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Ingénuité perverse

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silene82
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Message  silene82 Dim 9 Mai 2010 - 16:42

Jonathan est d'une ingénuité qui frôlerait l'autisme. Quand il se pavane sur le premier objet de ses feux, la rutilante italienne de petite condition, dénommée Ciao, il coupe les gaz et baisse le pied en réaccélérant, convaincu que tout le monde, passants et automobilistes, pense qu'il pilote un engin à vitesses.
D'une caste infiniment plus relevée que son piteux petit péteux.
Jonathan, internationaliste a ses heures, a un ami suisse, d'une helvétitude parfaite et bonhomme. Dans sa langue, un cyclomoteur est un péteux.
Il ne lui vient pas à l'esprit que la majorité des quidams, et la gent féminine quasi universellement, se fiche éperdument de savoir si un engin a des vitesses ou pas. Et quand il y en aurait, et après ? S'émerveille t-on de ce que les chauffeurs conduisent, que les maçons bâtissent, et les vaches vêlent ?
Peu auparavant, comme récompense de résultats dits brillants, dus davantage au conformisme des programmes, aisément avalés par un papivore, qu'à une intelligence particulièrement acérée, il a découvert Paris, chaperonné de la régente. De fait, naïf et crédule, il ferait un admirable pigeon prêt à rôtir si d'aventure, il s'était trouvé seul.
Le petit provincial découvre le monde, et son univers s'agrandit d'un coup ; l'avion déjà, ce qui n'est pas peu. Les musées, Louvre caracolant en tête, hanté un jour entier pour retrouver, entre autres, la palette de Narmer, moins belle car moins bien éclairée que sa photo dans le beau livre de l'Art de l'Egypte qu'il a dégluti page à page.
Visite de politesse, et peut-être pour voir, d'un cousin de sa grand-mère, éminence grise de maints hauts personnages, puisque chef de cabinet de ministère. Jonathan, ébloui, foule les hauts tapis de laine, admire avec ferveur les meubles précieux, fait le petit perroquet en ergotant sur l'époque vraie de la console, qu'il dit chargée, apprend que de la belle collection de tabatières et de boîtes à priser, finement guillochées, serties de pierres rares, la plus belle manque, car elle a plu à l'épouse du Premier Ministre, et il a semblé opportun de la lui offrir. Jonathan bée de confiance, sans rien comprendre aux subtilités qui gouvernent les cours. Pourtant, l'édifice qui découpe sa masse par delà les hautes croisées à la française, c'est le Louvre, d'où ils viennent.
Les temps sont bonasses, les marchandes de la Tour Eiffel sourient en bonnes commerçantes au petit empoté, engoncé dans un manteau de petit monsieur, le cheveu raide et luisant, les hublots aux montures défigurantes, qui tend, avec un sourire de parfait imbécile, un gros billet qu'il a épargné, afin d'acquérir une ridicule Tour Eiffel d'étagère, d'une facture médiocre qui le rebute. Mais le moyen de rentrer de Paris sans une Tour Eiffel ?
Jonathan est un perpétuel ravi, terme provençal, qu'on emploie en parlant d'un individu non pas déficient, mais perpétuellement extasié et enthousiaste sur tout, car il n'a pas de recul, et tout lui est neuf, et qui ne communique avec la réalité, ou plutôt ne la décode, dans son cas, qu'à travers le filtre de ses lectures, innombrables et décousues.
La rencontre avec l'autre est un cas de figure délicat, auquel il n'a aucunement été préparé ; certes, dans la sphère familiale, il a des repères à peu près fiables. Et encore, même là, il lui est impossible d'avoir un niveau de communication véritable : les mots ne sont que des paravents, des vêtements habillant la pensée à transmettre, jamais la parole ne parvient à atteindre à la vérité, la communication est véritablement angoissante, car Jonathan a perpétuellement en tête, comme déclinés dans un gros in-folio, toutes les acceptions possibles du sens des mots. Il les visualise comme un tableau, et choisit le sens le plus pertinent sur le moment, et qui semble être en adéquation avec l'allure générale du discours de l'autre. Jonathan lit des dictionnaires entiers, comme un livre normal, sans le moindre ennui. Ça lui meuble quelques heures.
Petit souriceau inquiet, il tente, à l'oreille et au ton général de la voix, aux symptômes non-verbaux, de détecter si l'interaction est normale, ou empreinte de menace, ou, carrément, dangereuse.
Monseigneur ne pose pas de problème particulier, rustaud sanguin et prévisible, il est aisé de se rendre compte quand le sanglier va charger. Quand cette funeste échéance advient, il est de toutes façons trop tard : narines frémissantes, œil enflammé, rien ne l'arrêtera qu'il n'ait défoncé le sol de ses boutoirs, saccagé la terre, arraché les fleurs, qu'il piétinera, encore, de la rage. Aussi est-il infiniment plus habile de ne le jamais heurter de front : seuls les béliers s'amusent au choc frontal, qui laisse un des deux pattes en l'air, et souvent mort. Jonathan, réaliste quand à ses performances physiques du moment, rit aux saillies qu'il se verrait bien sortir à l'ombrageux mammifère, mais in petto.
La régente est d'un tout autre calibre, infiniment plus inquiétant. Son apanage ordinaire, sa fiche signalétique, attestée au près comme au loin, est d'une admirable, édifiante et magnanime sainteté. On a souvent l'impression, lorsqu'on lui parle, qu'elle tourne un bouton invisible, et passe instantanément sur un mode sanctifié, yeux bénissants, voix suave, bouche en cœur.
