Le ruisseau, glacial et délicieux, happe le pied déchaussé, on patauge sur les galets glissants et rudes au contact, les chaussures à la main. Des truites vigoureuses remontent le courant, et plongent les enfants dans un ravissement de citadins : il paraît qu'on peut les prendre à la main...certes, si l'on est preste. Jusqu'à des écrevisses qui déambulent avec nonchalance, sûres de leur impunité.
Dans l'entrée de l'auberge, un aquarium gigantesque voit tournoyer, dans les grappes de bulles lâchées par l'oxygénation, des truites énormes, et des anguilles, et des carpes. C'est un spectacle admirable, et plus encore d'apprendre, par l'oncle, qu'on pêchera soi-même, à l'épuisette, son poisson. Pareille merveille, quand bien même on haïrait le goût des piscidés, vaut bien qu'on passe outre, et qu'on revendique les adorer. D'ailleurs, seules les filles minaudent ordinairement, comme font les filles, à cause des arêtes, qui les terrorisent et dont elles ne savent pas se débarrasser, d'un râclement de gorge suivit d'une expectoration énergique. En cas d'arête avérée, il est permis de cracher, et il faudrait être saint ou simplet pour ne pas profiter de pareille aubaine, le seul cas où le sabre du regard de la régente est obligé de refourailler, et de mimer la préoccupation.
L'attente est longue, toujours ; des gressins, ridicules amuse-gueule, tentent d'égayer de grands verres où ils reposent en corolle ; les adultes se concentrent sur le menu, ou la carte, c'est selon. Pour venir à bout de cette réflexion majeure, ils ont démarré l'apéro, plutôt correctement : le Cinzano et son olive colorent les verres des dames, les messieurs tâteraient plutôt d'une bière, ou d'un pastis.
Les enfants se voient gratifiés, les premiers, de cocas à la bouteille embuée : ils s'émerveillent, et, se rendant compte que le personnel, sans exception, mâle ou femelle, est aux petits soins pour eux, leur amène des olives, pour eux seuls, leur sourit tout le temps, sans raison particulière, en déduisent que les Italiens sont des gens merveilleux, et qui aiment les enfants. L'impression ne se démentira pas de tout le repas, on les sert en premier, une rieuse dame en noir qui trônait sur une espèce d'estrade vient leur faire la bise, qu'ils rendent très poliment, comme les petits chiens de cirque qu'ils sont, et s'extasie, à la table voisine des adultes largement installés, sur la beauté et la gentillesse de ces petits, qu'elle compare tour à tour, pour Jonathan, à un obscur saint du panthéon piémontais, encore que les lunettes d'écaille puissent sembler anachroniques, et pour les filles à des saintes plus connues, et plus internationales.
La régente, qui sait son monde, ne moufte pas sous la catholique avalanche : il serait mal venu de pinailler parpaillotement lors qu'on dépend de la bénévolence de l'hôte pour son repas. Qui plus est, elle n'entend rien à l'italien, ni à la latinité, d'ailleurs. Qui plus est monseigneur, qu'elle envoie ordinairement en déminage, quand il y a castagne, ne pardonnerait pas un couac touchant à la nourriture, qu'il tient pour sacrée, quoiqu'il ait des goûts frustes et décousus de bâfreur sans discernement, ou d'enfant déprivé boulimisant dans sa chambrette.
Comme on est en territoire tout de même ennemi, puisque attesté par un rayonnant portrait d'un kitsch sublime du bon pape Jean, à la brave face ronde de papy gâteau, flanqué d'une garde sympathique de martyres en plâtre peint, aux couleurs chatoyantes, elle dispense à distance, d'un geste de prélat, les trois innocents du rituel immuable de la prière à table, qui ne se borne pas, quand on est entre soi, à un bénédicité plus ou moins expédié, comme dans les trois messes basses des Lettres de mon moulin, mais exige créativité et talent de comédien : pour remercier dignement le Seigneur, il faut évoquer ses bienfaits par le menu, sans cependant laisser refroidir la soupe. Délicat exercice.
Pour son propre cas, concentrée, elle entre en elle-même, yeux clos mystiquement, visage fermé, grave, toute tournée vers la communion divine que tous imaginent confusément. Monseigneur, au milieu du gué, entre les parpaillotages qu'il professe et l'obscure gêne qu'il ressent, au milieu des siens, joyeux païens en attente de mangeaille, et qui se taisent un instant, pour ne pas gâcher par des lazzi la bonne agape qui approche, expédie sa partie en piquant du front vers la table, puis en revenant à la verticale, ce qui, répété avec régularité, évoquerait assez le hassid iérosolémitain en phylactères, devant le Mur des Lamentations. Fort heureusement, car il est antisémite, il s'en tient à une seule oscillation.
L'aïeule, indulgente, le regarde de l'air qu'on prend pour un enfant fantasque ; un sourire attendri flotte sur ses lèvres, dont on ne sait pas très bien s'il se rapporte à l'idée que ces enfantillages passeront bien un jour, comme la jeunesse, ou aux odeurs délicieuses qui, de la cuisine distante, envahissent la salle, sol aux carreaux blancs piquetés de cabochons noirs.
Comme dans les banquets de films, trois filles un peu grasses déboulent, joli teint cuivré, yeux superbes et cheveu de jais, et déposent des antipasti dans les assiettes de Jonathan et de ses sœurs. Avec grâce et gentillesse, elles caressent les joues, nouent les serviettes, s'extasient sur la beauté des yeux et la patience des chérubins, tant il est vrai que l'amour transforme et transcende le regard . Pour la patience, il ferait beau voir qu'ils tempêtassent, ou trépignassent comme on le voit parfois, chez les autres bien sûr. La régente, avec la fermeté implacable de l'amour trahi, mais qui sait corriger, puisque c'est toujours pour un bien supérieur, n'a pas sa pareille pour saisir d'une serre d'aigle le contrevenant, ou sa version féminine, l'emmener à l'écart, impénétrable, et là, avec un sang-froid admirable, l'enfermer dans un réduit obscur, ou lui décrire des supplices terrifiants à mi-voix, ceux qu'il ne manquera pas d 'éprouver s'il persiste dans sa terrible entêtement, qui horrifie Jésus. La régente bute sur les genres en français.
Quelques petits riens égayent les assiettes, jambon de Parme, persillé d'un fin réseau de gras onctueux, poulpe au coulis, calamars alla romana, craquants et légers, accompagnés d'une admirable sauce à l'estragon.
Les enfants, comme de juste, sont calés assez vite, et partent jouer dans la verte prairie.
Jonathan, toujours à rêvasser, déambule le long de la rivière, pensif ; pourquoi tant de choses étonnantes, dont cette grand-mère dont régente et monseigneur assurent, la main sur le cœur, qu'elle est convertie, c'est à dire qu'elle est passée par la célèbre et illustre nouvelle naissance, dont on lui rebat les oreilles depuis qu'il est né, et sans doute avant, alors que l'évidence de son idolâtrie éclate aux yeux de tout un chacun dans la petite salle de bain inondée de lumière où, face à la baignoire-sabot, une Sainte Vierge émaillée de bleu et couronnée, dispensant un sourire avenant, est avantageusement illuminée de cierges ? Il ne faut pas prendre Jonathan pour un imbécile : il a lu comme il lit, de l'ours à la dernière ultime petite mention de la dernière page, dans un des fascicules édifiants qu'il reçoit, abonnée par une dame du temple moustachue et enthousiaste, des histoires missionnaires africaines, d'où il ressort avec une évidence éclatante que les fétiches nègres, dont un honnête parpaillot n'approcherait à aucun prix, n'ont pas grande différence d'avec la gracieuse créature, malgré les étoiles dont sa robe est semée. Par ailleurs, il adore sa grand-mère, et, assez effrayé par le destin qui lui est promis, puisque l'école du dimanche affirme que sans la conversion, ou nouvelle naissance, on se retrouvera dans les ténèbres, il ne s'y retrouve pas trop. On feint d'un côté de la considérer comme tirée d'affaire, donc étant de la coterie, et d'autre part on se répand en prières en sa faveur, afin qu'elle te connaisse, Seigneur. Cette foi casuistique à géométrie variable plonge Jonathan dans des abimes de perplexité.
