Raccourci

Lambert a pris tout droit, lui a filé à gauche. Il n’y a pas réfléchi en vérité ; la direction s’est imposée d’elle-même, comme suggérée par la couleur du mur ou impliquée par le râpeux de son enduit taloché. De là, le reste. Tout ce qu’il vivra maintenant, et Lambert avec lui, aura dépendu de cette soudaine injonction. Son compagnon d’infortune n’avait eu d’autre choix que de suivre sa lancée, emporté par le poids des trois sacs de monnaie additionné à sa carcasse longue et charpentée. Lui ne pouvait se résoudre à une course rectiligne, propice aux balles perdues - mais pas pour tout le monde.
A trois pâtés de là, il crut bon de négocier un brusque virage à droite pour ne pas s’éloigner plus que nécessaire de son complice. Non que l’idée de le perdre lui fût insupportable - bien au contraire, quatre années de cellule commune l’avaient définitivement lassé de sa médiocre compagnie - mais il l’avait bêtement chargé de tout le butin. Que cette journée se terminât par le triomphe de Lambert, il n’en pouvait être question. De là le virage à droite et ses conséquences funestes.
Il lui fallut pas moins de cinquante pas de course pour comprendre que l’allée ne déboucherait jamais sur les quais, ni sur quelqu’autre rue que ce soit. Une impasse, oui. Comme toutes les voies qu’il s’était choisies jusque là. De la charcuterie paternelle reprise par respect filial, mais sans réelle ambition commerçante, à la faillite inévitable, puis des usuriers aux margoulins et de là aux larcins pitoyables. De choix contestables en décisions inopportunes, il avait gravi, quatre à quatre mais seul, les marches de l’insuccès total, jusqu’à se retrouver nez-à-nez avec ce pauvre Lambert dans une geôle de province.
Au son du deux-tons, il sut qu’une fois encore il se trouvait à deux doigts d’un retour subit à la case départ. La porte qui s’ouvrit sur l’allée ne semblait actionnée par nulle main secourable, mais il choisit de croire que le destin avait décidé de donner le coup de pouce précisément sur cette poignée. Il s’engouffra prestement dans le sombre couloir et se sentit immédiatement rassuré par l’obscurité presque totale que lui procura la fermeture de l’huis.
Il ne prit pas même soin de se hâter, tant il lui paraissait évident que tout danger avait été écarté par ce simple geste et passa le porche pour entrer dans la cour.
Du ciel tombaient quelque gouttes de cette pluie fine que la canicule lui avait fait espérer des jours durant et il prit encore le temps de s’en humecter le visage, la tête en arrière et le cou tendu à rompre. Puis il opta pour l’escalier D, sans doute en résonance avec son propre prénom. Ce n’est qu’au quatrième étage qu’il se posa la question d’une issue. Ils finiraient bien par le chercher quelque part et pourquoi moins ici qu’ailleurs ? Et puis Lambert… Il se ressaisit et entrepris de gravir les deux dernières volées de marches pour atteindre le dernier étage et, peut-être, le toit.
Mal lui en prit, crut-il, lorsque d’une porte d’un bleu malséant dans l’océan d’ocre qui tapissait le couloir, jaillit un homme de grande taille et d’humeur maussade. Au borborygme qu’il traduisit par : « cherchez quoi ? », il répondit mécaniquement : « le toit ! » Les yeux du bougre se levèrent en direction d’une trappe à l’autre bout du palier, puis se fixèrent sur ses cheveux trempés avant de le dévisager un instant qui lui parût interminable. Un grognement accompagna son demi-tour et la silhouette menaçante disparut à nouveau derrière le bleu criard.
Le soupir qu’il laissa échapper fit perdre à son buste la moitié du volume que lui conféraient ses poumons. Il avisa alors l’échelle de meunier qui lui permettrait d’atteindre la trappe et se hissa jusqu’au toit. Au travers d’un nuage bleuté, il crut déceler dans la pâleur de la lune un encouragement qu’il mit à profit pour vaincre le vertige. Les sirènes lui semblaient s’être éloignées, à moins que l’altitude ne les eût fait paraître plus distantes. La pluie avait cessé et l’air adouci sifflait doucement à son oreille au rythme de sa course de tuile en tuile.
Lorsqu’il dévissa, comme il fallait s’y attendre, à pareille vitesse sur un toit humide, il ne fut pas même surpris de trouver, pour interrompre sa chute, la gouttière sous sa main droite. Ce qui le contraria, c’est de la sentir ployer sous son poids. Il regardait le morceau de zinc se tordre jusqu’à en devenir plat, puis inverser sa courbure fonctionnelle pour déverser sur son visage l’eau que la gouttière avait accumulée. Cette douche intempestive lui fit perdre le peu de prise qui lui restait et l’eau sembla remonter le long de son visage pendant qu’il tombait. Cette sensation fut brusquement effacée par un choc dont la mollesse relative lui parut incongrue, compte tenu de la nature bitumineuse de ce qu’il pensait rejoindre en bas de l’immeuble.
Sacré Lambert ! Toujours là où on ne l’attend pas…

