Le bord du trottoir

Elle a l’impression que son cœur vient de séjourner dans une essoreuse à salade. Sous ses pieds, la terre s’est enfin arrêtée de tourner mais son cœur devenu torpille continue à creuser un tunnel dans sa poitrine en petits cercles concentriques jusque dans ses intestins avant de remonter brutalement au bord de ses lèvres. Cette sensation familière, elle l’a fréquemment éprouvée. Il suffit d’un rien pour la déclencher, d’une silhouette croisée à un carrefour. Ou d’un chien. Ou d’un feu rouge. Pourtant à chaque fois, elle est prise au dépourvu.

En cette fin d’après-midi, la foule régurgitée par les bureaux afflue à l’arrêt du bus. Elle se sent comme une algue ballottée par la marée, avant d’être arrachée par un courant plus fort et de partir à la dérive. Elle cherche en vain un point d’ancrage auquel se raccrocher mais ses mains sont moites et une sueur froide coule entre ses omoplates. Elle n’a qu’une seule envie : se laisser glisser sur le sol, s’affaler en un amas de muscles gémissant. Agoraphobie, en voilà un joli nom pour une névrose. Elle, elle se sent tout simplement stupide et impuissante. Quel exploit d’arriver à parcourir quelques mètres sur un trottoir ! Elle s’efforce de demeurer immobile. Surtout ne pas lever les yeux. Ne pas voir les toits des immeubles s’incliner et obscurcir le ciel. Si elle s’applique, elle finira bien par surmonter cette crise de panique incontrôlable. Alors elle regarde fixement la bordure en pierre bleue, ce serpent minéral qui la sépare d’un monde auquel elle n’a plus accès. Et au-delà, la mer de goudron, étale, qui l’engloutira si elle s’y aventure. Le sang bourdonne à ses oreilles, le soleil vrille ses pupilles en éclats rageurs et elle ne peut même pas fermer les paupières. Elle tombera sinon. Déjà elle chavire. Les passants commencent à la dévisager d’un drôle d’air. Elle se met à leur place, elle réagirait comme eux face à cette femme affolée à la respiration haletante qui serre contre elle son sac à main comme si sa vie en dépendait. Empêcher ses larmes de jaillir.

Elle n’a même pas besoin de se retourner. Il lui suffira de reculer de trois pas et elle sentira la fermeté rassurante de la porte contre son dos. L’ouvrir et enfermer le vacarme dehors, échapper au chaos, retrouver le couloir sombre et le carrelage froid. Gravir les marches de l’escalier lentement, l’une après l’autre, le temps que son cœur se calme. Regarder la lumière faire danser la poussière sur sa main et inspirer profondément. Se persuader une fois de plus que demain, elle y parviendra. Elle traversera la rue. De l’autre côté, juste devant l’école, sa fille l’attend.

Une écriture parfaite, un sujet parfaitement exploité, une chute qui tombe à point nommé. Un texte qui me touche, beaucoup. "De l’autre côté, juste devant l’école, sa fille l’attend." : désarmant à mes yeux.

Saisissant ! Un texte réussi, pour moi. (Cela dit, la fin risque de basculer dans le burlesque si, comme moi, on a l'esprit suffisamment mal tourné pour imaginer la gamine devant l'école depuis trois ans, sans bouger...)

socque, je fais confiance au lecteur pour imaginer qu'une bonne âme la ramène à la maison tous les soirs après l'école, sa mère en étant incapable

C'est bien pour cela que je parle d'esprit mal tourné : évidemment que la mère s'organise, mais votre formulation abrupte (pour la chute) laisse aussi la porte ouverte à cette interprétation de la gamine plantée là sans rémission, laquelle interprétation (qui me vient tout de suite à l'esprit mal tourné que j'ai) donne un côté burlesque au texte.

C'est juste...Mais ce ne serait pas burlesque mais simplement tragique

Enfermée en elle-même…
Texte très touchant, dense en émotions et qui rend parfaitement bien les sensations angoissantes de la mère.
C’est sobre et poignant, beau.

Salut,

Texte court, dommage, méritait plus de développement, sans doute.

L'histoire de la fille coincée en face depuis des lustres, moi ça m'évoque une situation surréaliste, un peu comme ce film de Bunüel où les gens n'arrivent plus à repartir d'une maison où on les a invités pour passer la soirée. "Cet obscur objet du désir", si je me souviens bien.