Une des jolies filles les hélent, car il faut qu'ils attrapent leur poisson ; Jonathan aimerait bien une anguille, mais on l'en dissuade, car elles mordraient. De fait, longs serpents inquiétants, elles ont, derrière la vitre, des expressions sauvages. Une truite vigoureuse, qui saute comme au trempoline dans l'épuisette, est sortie, gueule dentue, branchies palpitantes.
Des tronçons d'anguille rôtie, la truite et quelques amuse-bouche remplacent les hors d'œuvre. Les filles mangent, sérieusement, sans minauder. Elles reprisent les accrocs de leur mal-être diffus en se remplissant d'excellente façon, excessive, aussi sont-elles rondelettes. Jonathan mange comme quinze, comme toujours : à la maison, c'est lui, de longue mémoire, qui finit tout les plats. Boulimie conservatoire, qui ne se trahit pas encore par des amas graisseux, son anxiété, la dépense physique considérable qu'il a quotidiennement et la jeunesse providentielle de son système dépuratoire lui permettant de ne pas ajouter l'obésité à ses autres disgrâces.
Le temps s'étire, paresseusement ; à la table à côté, où trônent les seigneuries , une atmosphère un peu compassée : la régente ne supporte pas les conversations badines, sans même qu'il soit question de grivoiseries. Monseigneur, on ne sait ; s'esclafferait-il de bon aloi, renchérirait-il d'une bien bonne et bien salace hors le regard ophidien de la régente dardé sur lui, en tous temps ?
La joie alcoolisée des banquets, qui délie ordinairement les langues et les fait tourner, pour goûter le vin premièrement, rire et plaisanter ensuite, se tait, prudente : les commensaux se brident, ils sont du clan de monseigneur, sans exception, et , semble-t-il, feignent de ne pas réaliser l'étrangeté de ce repas festif d'un sérieux de consistoire.
Du sérieux, enfin : passées les amusettes, gentilles certes, mais simples croquembouches, arrive la pasta, un très simple, mais royal dans son dépouillement, plat de ravioli, évidemment maison, les mémés que l'on entrevoit, de loin en loin, passer la tête dans le sas qui mène aux cuisines, ont dû étirer les longues pâtes manuellement pétries, et abaissées au dense rouleau de buis. Il va sans dire qu'elles avaient cuisiné auparavant, la veille idéalement, la daube dans la grande sauteuse de fonte noire, avec les oignons frémissant de se confire, l'ail, le laurier et les herbes, et la pulpe de tomate fraîche. Remplissage à la cuiller sur l'abaisse du bas, pose de celle du dessus. Puis le découpage à l'aide de la molette dentelée. La simplicité et la justesse des cuissons en fait un plat délicieux, rustique et sophistiqué à la fois, avec cette farce divine qui éclate en bouche, et cette sauce légère, au fonds de poulet probablement, qui rehausse les saveurs enfouies dans la petite bourse. Parmegiano sur table, saupoudré à la cuillère, ma non troppo, qué lé parmegiano, e tanto duro coum ouna pietra, ecco.
Les filles commencent à fatiguer, et s'ennuient mais Jonathan persévère, joyeux, pérorant , bouche pleine, fourchette brandie, en chef d'orchestre. Les filles parlent peu, ou pas, qu'importe, il mène les dialogues, relance par d'habiles questions à démarreur, comme « vous devez vous demander pourquoi les choses se sont faites ainsi, n'est-ce pas ? Eh bien... ». Les sœurettes, bon public, se contrefichent des thèmes explorés, d'autant qu'ils n'intéressent, en général, que Jonathan, ou guère plus. Mais leur timidité de gazelles, ou de saoudiennes, c'est selon, les empêche de signifier au petit coq au jabot avantageusement déployé qu'elles ne comprennent rien à ses exposés, et que de surcroît elles s'en moquent.
Plat de résistance. D'amples tranches de venaison, étendues comme des trophées, et nappées d'une sauce brune au fumet capiteux. Jonathan, qui voit toujours tout, derrière ses montures de ministre, a bien saisi les tractations subtiles qui se menaient entre patronne et convives. On a là un fruit défendu, à double titre. D'abord parce que sa chasse en est réglementée, et qu'elle est passée de longtemps, ensuite parce que c'était une femelle suitée. Les clins d'œil éloquents, la manière d'amener l'affaire, laissant entendre que peut-être...si la bella compania le souhaitait...pour cette merveille, bien sûr pas au menu, ecco...Partie gagnée, la rouée rombière a vendu son fricot, et les convives en attendent mille merveilles. De fait, Jonathan, rebuté au premier abord par le fumet sauvage, inhabituel, fort en goût, rehaussé par la sauce, capiteuse, vineuse aussi, s'y met très vite, et dévore l'énorme pièce que l'on avait posée dans son assiette, car pour ce coup, il a fallu aller se faire servir à la table des grands : hors de question d'encourager le gaspillage, qui prend mange, comme on sait, et les filles, encore trop jeunettes pour encaisser ce balthazar, ont déclaré forfait, ou presque, et feindront de goûter une part infime. Il eût été ridicule, et quasiment sacrilège, de faire porter à la table enfantine un plat que l'on chipote. Surtout celui-là, de chamois.
Abondance de féculents faisant ventre, d'agréables patates sautées, avec une belle croûte dorée remplissent en dôme un plat considérable, flanqué de haricots d'une finesse exquise, et délicatement aillés : les provençaux s'y retrouvent comme en terre d'ambassade, et renchérissent sur le savoir-faire culinaire de l'Italien, proche, sans toutefois y atteindre, débattent-ils doctement, du Provençal.
— Quand je pense à mon pauvre Tonio...comme il aurait aimé être là, avec nous autres...
— Qu'est-ce que tu racontes, enfin...tu sais bien qu'il n'a jamais voulu mettre les pieds en Italie...
— C'était pas la même chose...il y avait eu la guerre...C'est pas les Allemands qui nous en ont fait voir, c'est les Italiens : pendant toute la guerre, ils claironnaient que ça y était, ils allaient récupérer Nice et la Savoie...
— Mais vous n'étiez pas en zone occupée, intervient Jonathan, qui suit la conversation de sa table. Jonathan peut toujours se glisser dans une discussion d'adultes, car il a des lumières sur tout : ses vrais amis sont de papier.
— Non, mais quand même ; c'était pas facile...
— J'ai lu un témoignage d'un vigneron bourguignon qui disait qu'il n'avaient jamais autant festoyé que pendant la guerre, de la peur de manquer, renchérit Jonathan
— Je sais pas, moi ; on a mangé des rutabagas, quand même...
— Sautés au beurre puis gratinés, moi j'aimais bien, souligne l'oncle
— Mais l'approvisionnement ne devait pas poser de problèmes, non ? insiste Jonathan revenant à la charge
— Ça dépend de quoi, pauvre...pardi, avec les sous, tu avais tout ce que tu voulais...
— Mais les sous, vous en aviez, non ? En plus toi, tonton, tu chassais, tu pêchais, non ?
— Pardi, bien sûr ; plus Gafette au port, qui me mettait de côté les daurades, les colins, les loups...le père Sergio pour les agneaux...les lapins, les poules, c'était marraine ; le jardin donnait pas mal, avec le vieux Prève...