Eh bien quoi on ne peut laisser le lecteur ainsi tomber de haut sans aucun matelas (de billets doux?) pour le retenir de se fracasser de toute sa hauteur ! L'auteur est cruel et sinon où est la porte qui va pivoter sur de nouvelles ouvertures possibles sur une autre escapade une autre escalade une envolée à suspense ? Une chute en points de suspension, c'est le moins qu'on puisse dire pour un texte qui me laisse suspendue conselia à tes mots que je trouve savamment orchestrés avec cette petite pluie qui rafraichit et puis qui nous douche.
Donc, la suite, please et que ça saute a-t-on envie de dire !
Et mes amitiés à Lambert.

Bonsoir,

Un texte très bien écrit dans une langue - gouaille, humour et dérision - qui colle admirablement au sujet ...
On lirait bien cent, deux cents, voire même trois cents pages sur le même rythme et dans le même registre !
Malheureusement ce n'est qu'un exercice, qu'un galop d'essai qui se termine assez rapidement par une chute (!) à laquelle il est impossible de croire !

Caresses et Bise à l'Oeil,
Midnightrambler

Excellente chute (si j'ose dire) ! L'écriture jubilatoire et distanciée du texte concourt pas qu'un peu à sa réussite.

Mes remarques :
« propice aux balles perdues - (typographie : le trait d’union « - » n’est pas suffisant pour introduire une incise, il faut « – » ou « — ») mais pas pour tout le monde »
« lui fût insupportable - (typographie : le trait d’union « - » n’est pas suffisant pour introduire une incise, il faut « – » ou « — ») bien au contraire, quatre années de cellule commune l’avaient définitivement lassé de sa médiocre compagnie - (typographie : le trait d’union « - » n’est pas suffisant pour fermer une incise, il faut « – » ou « — ») mais il l’avait bêtement
« tant il lui paraissait évident que tout danger avait été écarté par ce simple geste (je pense qu’une virgule ici serait intéressante)[/b ] et passa le porche »
« avant de le dévisager un instant qui lui par[b]ut [b](et non « parût » qui est la forme du subjonctif imparfait) interminable »

Un rythme aussi vif que la course de Lambert. Et une chute de texte en adéquation.

Il se ressaisit et entreprit de gravir les deux dernières volées de marches

Pardon pour le caca avec les balises, il m'arrive de taper trop vite.

Là aussi j'ai pensé à l'ambiance de la chanson de Nougaro "A bout de souffle" que socque me remémora récemment

C'était silene82 qui en avait parlé le premier... Rendons à César, etc.

Exact mais c'est vous qui nous remémorâtes le titre...
La chanson, inoubliable.
Euh pardon concelia pour ces digressions.

J'ai rigolé à cette échelle de meunier. Je n'en ai pas croisé depuis des lustres. Vif et alerte, du bon polar teinté comédie. J'espère que c'était bien le but du texte.

Je ne peux qu'enchérir sur ce qui a déjà été dit

Très touché par les commentaires et désolé de faire remonter le texte, mais j’ai une question : si suite il y avait, devrait-elle être posté céans et séance tenante ou ailleurs et à bonne distance (semaine, si ma mémoire est exacte) ?

Tous les ingrédients sont là pour une recette parfaite et je suis une gourmande.
Un soupçon de mystère, une pincée de suspens, une lichette d’aventures, quelques gouttes d’humour le tout dans un style lié, fluide, tellement agréable à lire, ça coule tout seul.
Et je ne parle même pas de la chute finale, vertigineuse.

J’ai couru aux côtés du héros, eu peur avec lui et me voilà maintenant le séant posé sur Lambert.
J’adore entrer totalement dans une histoire, merci.

LA SUITE, LA SUITE... !