Jonathan, fin observateur de ce type de modifications faciales, et plus encore de l'onction soudaine qui fait couler le miel des lèvres fort minces cependant, se demande souvent comment ce phénomène peut avoir lieu. L'hypothèse du vent paraclet est hautement improbable : Jonathan, quoique d'une imagination fantasque et décousue, applique cependant à sa réflexion des grilles logiques de décodage, et, fort instruit des modalités exactes de l'effusion du Saint Esprit, sait fort bien que s'il oint quelqu'un, c'est une fois pour toute, comme lors de la Pentecôte : il ne sache pas que les apôtres aient eu besoin de se recharger périodiquement d'un petit coup de carburant divin, comme les voitures électriques. De surcroît, le dogme baptiste ne reconnaît pas, en ces temps-là, que l'effusion du Saint Esprit ait pu perdurer et se poursuivre jusqu'aux temps actuels.
Si ce n'est l'étincelle divine qui la visite, quoi alors ?
Car Jonathan, qui s'est retrouvé maintes fois dans des situations éminemment inconfortables, dans lesquelles la régente, avec une onction et une urbanité exquises, laissant avec beaucoup d'à-propos et de retenue laisser affleurer, par son regard de sainte crucifiée, tout ce que la communication non-verbale peut suggérer, l'a livré au bourreau, ou bras armé, ou exécuteur des basses œuvres, comme on voudra, monseigneur, qui, sans état d'âme particulier, puisqu'il n'était pas sollicité en qualité de juge, et pouvait par conséquent se dispenser d'instruire à décharge, a accompli son office.
Raffinement supplémentaire, la régente n'accable jamais, elle invite le contrevenant à confesser lui-même les circonstances de son forfait, orientant tout de même, s'il lui semble que la relation minimise par trop l'horreur de la transgression, qui peut aller jusqu'à une injure à ses sœurs, voire une tape, le récit vers l'exposé d'un délit manifeste, auquel il est remédié séance tenante, soit par percussion manuelle, soit par travaux forcés longs et pénibles, soit par pensums écrits, d'une stupidité navrante.
Jonathan, qui est pourtant d'une prolixité verbale prodigieuse en cour de récréation, où ses mots se bousculent pour raconter les dernières merveilles qu'il a lues, ou en classe, où les maîtres, charmés d'un specimen avec qui dialoguer, et longtemps, et jusqu'à plus soif, ou agacés de ce petit chien savant qui lève le doigt en et hors de temps, revêt une peau nouvelle quand il passe le seuil, et tire sur lui une chape de béton. Ne sachant jamais vraiment ce qui peut lui échoir, car quoique prévisible, monseigneur est fantasque, et sa magnanimité dépend largement des libations qu'il a effectuées, donc de l'heure d'une éventuelle rencontre, réalisant que toute parole peut être retenue contre lui, il use du langage comme d'un système défensif, et feint de parler, lors qu'il n'aligne que des assertions qui ne pourront pas se retourner contre lui, puisque ce ne sont que des faits objectifs et vérifiables. Il prend l'habitude, dans le champ clos familial, de dévider de l'information factuelle, pour ne jamais effleurer la parole vraie, et moins encore les non-dits. Nombreux.
Faits avérés.Voire. La régente s'est fait une petite spécialité d'aller ausculter, mine de rien, ses sources d'information. Jonathan est un rêveur, que le monde vrai désole, et qui hait les faits bruts : il ne ment jamais, il enjolive, il colore, il fait prendre vie. S'il décrit les jardins suspendus de Babylone, il donne des dimensions propres à frapper les esprits, dimensions évidemment gigantesques, ainsi que le nombre et la variété des espèces qu'on y cultivait : qui se soucie des dimensions vraies, en fait ? Il établit des raccourcis, afin que ses sœurs, dont il est, en quelque sorte, le précepteur honoris causa, saisissent bien l'immensité de l'ouvrage, et leur fait se représenter mentalement ce qu'est une construction de ce genre, qui excédait amplement les limites de leur ville.
La régente, pateline, mais déterminée, se lève, va vers le fauteuil, en ramène la source du savoir fraîchement acquis ; avec une mine gourmande, va au texte de référence, et aligne impitoyablement les distorsions, avec un ton neutre, qui inquiète d'autant plus. Jonathan, qui a une mémoire à la fois visuelle et auditive hypertrophiées, pourrait, à la ligne près, citer les points où il a divergé, en brodant, ou en magnifiant. La régente, d'un calme parfait, déplore l'état de perdition peut-être irréparable dans lequel il est, et l'exhorte à se tourner vers Jésus, qui peut l'en délivrer. Jonathan, qui raffole de Jésus, dont les sentences de clémence, les invitations à la bonté, la simplicité de vie et de manières – enfin, un homme-dieu qui dit qu'il ne se plaît qu'avec les pauvres et les humbles, ça a tout de même une autre allure que les idoles infatuées, lui semble-t-il - l'ont toujours enchanté, est accablé. Il a l'impression que c'est lui qui a raison, et que transformer un peu l'ordinaire de la vie pour le rendre un peu plus joyeux, attractif et comestible, est plutôt louable que répréhensible.
Aussi, pour avoir la paix, avec une touchante maladresse, il reprend tous les points incriminés, en expliquant en quoi ils péchaient, puisqu'ils ne parlaient pas à l'imagination. De surcroît, excipant d'autres sources, qu'il produit ensuite, il montre que la coudée, qui fonde toute la péroraison de la régente, n'est peut-être pas la biblique, dont nul ne sait, d'ailleurs, la mesure exacte, mais bien plus probablement celle de Nippour, très logiquement employée à Babylone, qui réduit considérablement les écarts d'avec les mesures qu'il a données.
Jonathan sait se rendre détestable.