— Je pense bien qu'il donnait, pense, plus d'un hectare...
— Vous auriez eu de quoi vendre, si il faut, glisse Jonathan...
— Mais on vendait, pardi, quoique guère : on avait quand même besoin d'abord pour nous. Je faisais du troc avec Marcel, biftek contre tomates, et salades, et poivrons...
Les regards s'alanguissent . Une douceur indulgente voile les regards, après l'ingestion méthodique de l'acrobatique viande. Le vin, épais, charnu, goûteux, est produit non loin, par le cousin de la matrone. Il descend en coulées sombres le long du verre. Il chante comme le soleil, et embrase les joues.
L'Italie est peu fromagère, mais le compense largement par sa gentillesse commerçante, qui sait que le Français ne finit pas un repas sans l'inestimable denrée laitière. Sachant que la variété moindre de ses sols, de ses herbages, et de son cheptel, jointe à une technique peut-être plus sommaire de la conduite des fermentations complexes anaérobiques, en sus des apports subtils que peuvent constituer les techniques de lavage des croûtes, d'insertion de pénicillium, de soins intensifs conduisant à un aboutissement odoriférant, parfait, où, comme dans une symphonie, chaque instrument tient sa place, du berger qui appelle chaque brebis de son nom, du laitier qui évalue la teneur du lait à l'œil, et beaucoup mieux que les instruments, du fromager qui caille, presse, égoutte, introduit le ferment, si tel est le cas, elle ne s'enhardit pas à faire la maligne, et tenter de rivaliser sur un terrain qui n'est pas sien. Arrivent tout de go un brebis à fendre à la hache et un gorgonzola dégoulinant.
Pour le gorgonzola, on connaît : le plus médiocre des fromagers, de l'autre côté de la frontière, en tient, plus ou moins bon. Au pire c'est du savon, au mieux une merveille. Là, dans son pays, respirant au milieu des siens, c'est une splendeur, long en bouche, le lait de bufflonne un peu âcre adouci par le crémeux de la façon. Le pain, croûte inexistante, mie hypertrophiée, le soutient de confiance : le blé est bon, le pain aussi, par conséquence. Le brebis, force de la nature, orgueil des alpages, rend de longues notes en bouche, où l'on perçoit d'abord une puissance, celle des hauts sommets, de l'herbe vraie et de bêtes heureuses. Viennent ensuite les arômes, subtils : vraiment, un fromage peut sentir la gentiane ? Et l'anis, en fond de goût ? Et une senteur de fumée, en très arrière-fond, qui dit qu'on l'a travaillé sur le chaudron, dans la cheminée ?
Les Provençaux, volontiers moqueurs, s'inclinent. Presque par jeu, pour ne pas baisser pavillon, ils évoqueront entre eux le brie véritable, avec sa croûte qui brunit, quand, découlant de son bonnissement, la chair en ruisselle, jaune paille, odoriférante, et qu'on la pose, sans la tartiner, sacrilège, sur le seigle ou le pain bis.
Jonathan, qui s'est fait place à la grande table, émet doctement des avis. Il n'a guère de références, mais du goût, chacun le lui reconnaît. Il mêle subtilement sa mastication d'une lampée du vin des agapes, qui fait éclater en les sublimant les arômes du fromage.
Il faudrait en rester là : la fête était sublime. Mais un repas sans dessert ?
L'Italie, qui sait son monde, suggère quelque exercice, le temps de faire place ; certes, l'intestin est sans fin. Encore faut-il qu'il autorise la descente des stocks accumulés. La pétanque y est souveraine, et chacun y joue sa vie. De vérification en mesurage, de hurlements en cris de joie, la partie s'est jouée, médiocre car sans vrais joueurs. Jonathan, inégal, qui peut jouer sublime comme à bannir, perçoit subliminalement les signes du dessert. Qui se confirment, par l'apparition majestueuse de la robe noire, faisant savoir aux excellences qu'on n'attend plus que leurs souhaits pour les dernières batailles.
Peu de choses. Biscuit de Savoie parfumé à l'aneth. Tiramisu véritable, qui tremble sous le souffle. Soufflé surprenant, à la liqueur de griottes, ou quelque chose d'approchant. Tarte aux poires sur un fond délicieux, légèrement parfumé à une liqueur indéfinissable, qui mériterait d'être mangé seul.
Les bambini, experts en choses intéressantes, ont réintégré leurs places. Les bonnes filles de la maison les servent en premier, et minaudent pour qu'ils goûtent à tout, affirmant, la main sur le cœur, que c'est leur propre mère qui a fait cette petite merveille, et que n'y pas goûter serait un camouflet, pas moins. S'entassent une part de chaque, le sourire des beautés en sus.
A la table des seigneurs, elles passent moins de temps, car l'oncle, égrillard, commence à remonter la main le long de la cuisse de la plus proche, qui s'écarte en souriant. Jonathan, comme à l'accoutumée, a tout vu. La tante, ronde comme une Mauritanienne à marier, voit sans voir.
Un chœur s'élève à la table voisine. Le repas des étrangers a largement outrepassé les horaires normaux, et décents. Les habitués, qui ne mangent qu'exceptionnellement, ont commencé d'affluer, et d'installer, sur les tables uniformes, qui les dominos, qui les cartes. Et, Italiens amants de la vie, quelques vieux commencent à chanter splendidement, sans annonce, pour témoigner de leur joie. Jonathan est englouti. La voix humaine l'a toujours bouleversé. Mais là, ces rustiques interprètes chantent à quatre voix, parfaitement juste, et c'est beau . Le choc de la beauté rend souvent Jonathan malade, ou en tout cas l'affaiblit. Là , il est secoué de spasmes, et se cramponne à la table. Les vieux ont repéré son émoi, et, à la fin de leur chœur, viennent lui parler, en se réjouissant de sa sensibilité. Ils veulent à tout prix lui offrir une grappa, et chantent derechef, tandis qu'il grimace pour tenter de l'avaler. Au détour d'un chant, tout d'un coup la fusion des voix produit un résultat sublime. Ils chantent splendidement, sans effort, accoutumés les uns aux autres, d'une justesse parfaite. Même, ils sont mêlés, bras et poitrines, caisses de résonance déployant des harmoniques, la basse, un immense escogriffe maigre à faire peur, soutenant toute l'architecture.
Jonathan est sonné, et ébloui, comme d'être sous le gros bourdon de Notre-Dame.
Café. S'il est un savoir-faire devant lequel la provençale clique s'incline sans même livrer bataille, c'est bien celui-là, ainsi que quelques babioles annexes, chocolats au lait, marrons glacés des boutiques sous couverts de San Remo.
— Comment font-ils, s'extasie l'aïeule, en humant, gourmande, l'arôme exquis, riche, puissant, qui monte de la tasse emplie du liquide brûlant, que la générosité italienne n'a pu faire autrement que d'accompagner de mignardises, chocolats de divers modèles, et pâtes d'amandes. Les filles voient atterrir devant elles des bols de faïence emplies d'un chocolat mousseux et onctueux, et leur sourire en dit long.
Jonathan, définitivement transfuge, justifie son entrée dans la cour des grands en leur retraçant, par le menu, les pérégrinations de la sublime fève depuis les hauts plateaux d'Ethiopie jusqu'à la cour des Médicis. La régente guette, paupière semi-fermée, le faux-pas. Elle sait que l'autiste savant, dans un débordement de joie d'être au milieu des humains, sans en pâtir trop, extrapole souvent, magnifie, enjolive : il n'est pas né en Provence pour rien. Il sait fort bien où et quand il affabule, mais toute altération, fût-elle imperceptible, à l'exacte vérité conduit aussi sûrement aux ténèbres éternelles qu'un assassinat.
