Air. Souffle. Soupir
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Air. Souffle. Soupir
La bille a roulé. Elle a roulé et désormais elle tombe. Elle tombe dans l’escalier, bondit sur la première marche, provoque une vibration aigüe de l’air dans un choc, engendre une onde qui cogne les murs dans un écho long, retentissant.
A l’étage, la jeune femme ne dort pas. Elle va, elle vient le long du couloir. Elle dévide un fil de mémoire, enroulé dans l’imaginaire, plié dans les songes ; elle tisse le tapis sur lequel elle traverse des contrées déroutantes. Elle enjambe des lacs de sel aux étendues d’un blanc sale et gris, survole de grandes coupoles turquoise, met un pied dans les immenses vasques calcaires débordantes d’eau, de lumière. Sa foulée zigzague entre mille variétés de cactées, de liliacées : les aloès, les agaves, les scoliopus, et les cactus candélabres. Elle passe sur des motifs serrés de torsades et entrelacs, de spires et circonvolutions, sur les taches couleur des fleurs fanées. Elle ne quitte pas le chemin qui va, qui vient.
L’homme, en bas, enfoncé dans un fauteuil, immobile, contemple avec attention une photographie prise quand il a flâné de longs moments dans ce lieu, entre les pylônes blancs. Il revoit les collines hérissées à perte de vue de mâts verticaux, pales en rotation, hélices tournoyantes à mouliner le ciel enfariné tout blanc, il se remémore la forêt d’éoliennes, il perçoit encore leur chuintement assourdissant ; au loin, il les entend gémir.
La bille bondit sur la deuxième marche. Onde, choc, vibration de l’air.
En haut, la femme ne dort pas. Va et vient et pense « avec ». Ce mot si laid, si beau. Tout sec. Mais il y a, pour être en rime, pour être ensemble, il y a « mec ». Comme une conjonction, comme « et », comme une liaison. Mots brefs pour l’union. Mais il y a les murs en mouvement qui défilent à toute allure, avec elle en marche à pas perdus, pour toujours suspendus sur la nuit à rebours de tous les jours évanouis, de sa vie, sous ses pas, sur les parois du corridor, et plus d’avec, plus de mec, juste les concomitances des cloisons où se perdent, se rétrécissent, s’amoindrissent les horizons. Va et vient et se remémore ce jour si beau. Elle était avec. Les amies et les mecs, et les vastes étendues, les immensités sans frontières, sans murs, sans barrières. Les rires et les conversations, les sourires et les connivences, les passions, les exubérances. Mille soies avaient leur fil pour écrire des « et », pour joindre, pour conjoindre, pour tramer le réseau pivotant, la toile arc-en-ciel des imperceptibles liens, légers, subtils, étirés vers l’autre d’un avec. Et maintenant, si laid. Maintenant est de « sans », anémié, disloqué. Sans vie. Sans horizon. Sans rien. Languissant.
L’homme, en bas, enfoncé profond dans son fauteuil, une bière dans une main, dans l’autre un anémomètre, contemple par la fenêtre les formes variées de girouettes qu’il a installées ces jours derniers. Par-dessus les flèches, pivotent les coqs, virent les voiliers, volent les goélands. En grand manège tournoyant, sous la prise du vent, toupillent les oies, les chevaux, les chandeliers, et les aigles, et les sorcières sur leur balai, et la lune et le soleil. Tout l’univers sur tiges prend l’énergie du vent, et tourne, et tourne.
La bille chute sur la troisième marche. Onde. Vibration. Choc.
La femme ne dort pas. Sentinelle, elle attend les assaillants ; elle guette les janissaires tambours battant qui cognent les tempes, tonnent dans les têtes, roulent dans les sangs ; qui, en cortège, flanquent les troupes tortionnaires, pics en avant, à l’assaut des temps apaisés. Ça fera mal et ça passera. Non, ça fera mal, sans carapace, et tout craquera. Tout s’effondrera et puis s’écoulera dans ce tunnel noir au-delà du couloir, dans le boyau sombre, trou de ténèbres qui absorbe toute lumière, qui aspire la vie jusqu’au dernier soupir.
L’homme, au fond de son fauteuil, s’étire, étend les bras, et les jambes. Il se perd dans une rêverie. Se reconnaît, position de l’homme de Vitruve, au centre d’une rose des vents. Il imagine encore un vieux portulan. Avec force inspire l’air, l’expire. Il ne boit plus de bière, mais des fioles d’autan, des fiasques de tramontane, des flacons de mistral et d’aquilon, des verres en cristal remplis de vent blanc, et, sifflantes, des coupes pleines de brises de mer, de zéphyr, et de bises débordantes, chuintantes.