< Pour la bonne forme et afin d'éviter toute injustice par rapport à d'autres membres, ce texte sera déverrouillé demain lundi 10 mai.
L'explication est ICI
(voir le post de la Modération.)
Merci de votre compréhension.
La Modération. >

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Message  Invité Dim 9 Mai 2010 - 17:02

Oui ! J'aime beaucoup ces détails complémentaires, qui aident à mieux connaître et comprendre Jonathan.

Remarques :
« internationaliste à ses heures »
« il ferait un admirable pigeon prêt à rôtir si d'aventure, (tiens-tu à cette virgule ?) il s'était trouvé (ici je verrais plutôt un imparfait qu’un plus-que-parfait) seul »
« arraché les fleurs, qu'il piétinera, encore, de la rage » : de rage ?
« réaliste quant à ses performances physiques du moment »
« Faits avérés.Voire » : typographie, une espace après le point

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Message  Invité Dim 9 Mai 2010 - 17:14

Le plus ingénu pervers des deux n'est peut-être pas celui qu'on croit.
Quel âge donnes-tu à Jonathan dans ce passage ?

fort instruit des modalités exactes de l'effusion du Saint Esprit, sait fort bien que s'il oint quelqu'un, c'est une fois pour toutes,
Car Jonathan, qui s'est retrouvé maintes fois dans des situations éminemment inconfortables, dans lesquelles la régente, avec une onction et une urbanité exquises, laissant avec beaucoup d'à-propos et de retenue laisser affleurer, par son regard de sainte crucifiée

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Message  abstract Lun 10 Mai 2010 - 18:51

Je n’ai pas lu tous les épisodes de Jonathan, mea culpa. J’ai apprécié le début de celui-ci, assez savoureux dans son humour. Puis au fur et à mesure de ma lecture, je me suis un peu perdue dans le récit (mais vu que je n’avais pas lu les épisodes précédents, c’est peut-être normal). J’avais en mémoire que la Régente était la mère de Jonathan, mais je n’en suis pas certaine, peut-être que de temps à autre un petit rappel ne serait pas superflu.
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Message  silene82 Lun 10 Mai 2010 - 19:03