— Les enfants de lumière doivent marcher dans la lumière, n'est-ce pas ? énonce-t-elle souvent, sans que la formule interro-négative, qui semblerait appeler la controverse, ou au moins la discussion, laisse transparaître la moindre possibilité de contestation. Le « n'est-ce pas », qui relève le nez sur le « pas », porte, tissée dans l'inflexion, une menace voilée.
Jonathan pense de plus en plus souvent in petto à des plaisanteries en écho, en l'occurrence « que les enfants de chœur n'oublient pas leurs pacemakers », ou « les enfants de putes salissent leurs calbutes ». Il n'a pas encore, loin s'en faut, la poussée hormonale des génitoires en travail de finition qui lui permettrait, petit bouc, de tenir tête à la régente, compte tenu de son pataud garde du corps qui accourrait, ventre à terre, poing brandi et prompt à partir, si pareil coup de tonnerre venait à éclater. Aussi opine-t-il du chef à la belle phrase, qui lui semble d'une stupidité sans fond.
De longues algues, semble-t-il, flottent dans la longue bouteille à col étroit que la bonne hôtesse à posée, flanquée de verres minuscules et ravissants, peut-être bien de cristal. Jonathan, qui avait eu un avant-goût, mais d'une variété plus ordinaire, reçoit un canard. L'alcool est très fort, mais des arômes étonnants, qui évoquent les senteurs des alpages les soirs de grand vent, de foehn, le parfument délicatement.
La messe étant dite, si l'on peut ainsi parler, la note est apportée cérémonieusement dans un petit panier tressé. La puissance régnante des lieux tient à en expliciter chaque subtilité, et notamment que les enfants sont comptés symboliquement, y compris le petit ogre.
Elle s'éloigne ; les autorités compétentes scrutent, soupèsent, analysent : on ne la leur fait pas, ils sont tous de la boutique. Soupçonneux d'abord, ils vérifient. Soupirent. Calculent. Les billets s'entassent dans le panier. A mi-voix, les commensaux se demandent comment il est possible de faire si bonne chère pour un prix aussi modique. Lire n'est pas franc.
Les beautés aux corsages généreux sont mandées, et reçoivent avec grâce un pourboire, sans doute correct, des mains de l'oncle, qui en profite, en tout bien tout honneur, pour les tâter un peu, leur expliquant, dans un sabir italianisant – il parle parfaitement nissart, dialecte purement italien – qu'il a besoin de savoir si c'est cette bonne nourriture qui fait de si jolies filles. Comme il est somme toute inoffensif, et que la fonction qu'elles exercent, en pays latin, entraîne nécessairement sinon des privautés de la part des convives, du moins l'entraînement, chez les donzelles, à rabattre prestement la jupe qui serait haut troussée, elles rient gentiment, se laissent embrasser comme bon pain, ce qui permet à l'oncle toujours vert d'éprouver la fermeté de leurs poitrines.
En se penchant pour décerner des baisers aux petits, l'une d'elle laisse entrevoir, par l'échancrure de son chemisier, la naissance et le sillon de deux beaux seins laiteux, reposant de confiance dans un berceau solidement gréé. Jonathan, écarlate, et qui a senti leur odeur de femmes épanouies, mélange chaud et tendre évoquant le lait tiède, la peau de bébé, et la sueur, sent un trouble surprenant le saisir au bas-ventre. Il s'en tortille comme un benêt, convaincu que chacun s'en rend compte.
La joyeuse et titubante compagnie vise la porte, puis réussit, au milieu des exclamations et des tentatives, à installer l'aïeule, comme une statue de procession sévillanne, dans ses atours de veuve prospère. D'une humeur de pinson, elle rit à tout. La tante est installée dans l'autre voiture – on comprend l'empressement de l'aubergiste, deux voitures pour si peu de monde signalent forcément des puissances -, et trône avec hauteur, souriante béatement. La peau tendue à en éclater, sans une ride, elle semble une idole asiatique, dont elle a, bizarrerie génétique ou mésalliance, les yeux légèrement bridés. Mais il est vrai que les Bigoudens, dont on ne sache pas qu'ils aient servi Gengis Khan, les ont aussi. Bouche close, regard lointain, elle écoute en elle-même la mise en route du grand travail digestif qui s'annonce.
Le retour est d'une joie criarde ; monseigneur veut chanter, donc chantera tout le monde, et de bon cœur, s'il vous plaît. La régente, dans sa pointilleuse cohérence, pencherait pour des cantiques, qui offrent le double avantage d'édifier spirituellement, et de régénérer la mémoire, mais monseigneur, inquiet de la longueur extravagante des strophes, et qui craint de s'y perdre, insiste pour des chants plus profanes, et surtout plus courts. De la variété des chants scouts, ou de patronage, à peu de choses près. On voit qu'à l'instar du léopard bien ennuyé de ne pouvoir laver ses taches, le renégat a conservé par devers-lui un riche florilège de niaiseries pour petits boutonneux, transmis par les bons pères.
Jonathan s'interroge vainement sur le sens d'un certain chant, où il est question du « roi Arthur, qui avait trois fils, késuffiss, et qui était un excellent roi, oui ma foi » Il faudra qu'il entende, long après, une chorale articulant distinctement pour relier enfin les fils, et que le bredouillis confus de monseigneur disait « quel supplice ».
Les filles suivent d'un filet de voix, dociles.
Jonathan braille comme un pochard, ravi d'utiliser sa voix.
Le chemin du retour est émaillé de devinettes, évidemment bibliques. Comme il n'y a pas de challengers sérieux, Jonathan s'ennuie ferme, d'autant qu'on lui a interdit de répondre à la place de ses sœurs.
Ils se réveillent tous trois, hébétés, pâteux, devant la maison. Monseigneur supporterait bien un petit en-cas, et le fait savoir hautement. La régente pince les lèvres et plisse le nez.
Jonathan file retrouver ses chers amis.
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Re: Jonathan/Agapes
Mis à part que je m'étonne de lire que les Provençaux sont grands amateurs de brie, j'ai apprécié ces agapes gargantuesques !
Remarques (ah oui, quand même) :
« d'un raclement de gorge suivi (et non « suivit ») d'une expectoration »
« une garde sympathique de martyres (de martyrs, non, s’il s’agit des bonshommes ? Le martyre, c’est ce qu’on fait subir aux martyrs) en plâtre »
« l'amour transforme et transcende le regard . » : typographie, pas d’escpace avant le point
« dans un des fascicules édifiants qu'il reçoit, abonné (« abonné », non, si c’est Jonathan l’abonné ?) par une dame du temple »
« Une des jolies filles les hèle »
« où trônent les seigneuries , » : typographie, pas d’espace avant la virgule
« du clan de monseigneur, sans exception, et , » : typographie, pas d’espace avant la virgule
« Jonathan persévère, joyeux, pérorant , » : typographie, pas d’espace avant la virgule
« laissant entendre que peut-être...si la bella compania le souhaitait...pour cette merveille, bien sûr pas au menu, ecco...Partie gagnée » : typographie, une espace après les points de suspension
« mon pauvre Tonio...comme il aurait aimé être là, avec nous autres...
— Qu'est-ce que tu racontes, enfin...tu sais bien qu'il n'a jamais voulu mettre les pieds en Italie...
