Nous ne sommes pas des délinquants: Saucée de lacets

Il pleut des cordes.
Non, pas tout à fait des cordes, des lacets plutôt.
Oui, c’est exactement ça : sur la vitre de la fenêtre grillagée, se dessinent et s’entremêlent des centaines de petits cordons qui nouent les carreaux comme on lace ses chaussures. Je jette un œil sur les miennes. Elles ne ressemblent à rien. A rien, ou à deux requins peut-être bien. Les semelles se sont désolidarisées du reste pour avaler, gueules béantes, les miasmes de boulevard, les rognures de bitume.
« Elles sont salement amochées tes grolles. »
Salement amochées, il a raison Bernard. Mais il ne voit pas, ne sait pas. Comment pourrait-il comprendre lui et sa grande classe, drapé de la tête au pied dans un costard quadrillé ? Alors je lui explique que les grolles dont il parle, c’est toute l’histoire de ma vie. Une vie de lèche-trottoir où, pour survivre, les chaussures se font ramasse-miettes. Je lui raconte comment, par temps de famine, elles happent les chiures d’asphalte, se gavent de toute la misère de la rue, s’emplissent la panse d’ordures et de fientes.
Bernard réprime une moue de dégoût, se détourne, l’air froissé. Alors, honteux, je dissimule mes deux squales crève-la-faim sous le siège et me tais.
Il est des silences qui s’installent pour laisser place à la pudeur, des silences que l’on cultive soigneusement par décence, des silences pénitents, contrits. Construire des murs de non-dits, bâtir, pierre à pierre, un black-out de cailloux et s’y réfugier le temps de la repentance. S’enfermer dans une forteresse de mutisme et attendre.
J’ai appris à y vivre dans ce bastion de scrupules et de honte, j’ai même appris à m’y sentir presque bien. Presque...
La pluie continue de s’écraser sur la fenêtre comme une giboulée de petit pois laissant sur les carreaux un nœud inextricable de cordelettes légumineuses. La vitre se macule au fil des pois, au fil des nœuds et la nuit s’installe en plein après-midi.
Je regarde Bernard, le devine dans la pénombre. Le déluge de petits pois l’indiffère, de même que la cécité qui s’installe chaque goutte un peu plus dans la petite pièce. Tout ça lui échappe. Je voudrais être comme lui, je voudrais être lui, me nicher dans son costume carrelé et y moucher toutes les larmes de cette putain de vie.
Et puis, quelqu’un entre :
— Ceinture, cravate, lacets et mouchoir s’il vous plait.
Je n’ai jamais porté ni ceinture, ni cravate. Quant à mes lacets, ça fait longtemps que mes grolles les ont avalés, engloutis, pour les recracher ailleurs, plus loin, sur les pavés d’une rue ruisselante de milliers d’autres lacets. Partout les égouts regorgent de tous ces macchabées, mâchés et dégueulés par autant de milliers de paires chaussures. Et aujourd’hui il pleut les lacets de tous les miséreux, désaxés et autres parias de la terre entière. Sur la vitre, là-bas, il me semble même apercevoir les miens, quelque part entre les traînées de pois. Je voudrais les lui donner à ce type, j’ai rien d’autre à lui offrir. Ni ceinture, ni cravate. Non, j’ai rien.
Il tend la main :
— Votre mouchoir...
Ah oui, j’ai ça.
« Pardon », je murmure.
Lentement, très lentement, je plie Bernard en quatre.
« Pardon », je répète, avant de le remettre au maton.

ah krys, tu en auras mouché plus d'un :-)

un plaisir ce texte, preuve qu'on peut faire de la littérature avec les sujets les plus rebattus.
et non, il n'a rien à faire sur l'autre site, il est très bien ici

Ça tourne vraiment rond, pas à dire : belle écriture au service d'un (double) fond ambitieux.

Quand je t'ai lue Chris, ma première réflexion a été de me dire qu'il y avait un petit air de Yali là-derrière.
Attention! Cela ne veut pas dire que Yali a écrit quoi que ce soit ou que tu copies ni rien du genre. Juste que là, ça y est vraiment, tu as un style bien affirmé qu'on peut retrouver de texte en texte, une maturité d'écriture qui est bel et bien là. La touche Krystelle :-)
Beaucoup de douceur et de sensibilité dans ton texte, avec la gravité juste comme il faut. De quoi humaniser le sujet.

L'écriture est belle oui. Elle a du style, oui.
Mais sur le contenu, je suis partagée. Cela me semble terriblement compliqué. Après plusieurs lectures, je garde mon impression de départ: compliqué et je dirais quelque peu gratuit.
Ou bien j'ai rien compris... et alors tape-moi, Chris.

Oui, avec toi c'est toujours bien écrit. D'accord néanmoins avec Kilis rapport au fait que, sur ce coup là, c'est un rien tiré par les cheveux. L'histoire de "Bernard". L'image obsédante de la pluie, en revanche, fonctionne bien: on la voit, on l'entend, et même on la ressent à travers le personnage.

Comme tout le monde, j’aime beaucoup la manière dont c’est écrit ! Très imagé, avec personnification des choses, métaphores, etc.

Le rythme est vraiment agréable et prenant, plein de mélancolie, avec la pluie omniprésente !
On ne perd pas le fil de l’histoire ! (ou les lacets…)

Quant au fond, là, je ne peux pas dire que je n’aime pas, mais il me semble comme certains que même si la mélancolie est très bien rendue, elle est un peu gratuite. Peut-être est-ce juste une humeur passagère comme on en a de temps en temps… Même si, dans le texte, l’explication de ce pessimisme n’est pas vraiment présente.

Ca tourne bien ce texte, très bien, les côtés surréalistes maîtrisés, la force des images que tu construits. Le personnage "à côté de ses pompes"* me semble crédible, cohérent. Je suis pas fan de la chute à Bernard, peut-être trop "déjà vu", un peu facile. reste qu'ele est placée magistralement, cette chute. Par contre la densité, la complexité que d'autres n'aiment pas, je l'apprécie beaucoup.

* parce qu'il n'y a pas que Kill qui a le droit de faire des jeux de mots dans ses commentaires !