Merci de prendre la peine de commenter, abstract.
C'est le 14ème morceau de Jonathan, il est clair que même si les textes sont conçus pour pouvoir se lire indépendamment des autres, la cohérence générale apparaît davantage si l'on suit le personnage.
La régente est bien la mère de Jonathan, encore qu'on ne puisse que le déduire, car ce n'est jamais dit explicitement. De la même manière, les âges de Jonathan dans les récits varient considérablement ; on peut en général les évaluer à peu près.
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Message  Plotine Lun 10 Mai 2010 - 19:05

J'ai décidé d'être sans pitié désormais !


Silène tu te fais plaisir et tu laisses ta plume vagabonder. C'est bien mais ne t'attends pas à ce que le vulgum pecus applaudisse. Et encore tu as fait des efforts, j'en conviens. Maintenant j'arrive à lire jusqu'au bout.
Jonathan c'est toi ?
C'est tragique parce que ce que tu fais c'est un peu comme de la confiture pour les cochons.
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Message  silene82 Lun 10 Mai 2010 - 19:22

Sans pitié ? Mais je n'en ai jamais attendu, si je cherchais des bisounourseries, d'excellents sites s'y emploient, avec prodigalité.
Je me fais plaisir ? Heureusement, manquerait plus que de surcroît ce soit pénible.
Le vulgum pecus ? Tu penses ça de tes lecteurs, toi ? Moi, en aucun cas. Si j'arrive à les embarquer dans mes histoires, et que des mots leur posent problème - ce serait plutôt sur de la terminologie technique, soit dit en passant -, j'ai pleine confiance en leur capacité à ouvrir un dictionnaire, et s'ils ne trouvaient pas, ils pourraient toujours me demander.
J'ai fait des efforts ? En rien, c'est le ton de ce récit là, c'est tout.
Jonathan, c'est moi ? Ben, sans doute, comme Flaubert Emma Bovary, Dosto Raskolnikov, et Balzac Vaurin, ou Rastignac, c'est selon.
Mais je ne comprends pas le dernier trait, qu'est-ce qui est tragique ? D'essayer de faire plaisir à des lecteurs ? Quelle confiture à des cochons ? Quels cochons d'abord ? Les personnes qui me lisent, et prennent la peine de me commenter ? Pour moi, ce sont des amis ; je sais qu'on dit copains comme cochons. Mais le côté péjoratif et l'image décidément dévalorisante de l'omnivore quadrupède ne me plaisent guère.
Outre qu'un semblant d'humilité commence à me venir, à force de lire les autres, je crois de plus en plus que c'est le lecteur, n'en déplaise à ma fatuité naturelle, qui a raison.
Ton avis m'intéresse et m'interpelle par conséquent, et j'aimerais que tu précises un peu plus ta pensée, sur mon mail si tu veux bien, pour ne pas truster le haut de page.
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Message  demi-lune Lun 10 Mai 2010 - 21:05

Si le texte reste dans le ton et le style général des précédents, il m'a néanmoins paru plus fluide. Peut-être est-ce dû aux (un peu) moins nombreuses petites digressions (peut-être pas le terme le plus approprié mais tu dois voir ce que je veux dire) à l'intérieur des phrases qui ont le chic, lorsqu'on en sort, pour obliger le lecteur à revenir à la majuscule précédente rechercher ses billes avant de poursuivre plus avant. L'écriture est "facile" comme toujours. Il m'a semblé retrouver un peu souvent les mots "onction" et "fantasque" que tu dois affectionner.
Sur le paragraphe du ravi : tout ce qui suit ce mot me paraît trop sonner comme une définition de dictionnaire, m'a semblé un peu lourd donc et pouvant être allégé ou exprimé moins sur ce mode.
Les personnages quant à eux, sont très bien décrits dans leur fonctionnement !
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Message  Ba Mar 11 Mai 2010 - 12:35

En bonne " vulga peca miseria" je passe près de Jonathan l'insolent et lui tire mon chapeau.
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Message  Louis Ven 14 Mai 2010 - 13:22