— C'était pas la même chose...il y avait eu la guerre...C'est pas les Allemands » : typographie, une espace après les points de suspension
« moi j'aimais bien, souligne l'oncle » : manque le point
« Ça dépend de quoi, pauvre...pardi » : typographie, une eqpace après les points de suspension
« les daurades, les colins, les loups...le père Sergio pour les agneaux...les lapins » : typographie, une espace après les points de suspension
« Les regards s'alanguissent . » : typographie, pas d’espace avant le point
« Sachant que la variété moindre de ses sols, de ses herbages, et de son cheptel, jointe à une technique peut-être plus sommaire de la conduite des fermentations complexes anaérobiques, en sus des apports subtils que peuvent constituer les techniques de lavage des croûtes, d'insertion de pénicillium, de soins intensifs conduisant à un aboutissement odoriférant, parfait, où, comme dans une symphonie, chaque instrument tient sa place, du berger qui appelle chaque brebis de son nom, du laitier qui évalue la teneur du lait à l'œil, et beaucoup mieux que les instruments, du fromager qui caille, presse, égoutte, introduit le ferment, si tel est le cas, elle ne s'enhardit pas à faire la maligne » : hé, sachant que la variété moindre des sols tatata patin-couffin, elle fait quoi, au juste, la variété moindre des sols et tout ça ? Si tu voulais faire l’impasse du verbe, je pense qu’il aurait fallu commencer par un « Connaissant la variété moindre », etc. Parce que un « Sachant que » fait attendre un verbe. « Sachant que la variété moindre de ses sols ne lui permet pas truc, elle, l’Italie, ne s’enhardit pas ». Bref, la phrase, à mon avis, est agrammaticale telle quelle
« et c'est beau . » : typographie, pas d’espace avant le point
« Ils chantent splendidement » : deuxième « splendidement » dans le paragraphe, ça se voit, je trouve, car l’adverbe est rare
« devant elles des bols de faïence emplies d'un chocolat mousseux et onctueux » : « emplis », les bols, ou « emplie », la faïence, si tu y tiens. La générosité italienne t’emporte, tu accordes féminin et pluriel !
« La régente guette, paupière semi-fermée, le faux-pas » : « faux pas », je crois, à vérifier éventuellement
« la longue bouteille à col étroit que la bonne hôtesse a posée »
« En se penchant pour décerner des baisers aux petits, l'une d'elles laisse entrevoir »
« le double avantage d'édifier spirituellement, (tiens-tu à la virgule ici ?) et de régénérer la mémoire »
Remarques (ah oui, quand même) :
« d'un raclement de gorge suivi (et non « suivit ») d'une expectoration »
« une garde sympathique de martyres (de martyrs, non, s’il s’agit des bonshommes ? Le martyre, c’est ce qu’on fait subir aux martyrs) en plâtre »
« l'amour transforme et transcende le regard . » : typographie, pas d’escpace avant le point
« dans un des fascicules édifiants qu'il reçoit, abonné (« abonné », non, si c’est Jonathan l’abonné ?) par une dame du temple »
« Une des jolies filles les hèle »
« où trônent les seigneuries , » : typographie, pas d’espace avant la virgule
« du clan de monseigneur, sans exception, et , » : typographie, pas d’espace avant la virgule
« Jonathan persévère, joyeux, pérorant , » : typographie, pas d’espace avant la virgule
« laissant entendre que peut-être...si la bella compania le souhaitait...pour cette merveille, bien sûr pas au menu, ecco...Partie gagnée » : typographie, une espace après les points de suspension
« mon pauvre Tonio...comme il aurait aimé être là, avec nous autres...
— Qu'est-ce que tu racontes, enfin...tu sais bien qu'il n'a jamais voulu mettre les pieds en Italie...
— C'était pas la même chose...il y avait eu la guerre...C'est pas les Allemands » : typographie, une espace après les points de suspension
« moi j'aimais bien, souligne l'oncle » : manque le point
« Ça dépend de quoi, pauvre...pardi » : typographie, une eqpace après les points de suspension
« les daurades, les colins, les loups...le père Sergio pour les agneaux...les lapins » : typographie, une espace après les points de suspension
« Les regards s'alanguissent . » : typographie, pas d’espace avant le point
« Sachant que la variété moindre de ses sols, de ses herbages, et de son cheptel, jointe à une technique peut-être plus sommaire de la conduite des fermentations complexes anaérobiques, en sus des apports subtils que peuvent constituer les techniques de lavage des croûtes, d'insertion de pénicillium, de soins intensifs conduisant à un aboutissement odoriférant, parfait, où, comme dans une symphonie, chaque instrument tient sa place, du berger qui appelle chaque brebis de son nom, du laitier qui évalue la teneur du lait à l'œil, et beaucoup mieux que les instruments, du fromager qui caille, presse, égoutte, introduit le ferment, si tel est le cas, elle ne s'enhardit pas à faire la maligne » : hé, sachant que la variété moindre des sols tatata patin-couffin, elle fait quoi, au juste, la variété moindre des sols et tout ça ? Si tu voulais faire l’impasse du verbe, je pense qu’il aurait fallu commencer par un « Connaissant la variété moindre », etc. Parce que un « Sachant que » fait attendre un verbe. « Sachant que la variété moindre de ses sols ne lui permet pas truc, elle, l’Italie, ne s’enhardit pas ». Bref, la phrase, à mon avis, est agrammaticale telle quelle
« et c'est beau . » : typographie, pas d’espace avant le point
« Ils chantent splendidement » : deuxième « splendidement » dans le paragraphe, ça se voit, je trouve, car l’adverbe est rare
« devant elles des bols de faïence emplies d'un chocolat mousseux et onctueux » : « emplis », les bols, ou « emplie », la faïence, si tu y tiens. La générosité italienne t’emporte, tu accordes féminin et pluriel !
« La régente guette, paupière semi-fermée, le faux-pas » : « faux pas », je crois, à vérifier éventuellement
« la longue bouteille à col étroit que la bonne hôtesse a posée »
« En se penchant pour décerner des baisers aux petits, l'une d'elles laisse entrevoir »
« le double avantage d'édifier spirituellement, (tiens-tu à la virgule ici ?) et de régénérer la mémoire »
Invité- Invité
Re: Jonathan/Agapes
Bonjour,
Un texte riche, très riche, comme la ripaille qu’il évoque. On voudrait suivre Jonathan, mais on le perd dans le brouhaha des discussions. L’aspect choral rend de façon un peu étouffante les conversations qui nous enivrent autant que le personnage, les mots fusent ou se perdent pour être quelquefois resservis d’une autre couleur au plat suivant. On ressent un lourd et agréable étourdissement à tout ça. Quel beau mélange des sens évoqué avec quel magnifique sens de la phrase !
C’est peut-être parfois un peu trop riche, je crois. L’évocation des ressentiments ou les remarques sur l’animosité entre religions, les allusions tendancieuses sur les voisins d’outre frontière, les portraits délicieusement esquissés des divers âges de cette grande famille tout cela me semble presque noyé dans ce texte si brillant. J’aurais attendu que les soubassements affleurent parfois de manière un peu plus nette, peut-être. Mais il se peut que ma lecture ne soit pas du tout du même ordre que ce que vous vouliez nous donner à voir.
Peut-être qu’en redonnant plus de rythme aux paragraphes, comme c’est le cas au début et à la fin du texte on ressentirait encore mieux l’impression pour Jonathan d’être un oiseau rare, ou en tout cas, le drôle de zèbre de la famille.
Merci en tout cas, pour ce beau texte
Aire
Un texte riche, très riche, comme la ripaille qu’il évoque. On voudrait suivre Jonathan, mais on le perd dans le brouhaha des discussions. L’aspect choral rend de façon un peu étouffante les conversations qui nous enivrent autant que le personnage, les mots fusent ou se perdent pour être quelquefois resservis d’une autre couleur au plat suivant. On ressent un lourd et agréable étourdissement à tout ça. Quel beau mélange des sens évoqué avec quel magnifique sens de la phrase !