On retrouve parfaitement décrites les sensations d'agoraphobie. Dans 'Berlin, Alexanderplatz", Alfred Doblin raconte en des termes analogues ce que ressent le petit truand Biberkopf quand on le lâche dans les rues. Il se sent étouffé, a l'impression que les immeubles vont le digérer, l'empêcher de jouir de sa liberté retrouvée.

Rien à redire, non. Juste un petit goût de trop peu.

Ubik.

Bon texte, mené de façon implacable, qui fait bien ressentir les affres endurées.
Mon esprit mal tourné émet un bémol : elle a quel âge, cette enfant ? Parce que je pense que si ell va à l'école juste de l'autre côté de la rue, on pourrait lui apprendre à traverser... Faute de quoi elle risque de développer une névrose elle aussi !!

Un texte sympathique et bien écrit je trouve bien que je n'ai pas du tout aimé le premier paragraphe. (L'essoreuse à salade, la torpille qui creuse des cercles concentriques etc).

La chute est assez désarmante. Je trouve qu'un texte plus long aurait été dommage, et la longueur me convient parfaitement.

Au plaisir de te relire,
Lucas

N'est ce pas une image ?
Le monde entier n'est il pas de l'autre côté de la rue pour cette femme ?
Pouvoir la traverser signifierait pouvoir aller partout. L'école est n'importe où. Mais là bas dans ce monde, de l'autre côté de la rue, là où elle n'ira jamais.
Ce texte est bien foutu, yellow pour les sentiments intérieurs...Fort bien décrits...Mais il faudrait trouver un moyen pour que les petites maladresses n'entravent pas cette angoisse qui se dessine ...moi aussi la gamine qui attendrait éternellement devant son école je trouve que ça introduit un élément burlesque.Le dire autrement peut être : parler de la déception de la gamine qui chaque jour espère que sa mère viendra la chercher ( celle ci le lui aurait promis) mais qui chaque jour rentre seule.

Sinon bravo. Texte fort.

Un texte assez différent de ce que tu fais habituellement. Ici point de cruauté ni de cynisme. On est en effet dans la sobriété qui convient à la peinture d'un ressenti intérieur, très enclos dans le personnage : on est avec elle et l'on peut éprouver son angoisse, ces points fuyants où l'on voudrait se raccrocher, cette panique imminente mêlée à la volonté d'en sortir, lutte vouée à l'échec mais toujours recommencée. Et j'ai aussi dans la tête cette image de l'enfant qui, devant l'école, tous les jours espère qu'aujourd'hui enfin...
Un beau texte. Je relève une expression que j'ai bien aimée :

enfermer le vacarme dehors

Superbement écrit - à l'économie - et extrêmement bouleversant pour qui connait des... ou est agoraphobe.

Intense et ciselé. De la belle ouvrage, fine et précise. Personnellement, je n'ai pas tiqué sur la gamine qui attend ; on imagine bien une solution de dépannage.

Tu traduis - transmets - bien la crise et ses corollaires, à tel point que le dernier paragraphe arrive comme un soulagement. Jusqu'à la chute qui prend à revers : tant de choses en une si courte phrase.

Désolé je continue dans l'encens. Plume empathique, une véritable qualité pour lever le voile sur cet ombre permanente, Je. Pour reprendre une expression qui a fait son chemin et habitée plus d'une bouche, à défaut d'autre parties, vous me trouez le cul.

Oui silène a mis le doigt sur la seule très petite faiblesse de cet excellent texte : un agoraphobe responsable ne peut en aucun cas aller chercher son enfant à l'école sans une solution de secours permanente (au moins trois copains parents d'élèves prévenus de son état et aptes à réagir en cas d'absence de la mère).
Par contre, si il s'agit de la première crise d'agoraphobie panique, là, tout se tiendrait, et cela rajouterait encore la terreur à l'angoisse et à l'impuissance.
Mais je ne sais pas si ce trouble peut surgir comme ça à n'importe quel âge sans prévenir ou si un agoraphobe l'a toujours été...
Je n'en ai jamais rencontré...

Dommage d'avoir nommé la névrose. L'écriture m'est super agréable.