Ce passage vise, semble-t-il, à justifier le qualificatif d’ « autiste savant » attribué à Jonathan, dans le texte précédent.
Dans ce but, Silène, vous approfondissez, dans un texte toujours de très bonne qualité, la psychologie du personnage et explicitez son rapport aux autres et au langage.
C’est d’abord l’ingénuité de Jonathan qui est affirmée et montrée. Sur son cyclomoteur, engagé dans la consommation ostentatoire, comme beaucoup à notre époque, il cherche à faire croire qu’il pilote un engin d’une gamme supérieure à ce qu’elle est en réalité. Sa part de naïveté est dans l’ignorance que son engin, vitesses ou pas, laisse chacun indifférent, et surtout les femmes qu’il voudrait épater. Mais d’autre part, son attitude indique qu’autrui existe pour lui, qu’il a le souci du regard et du jugement des autres, ce qui est peu compatible avec la solitude caractéristique de l’autiste refermé sur lui-même. L’astuce utilisée sur son cyclomoteur est un signe adressé aux autres, donc une forme de langage par lequel il cherche à communiquer avec autrui.
La suite du texte voudrait montrer pourtant ses difficultés dans le domaine de la communication, et les diverses fonctions dans lesquelles il fait usage du langage.
Le langage écrit, celui venu de ses nombreuses lectures, ce langage porteur de connaissances est considéré comme un intermédiaire intervenant sans cesse dans son rapport au monde. Il « ne communique avec la réalité, ou plutôt ne la décode, dans son cas, qu'à travers le filtre de ses lectures, innombrables et décousues. ». Jonathan serait donc coupé de la réalité et prisonnier de ses lectures. Pourtant, est-il possible d’aborder la réalité directement, sans aucune médiation ? Il semble plutôt que tout rapport au réel passe, entre autres, par une langue, qui est déjà porteuse d’une organisation et d’une vision du monde ; passe par des préjugés et a priori reçus d’une tradition orale et écrite, surtout pendant l’enfance. Jonathan, comme tout enfant, comme la plupart des adultes, aborde la réalité avec de tels a priori. Chacun est porteur de lunettes, de prismes, ceux d’abord du langage à travers lesquels la réalité est perçue. Jonathan n’est, pas plus que d’autres, coupé du réel. Ses connaissances constituent un ensemble « décousu » qui ne permet pas de se représenter la réalité de façon cohérente, comme chez la plupart des jeunes d’aujourd’hui dont les connaissances disparates, hétéroclites ne favorisent pas une appréhension cohérente et sensée de la réalité vécue.
Non seulement, Jonathan serait coupé de la réalité, mais serait aussi incapable de communiquer véritablement avec autrui, malgré ses capacités à parler. Il ferait un usage particulier des mots, il les utiliserait comme « paravents » : « Les mots ne sont que des paravents, des vêtements habillant la pensée à transmettre, jamais la parole ne parvient à atteindre à la vérité, la communication est véritablement angoissante ». Ce qui est présupposé ici, c’est que la pensée préexiste aux mots et qu’elle lui est extérieure. Or ce présupposé est fort contestable. Comme l’écrit précisément Merleau-Ponty dans Signes : « Nous ne pourrons pas admettre, comme on le fait d'ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l'enveloppe et le vêtement de la pensée. ». En effet, nous ne pensons pas d’abord pour habiller ensuite la pensée de mots. La pensée n’est pas muette. La pensée se réalise et s’accomplit dans les mots. Un vêtement couvre un corps, le cache et le masque, or il est difficile d’admettre que les mots cachent la pensée. Ils l’expriment, au contraire. Mais quelle est cette « vérité » que les mots ne réussiraient pas à atteindre ? La pensée authentique ? Les mots trahiraient cette pensée ? C’est encore présupposer que la pensée se fait sans les mots. Dans l’ensemble, le langage est d’abord considéré comme l’instrument de communication d’une pensée qui se ferait sans elle, or la parole est d’abord expression d’une pensée ; la pensée n’est authentique que dans la parole. Jonathan, dite-vous, lit les dictionnaires. Il connaît l’équivocité des mots, les utilise pour s’adapter à une situation. Le monde, en effet, n’est pas un environnement silencieux. Il est lui-même déjà constitué, rempli de paroles, déjà dites, déjà instituées, qui sont pour Jonathan, comme pour tous, comme un paysage expressif dans lequel lui, et chacun d’entre nous, doit trouver sa place. Les mots sont donc toujours déjà là avant même d’apprendre à parler, ce qui signifie que la conscience émerge dans un monde où la signification, c’est d’abord la parole des autres. Sa parole n’est jamais la première parole, et, donc, quand on apprend à parler, on apprend en réalité à s’insinuer dans la parole de l’autre. Toute parole est une réponse. Parler est le premier acte de l’homme, au sens où il tente, par les signes, de modifier le monde dans lequel il se trouve jeté. N’est-ce pas ce que fait, Jonathan ? Parler, c’est hériter des paroles de l’autre. Parler, c’est s’ « éclater » vers l’autre, c’est-à-dire aller dans le monde et prendre le risque de l’expression. Jonathan s’ « éclate », c’est pourquoi il ne me semble pas avoir le profil de l’autiste.
Jonathan prend le risque de l’expression tout en usant d’une stratégie de protection. Auprès de la Régente, ou de Monseigneur, les dangers sont nombreux. Jonathan a appris l’art de l’esquive pour s’en protéger. Il tait ce qu’il pourrait dire parce qu’il a pensé dans les mots, parce que les mots et les signes, verbaux et non verbaux, lui ont donné à penser, mais cette pensée ne peut être entendue sans réaction punitive, d’où son silence bavard et l’usage de la parole dans un registre factuel.
Il règne, dans cette famille au sein de laquelle vit Jonathan, une sorte d’orthodoxie. Une pensée droite et une parole droite. Tout écart par rapport à cette parole est prohibé. La parole est régentée. Jonathan subit un double pouvoir particulièrement autoritaire : l’injonction de parler (la confession, l’aveu) et la contrainte de taire tout propos déviant de l’orthodoxie.
Jonathan n’est pas déficient dans le domaine de la communication, il est passé maître plutôt dans l’usage des diverses fonctions du langage.
« Il sait se rendre détestable ». Pour son entourage, sans doute, mais non pas pour le lecteur, bien au contraire.