C’est peut-être parfois un peu trop riche, je crois. L’évocation des ressentiments ou les remarques sur l’animosité entre religions, les allusions tendancieuses sur les voisins d’outre frontière, les portraits délicieusement esquissés des divers âges de cette grande famille tout cela me semble presque noyé dans ce texte si brillant. J’aurais attendu que les soubassements affleurent parfois de manière un peu plus nette, peut-être. Mais il se peut que ma lecture ne soit pas du tout du même ordre que ce que vous vouliez nous donner à voir.
Peut-être qu’en redonnant plus de rythme aux paragraphes, comme c’est le cas au début et à la fin du texte on ressentirait encore mieux l’impression pour Jonathan d’être un oiseau rare, ou en tout cas, le drôle de zèbre de la famille.
Merci en tout cas, pour ce beau texte
Aire
Aire__Azul- Nombre de messages : 474
Age : 58
Localisation : TOULOUSE
Date d'inscription : 30/03/2010
Re: Jonathan/Agapes
Hola Aire, quisiera escribir en castellano como tu lo haces en françaoui.
C'est que l'estimable Jonathan apparaît dans 12 autres morceaux qui sont au catalogue - alléï, je ne vends pas ma soupe - , et qui visent à composer un tout. On commence à dévider un fil, et il s'allonge...
C'est pourquoi chaque partie, bien qu'existant par elle-même, s'éclaire mieux quand on connaît les autres.
Merci infiniment pour le commentaire, qui me touche beaucoup.
Amistades.
C'est que l'estimable Jonathan apparaît dans 12 autres morceaux qui sont au catalogue - alléï, je ne vends pas ma soupe - , et qui visent à composer un tout. On commence à dévider un fil, et il s'allonge...
C'est pourquoi chaque partie, bien qu'existant par elle-même, s'éclaire mieux quand on connaît les autres.
Merci infiniment pour le commentaire, qui me touche beaucoup.
Amistades.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Jonathan/Agapes
Merci de ces précisions. En effet, j'ai lu un autre texte où apparaissait Jonathan. Je vais de ce pas en lire d'autres. Non, tu ne vends pas ta soupe, tu informes.
Et j'aimerais savoir écrire en espagnol, ce qui est loin d'être le cas, mais ma langue maternelle est le français. J'ai juste gardé le même pseudo que dans d'autres forums.
Merci à toi.
Et j'aimerais savoir écrire en espagnol, ce qui est loin d'être le cas, mais ma langue maternelle est le français. J'ai juste gardé le même pseudo que dans d'autres forums.
Merci à toi.
Aire__Azul- Nombre de messages : 474
Age : 58
Localisation : TOULOUSE
Date d'inscription : 30/03/2010
Re: Jonathan/Agapes
Mais enfin, j'ai bien lu que tu as écrit pendant des années sur des forums espagnols, je n'ai pas rêvé ?
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Jonathan/Agapes
Je réponds ici, même si ce n'est pas trop le lieu, je crois. Oui, j'ai essayé pendant sept ans et j'ai fait des progrès dans la langue. Mais de là à considérer que mes écrits en espagnols sont littéraires, il y a une très grande marge.
Pour en revenir à Jonathan, je suis très sensible à ton style, à ton art de la phrase, en tout cas. Chapeau bas!
Pour en revenir à Jonathan, je suis très sensible à ton style, à ton art de la phrase, en tout cas. Chapeau bas!
Aire__Azul- Nombre de messages : 474
Age : 58
Localisation : TOULOUSE
Date d'inscription : 30/03/2010
Re: Jonathan/Agapes
Silène c'est de la folie quand même ! Quelle prose truculente ! C'est exceptionnel, je ne me souviens pas d'avoir jamais rien lu de pareil. J'ai fait lire "Historiettes" à quelqu'un qui s'est régalé de tes connaissances en ébénisterie lui, l'amateur de beaux meubles qu'il retape avec amour et collectionneur de vieux outils.
Mais il y a quelque chose qui me chiffonne dans ce récit. Les protestants que j'ai connus (mon beau-père) originaires du Tarn et Garonne, étaient des gens plutôt austères. J'ai du mal à les imaginer faisant une telle ripaille. D'autant que j'ai des photos de groupe où ils ont davantage l'air d'être à un enterrement qu'à un banquet (c'était peut-être les deux, remarque).
Explique-moi. Ta régente n'était-elle pas une pécheresse ? Mon beau-père ne reprenait jamais deux fois d'un plat par exemple et quand on le servait il était toujours en train de protester (évidemment !) qu'il y en avait trop.
Mais il y a quelque chose qui me chiffonne dans ce récit. Les protestants que j'ai connus (mon beau-père) originaires du Tarn et Garonne, étaient des gens plutôt austères. J'ai du mal à les imaginer faisant une telle ripaille. D'autant que j'ai des photos de groupe où ils ont davantage l'air d'être à un enterrement qu'à un banquet (c'était peut-être les deux, remarque).
Explique-moi. Ta régente n'était-elle pas une pécheresse ? Mon beau-père ne reprenait jamais deux fois d'un plat par exemple et quand on le servait il était toujours en train de protester (évidemment !) qu'il y en avait trop.
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Jonathan/Agapes
Un texte délectable qui réjouit sur tous les plans. Franchement, je suis admirative. Quel brio !
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Jonathan/Agapes
Rebecca a écrit:Un texte délectable qui réjouit sur tous les plans. Franchement, je suis admirative. Quel brio !
C'est vrai qu'il est fort le bougre !
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Jonathan/Agapes
Je suis bien embêté avec le fil Commentaires verrouillé, mais je veux répondre. Si c'est un souci, qu'on me dise où poster pour ne pas accaparer le fil.Plotine a écrit:Silène c'est de la folie quand même ! Quelle prose truculente ! C'est exceptionnel, je ne me souviens pas d'avoir jamais rien lu de pareil. J'ai fait lire "Historiettes" à quelqu'un qui s'est régalé de tes connaissances en ébénisterie lui, l'amateur de beaux meubles qu'il retape avec amour et collectionneur de vieux outils.
Mais il y a quelque chose qui me chiffonne dans ce récit. Les protestants que j'ai connus (mon beau-père) originaires du Tarn et Garonne, étaient des gens plutôt austères. J'ai du mal à les imaginer faisant une telle ripaille. D'autant que j'ai des photos de groupe où ils ont davantage l'air d'être à un enterrement qu'à un banquet (c'était peut-être les deux, remarque).
Explique-moi. Ta régente n'était-elle pas une pécheresse ? Mon beau-père ne reprenait jamais deux fois d'un plat par exemple et quand on le servait il était toujours en train de protester (évidemment !) qu'il y en avait trop.
Première chose, Historiettes est dispo pour qui le veut. Bientôt collector, il n'en reste guère.
Tu m'avais écrit quelque part que le papy polytech', c'est bien lui, pas si malin que ça qui se faisait mordre par le petit monstre à chaque coup venait de la Montagne Noire. La Montagne Noire, c'est vers Castres. Le Tarn et Garonne, j'y vis, c'est effectivement un bastion protestant, Montauban a longtemps été une faculté de théologie très importante et à St Antonin, où je vis, les orfèvres fabriquaient jusqu'à la Révocation les patènes, appelées également croix huguenotes, pour tout le Sud. Le Sud...Nino Ferrer s'est fait sauter la margoulette à une quinzaine de bornes, d'ailleurs...
Tes remarques sont tout à fait judicieuses, et c'est l'ensemble du corpus jonathanesque qui donnera les éclairages - tu l'as vu celle là ? Corpus, mazette -.
Monseigneur est un renégat, un traître à la religion de ses pères, apostolique et romaine, en plus de catholique : cf Madouna, ardu pour le profane, j'en conviens volontiers. Mais comme Balzac qui m'explique des subtilités de tabellion auxquelles je n'entends goutte, alors qu'il était, lui, de la maison.
La régente n'est pas protestante réformée, mais baptiste. Ils serrent moins les fesses, si j'ose dire, que les parpaillots purs et durs. Sur le rigorisme extrême dont tu parles, c'est exact, je connais des tas de gens comme ça - enfin, ceux qui sont encore en vie -.
La régente ne voit aucun problème à se resservir, donc.
De toutes façons, les réformés étant exclusifs, d'une part, et très peu prosélytes par ailleurs, le cas de figure aurait été impossible.
En occurrence, comme on le voit dans Madouna, monseigneur qui ne l'était pas encore a été harponné, comme le décode sa mère, par des missionnaires, et a ensuite épousé la régente, qui elle a toujours été de la confrérie.
J'espère avoir un peu éclairci le maquis. Je pourrais bien sûr mettre des notes et des renvois - j'ai d'ailleurs un projet...hum, n'en disons rien -, mis il me semble que cela alourdirait passablement un texte déjà bien assez roboratif.
Merci de ton attention, belle enfant.
Ah, encore un truc : tu m'as déjà fait le coup du "jamais rien lu de pareil, à par les Possédés " sur Atelier de radoub, je crois. Tant que tu ne me confonds pas avec Levy, ça ira.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Jonathan/Agapes
Beau morceau de bravoure gastronomique et littéraire ! Je rejoins Aire sur la partie confessionnelle qui est un peu confuse.
J'ai un petit doute sur le sol aux carreaux blancs piquetés de cabochons noirs. n'est ce pas plutôt le sol qui est piqueté de cabochons ? ça se discute, je pense.
Le petit Jonathan s'affirme de plus en plus avec une grande justesse : la certitude d'être différent peut-être perçue tantôt dans un sens tantôt dans l'autre et peut-être alternativement, ce qui enrichit le personnage d'une ambiguité toujours féconde.
Et j'ai apprécié ( tu connais ma tournure d' (e mauvais )esprit !) ton " lire n'est pas franc " De là venait sans doute l'idée qu'une honnête femme ne devait pas savoir lire !
J'ai un petit doute sur le sol aux carreaux blancs piquetés de cabochons noirs. n'est ce pas plutôt le sol qui est piqueté de cabochons ? ça se discute, je pense.
Le petit Jonathan s'affirme de plus en plus avec une grande justesse : la certitude d'être différent peut-être perçue tantôt dans un sens tantôt dans l'autre et peut-être alternativement, ce qui enrichit le personnage d'une ambiguité toujours féconde.
Et j'ai apprécié ( tu connais ma tournure d' (e mauvais )esprit !) ton " lire n'est pas franc " De là venait sans doute l'idée qu'une honnête femme ne devait pas savoir lire !
Invité- Invité
Re: Jonathan/Agapes
Ah, j'ai posté avant d'avoir les explications. Merci. Mais il faudrait effectivement des notes en bas de page...
Invité- Invité
Re: Jonathan/Agapes
Heureusement que j'étais à jeun en te lisant, ami Silène...car pour l'heure, je peux m'aller coucher le ventre et l'esprit bien rempli. Tudieu, t'y vas pas de main morte dans le descriptif.
Re: Jonathan/Agapes
L'ennui -pour moi- avec les textes longs et denses, c'est que je remets toujours leur lecture à plus tard et que plus tard, un autre texte long et dense...
Bref, je ne les lis pas et je le regrette car je passe à côté de bons morceaux, semble-t-il. Mais...
Bref, je ne les lis pas et je le regrette car je passe à côté de bons morceaux, semble-t-il. Mais...
Invité- Invité
Re: Jonathan/Agapes
Le texte est verrouillé jusqu'à demain, lundi 3 mai, le dernier postage datant de lundi dernier. Cela aurait dû être fait plus tôt mais a échappé à la vigilance de la Modération. Pour mémoire, un texte par semaine, du lundi au lundi suivant. Merci.
Modération- Nombre de messages : 1362
Age : 18
Date d'inscription : 08/11/2008
Re: Jonathan/Agapes
Silène,je sais c'est idiot mais il y a "les filles" et "les filles" (autrement dit, les sœurs et les serveuses) et ça me paraît à quelques reprises prêter à possible confusion.
Sinon, eh bien, quel banquet ! On sent que tu as pris beaucoup de plaisir à écrire ce texte, sa densité est à l'image de la profusion des mets et boissons ingérés. Riche mais pas indigeste du tout. Et je m'étonne même de le dire, moi qui n'est rien d'une gastronome !
Sinon, eh bien, quel banquet ! On sent que tu as pris beaucoup de plaisir à écrire ce texte, sa densité est à l'image de la profusion des mets et boissons ingérés. Riche mais pas indigeste du tout. Et je m'étonne même de le dire, moi qui n'est rien d'une gastronome !
Invité- Invité
Re: Jonathan/Agapes
Jonathan, dans ce passage, apparaît comme un enfant qui a trouvé et acquis, dans ses nombreuses lectures, une vaste érudition.
Mais, outre ce savoir livresque, Jonathan révèle d’autres dispositions : il est capable d’intuitions ; en mesure, par une finesse intuitive, de repérer plus ou moins clairement les relations complexes qui, dans sa famille, se jouent en sourdine, de façon peu manifeste.
Capable aussi de logique et de cohérence, il s’interroge sur cette grand-mère que l’on dit convertie, et dont la pratique ne s’accorde pas avec les propos tenus à son sujet.
Rien ne lui échappe dans ce qui se manigance autour de lui, toujours aux aguets, le regard vif et pénétrant, l’esprit sagace.
Il est bavard, parle beaucoup, anime la conversation avec ses sœurs, s’insinue dans celle des adultes, sans manquer de répliques, ni de perspicacité.
Capable donc de communication, le regard lucide sur la réalité, pourquoi est-il alors désigné, - car c’est bien lui qui reçoit ce qualificatif, comme « autiste savant » ? Il ne paraît pas un psychotique enfermé dans ses délires, il n’a pas même droit à l’erreur, surveillé par la vigilance de la « régente » quant à tout écart par rapport au vrai, entretenu de plus dans la crainte des « ténèbres éternelles » en cas de manquement à la stricte vérité. Pourquoi donc « autiste » ?
Lors d’un repas en Italie, un festin, un véritable banquet, décrit, c’est le cas de le dire, par le menu, et dans un style propre à mettre les mots à la bouche pour en complimenter l’auteur, Jonathan révèle non seulement des qualités intellectuelles, mais aussi sensuelles et sensibles. Son appétit de lecture n’envie en rien celui de la bonne chère. Il est même assez goinfre, tendance boulimique, mais aussi un peu gourmet. Il a du goût, sait apprécier les mets qu’on lui sert, et aussi, ce qui surprend de la part d’un enfant (dont l’âge n’est jamais précisé ) vins et alcools. Autant il nourrit de mots les conversations, autant il se nourrit des plats délicieux proposés.
Il ingère beaucoup, dévore les livres comme la nourriture, à la différence que toutes ses lectures lui donnent la grosse tête, du moins une tête bien pleine, et que les repas engloutis le laissent sans obésité. C’est qu’il rend en énergie intense tout ce qu’il absorbe. Il donne autant qu’il prend.
Emu pas la musique, le chant, l’harmonie, il est maladivement sensible à la beauté. Le corps féminin ne le laisse pas de marbre. Tous ses sens sont en éveil.
Il y a en lui comme une hypertrophie des sens et de l’intellect.
Ce qui est remarquable encore, dans ce texte, c’est le vocabulaire par lequel sont désignés les adultes de la famille.
« Régente » ; « Monseigneur » ; les « seigneuries » ; les « commensaux ».