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Message  Rebecca Ven 14 Mai 2010 - 14:37

Ah oui comme elle est terrible cette chape de béton que l'on se tire dessus parce que notre entourage a un usage pervers de la parole : un piège perpétuellement tendu, fait pour nous agripper nous mordre les mollets nous soulever prisonnier d'un filet ...Alors la parole sert à nous taire, loin de nous révéler elle nous permet de nous cacher...surtout se mettre à l'abri...n'être jamais pris en flagrant délit de sincérité ou d'honnêteté ou de bonne foi car les conséquences seraient terribles bien sur...

Excellente esquisse de cette schizophrénie qui consiste à prier l'autre de vous parler du fond du coeur pour ensuite faire de tout ce qu'il a dit ou confié une arme , un dossier à charge ...Alors ne plus rien dire mais que ça ne se voit pas parce ça aussi on vous le reprocherait, impossible de jouer franc jeu genre je ne dirai plus rien....alors faire mine de, faire comme si de rien n'était , faire mine d'être ingénu pour ne pas éveiller les soupçons (il pense quoi , à quoi en vrai celui la ?)...alors qu'on est déjà devenu hyper stratège...juste pour ne pas devenir fou...tenir et mentir en espérant qu'arrive un jour le jour où on pourra être vrai...

Dans ce texte j'ai tout compris et ressenti je crois et j'ai aimé !
(Le dernier épisode je ne l'avais pas commenté car j'étais un peu désarçonnée, perdue dans certaines explications)
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Message  CROISIC Sam 15 Mai 2010 - 12:17

Rien que la première phrase résume pour moi l'état d'âme dans lequel se trouve Jonathan face au regard extérieur.
La régente... ça c'est un beau personnage, déterminant pour le devenir de ce garçon.
Je te suis Silène !
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Message  Sahkti Jeu 3 Juin 2010 - 15:38

J'aime vraiment ta façon de prendre de la distance avec le sujet tout en le faisant vivre; il y a dans ceci une grande subtilité que j'admire parce que l'équilibre est parfois difficile à maintenir, or tu y parviens sans souci apparent.
Et puis Jonathan est... Jonathan. Un être qui se construit petit à petit, révèle des aspects insoupçonnés de sa personnalité et se montre attachant de texte en texte.
Tu parsèmes ton histoire de détails qui s'avèrent soit importants à la compréhension de l'ensemble soit utiles pour dépeindre une ambiance et planter un décor. C'est n'est jamais lourd, tout coule avec fluidité et ça donne au final quelque chose de réussi et de bien agréable à lire.
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