Le point commun à toux ces termes, c’est leur référence au pouvoir aristocratique, et à la collusion de ce pouvoir avec celui de la religion. Le verbe « trôner », plusieurs fois utilisé, renforce cette idée.
Par contre, les enfants de la famille ne reçoivent pas de dénominations se rapportant à la noblesse. Veut-on marquer ainsi l’écart des positions entre les membres de la famille, les rapports d’autorité qui la caractérisent ? Veut-on la représenter comme une mini société féodale ?
La suite de l’histoire de Jonathan nous le dira peut-être.
J’ai apprécié ce texte, Silène, et les qualités en particulier de son style. Mais je persiste : je ne vois pas bien pourquoi Jonathan est qualifié d’ « autiste savant ».
Mais, outre ce savoir livresque, Jonathan révèle d’autres dispositions : il est capable d’intuitions ; en mesure, par une finesse intuitive, de repérer plus ou moins clairement les relations complexes qui, dans sa famille, se jouent en sourdine, de façon peu manifeste.
Capable aussi de logique et de cohérence, il s’interroge sur cette grand-mère que l’on dit convertie, et dont la pratique ne s’accorde pas avec les propos tenus à son sujet.
Rien ne lui échappe dans ce qui se manigance autour de lui, toujours aux aguets, le regard vif et pénétrant, l’esprit sagace.
Il est bavard, parle beaucoup, anime la conversation avec ses sœurs, s’insinue dans celle des adultes, sans manquer de répliques, ni de perspicacité.
Capable donc de communication, le regard lucide sur la réalité, pourquoi est-il alors désigné, - car c’est bien lui qui reçoit ce qualificatif, comme « autiste savant » ? Il ne paraît pas un psychotique enfermé dans ses délires, il n’a pas même droit à l’erreur, surveillé par la vigilance de la « régente » quant à tout écart par rapport au vrai, entretenu de plus dans la crainte des « ténèbres éternelles » en cas de manquement à la stricte vérité. Pourquoi donc « autiste » ?
Lors d’un repas en Italie, un festin, un véritable banquet, décrit, c’est le cas de le dire, par le menu, et dans un style propre à mettre les mots à la bouche pour en complimenter l’auteur, Jonathan révèle non seulement des qualités intellectuelles, mais aussi sensuelles et sensibles. Son appétit de lecture n’envie en rien celui de la bonne chère. Il est même assez goinfre, tendance boulimique, mais aussi un peu gourmet. Il a du goût, sait apprécier les mets qu’on lui sert, et aussi, ce qui surprend de la part d’un enfant (dont l’âge n’est jamais précisé ) vins et alcools. Autant il nourrit de mots les conversations, autant il se nourrit des plats délicieux proposés.
Il ingère beaucoup, dévore les livres comme la nourriture, à la différence que toutes ses lectures lui donnent la grosse tête, du moins une tête bien pleine, et que les repas engloutis le laissent sans obésité. C’est qu’il rend en énergie intense tout ce qu’il absorbe. Il donne autant qu’il prend.
Emu pas la musique, le chant, l’harmonie, il est maladivement sensible à la beauté. Le corps féminin ne le laisse pas de marbre. Tous ses sens sont en éveil.
Il y a en lui comme une hypertrophie des sens et de l’intellect.
Ce qui est remarquable encore, dans ce texte, c’est le vocabulaire par lequel sont désignés les adultes de la famille.
« Régente » ; « Monseigneur » ; les « seigneuries » ; les « commensaux ».
Le point commun à toux ces termes, c’est leur référence au pouvoir aristocratique, et à la collusion de ce pouvoir avec celui de la religion. Le verbe « trôner », plusieurs fois utilisé, renforce cette idée.
Par contre, les enfants de la famille ne reçoivent pas de dénominations se rapportant à la noblesse. Veut-on marquer ainsi l’écart des positions entre les membres de la famille, les rapports d’autorité qui la caractérisent ? Veut-on la représenter comme une mini société féodale ?
La suite de l’histoire de Jonathan nous le dira peut-être.
J’ai apprécié ce texte, Silène, et les qualités en particulier de son style. Mais je persiste : je ne vois pas bien pourquoi Jonathan est qualifié d’ « autiste savant ».
Louis- Nombre de messages : 458
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Date d'inscription : 28/10/2009
Re: Jonathan/Agapes
C'est en venant lire le commentaire de Louis que je suis tombée sur ceci, issu du mien (modeste), juste avant :
Silène, tu n'as rien dit ! Tu n'as pas osé ?!! (deux fois en quelques jours, et de ce tonneau, ça fait beaucoup, je te l'accorde ... )moi qui n'est rien d'une gastronome !
Invité- Invité
Re: Jonathan/Agapes
Bonne fée, j'en ai déduit que quelque chose n'allait pas, quelque part, et que je n'allais pas en rajouter.
Bis repetita non placent.
Bis repetita non placent.
silene82- Nombre de messages : 3553
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Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Jonathan/Agapes
Bien obligé de faire remonter, scusi.
Louis, ce commentaire m'est allé au cœur. En effet, j'admirais depuis longtemps l'étonnante pertinence que (tu) vous manifestiez dans la lecture des textes, et la mise en lumière des lignes de force qui sous-tendent les écrits. J'en déduisais, anxieux, que mon ton ordinaire vous déplaisait, ou que ma production ne justifiait pas l'effort, ce qui me déplaisait quelque peu.
Je suis donc bien heureux de ce que j'ai lu, et plus encore de la question que vous soulevez ; le narrateur n'est pas clinicien, mais il observe. Il sait que Jonathan, pour survivre, tisse d'ingénieux stratagèmes pour parvenir à échanger au moins a minima : il mime bon nombre de relations codifiées des rapports sociaux, car il est observateur sagace, mais il n'est pas dedans :
ils est hors de lui-même, il absorbe d'impressionnantes quantités d'information, mais ce n'est pas lui. Il projette devant lui, en ligne de défense, une logorrhée de mots qui ne font que rarement sens dans le contexte
Tout cela apparaîtra plus clairement dans les récits suivants.
Louis, ce commentaire m'est allé au cœur. En effet, j'admirais depuis longtemps l'étonnante pertinence que (tu) vous manifestiez dans la lecture des textes, et la mise en lumière des lignes de force qui sous-tendent les écrits. J'en déduisais, anxieux, que mon ton ordinaire vous déplaisait, ou que ma production ne justifiait pas l'effort, ce qui me déplaisait quelque peu.
Je suis donc bien heureux de ce que j'ai lu, et plus encore de la question que vous soulevez ; le narrateur n'est pas clinicien, mais il observe. Il sait que Jonathan, pour survivre, tisse d'ingénieux stratagèmes pour parvenir à échanger au moins a minima : il mime bon nombre de relations codifiées des rapports sociaux, car il est observateur sagace, mais il n'est pas dedans :
ils est hors de lui-même, il absorbe d'impressionnantes quantités d'information, mais ce n'est pas lui. Il projette devant lui, en ligne de défense, une logorrhée de mots qui ne font que rarement sens dans le contexte
Tout cela apparaîtra plus clairement dans les récits suivants.
silene82- Nombre de messages : 3553
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Re: Jonathan/Agapes
je suis venue, j'ai lu, je suis partu (rire)
Comme Dusha, les textes trop longs sont souvent remis au lendemain pour la lecture.
J'ai essayé mais trop de descriptions et de détails qui font partir dans tous les sens, bref je me suis perdue dans cette orgie de mots...
Comme Dusha, les textes trop longs sont souvent remis au lendemain pour la lecture.
J'ai essayé mais trop de descriptions et de détails qui font partir dans tous les sens, bref je me suis perdue dans cette orgie de mots...
misschocolat- Nombre de messages : 60
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