La bille a dévalé rapidement les dernières marches. Elle roule un instant. Interrompt son mouvement. S’immobilise.
L’homme s’est levé, il empoigne un petit bagage, ouvre la porte sous le vent. Il sort, passe droit, trajectoire rectiligne, entre les girouettes virevoltantes. S’éloigne.
En haut, à l’étage, la jeune femme se fige un instant. Un courant d’air enfle sa robe. Déjà, son mouvement reprend, elle va, poussée par un souffle, elle vient, en sens contraire.
A l’étage, la jeune femme ne dort pas. Elle va, elle vient le long du couloir. Elle dévide un fil de mémoire, enroulé dans l’imaginaire, plié dans les songes ; elle tisse le tapis sur lequel elle traverse des contrées déroutantes. Elle enjambe des lacs de sel aux étendues d’un blanc sale et gris, survole de grandes coupoles turquoise, met un pied dans les immenses vasques calcaires débordantes d’eau, de lumière. Sa foulée zigzague entre mille variétés de cactées, de liliacées : les aloès, les agaves, les scoliopus, et les cactus candélabres. Elle passe sur des motifs serrés de torsades et entrelacs, de spires et circonvolutions, sur les taches couleur des fleurs fanées. Elle ne quitte pas le chemin qui va, qui vient.
L’homme, en bas, enfoncé dans un fauteuil, immobile, contemple avec attention une photographie prise quand il a flâné de longs moments dans ce lieu, entre les pylônes blancs. Il revoit les collines hérissées à perte de vue de mâts verticaux, pales en rotation, hélices tournoyantes à mouliner le ciel enfariné tout blanc, il se remémore la forêt d’éoliennes, il perçoit encore leur chuintement assourdissant ; au loin, il les entend gémir.
La bille bondit sur la deuxième marche. Onde, choc, vibration de l’air.
En haut, la femme ne dort pas. Va et vient et pense « avec ». Ce mot si laid, si beau. Tout sec. Mais il y a, pour être en rime, pour être ensemble, il y a « mec ». Comme une conjonction, comme « et », comme une liaison. Mots brefs pour l’union. Mais il y a les murs en mouvement qui défilent à toute allure, avec elle en marche à pas perdus, pour toujours suspendus sur la nuit à rebours de tous les jours évanouis, de sa vie, sous ses pas, sur les parois du corridor, et plus d’avec, plus de mec, juste les concomitances des cloisons où se perdent, se rétrécissent, s’amoindrissent les horizons. Va et vient et se remémore ce jour si beau. Elle était avec. Les amies et les mecs, et les vastes étendues, les immensités sans frontières, sans murs, sans barrières. Les rires et les conversations, les sourires et les connivences, les passions, les exubérances. Mille soies avaient leur fil pour écrire des « et », pour joindre, pour conjoindre, pour tramer le réseau pivotant, la toile arc-en-ciel des imperceptibles liens, légers, subtils, étirés vers l’autre d’un avec. Et maintenant, si laid. Maintenant est de « sans », anémié, disloqué. Sans vie. Sans horizon. Sans rien. Languissant.
L’homme, en bas, enfoncé profond dans son fauteuil, une bière dans une main, dans l’autre un anémomètre, contemple par la fenêtre les formes variées de girouettes qu’il a installées ces jours derniers. Par-dessus les flèches, pivotent les coqs, virent les voiliers, volent les goélands. En grand manège tournoyant, sous la prise du vent, toupillent les oies, les chevaux, les chandeliers, et les aigles, et les sorcières sur leur balai, et la lune et le soleil. Tout l’univers sur tiges prend l’énergie du vent, et tourne, et tourne.
La bille chute sur la troisième marche. Onde. Vibration. Choc.
La femme ne dort pas. Sentinelle, elle attend les assaillants ; elle guette les janissaires tambours battant qui cognent les tempes, tonnent dans les têtes, roulent dans les sangs ; qui, en cortège, flanquent les troupes tortionnaires, pics en avant, à l’assaut des temps apaisés. Ça fera mal et ça passera. Non, ça fera mal, sans carapace, et tout craquera. Tout s’effondrera et puis s’écoulera dans ce tunnel noir au-delà du couloir, dans le boyau sombre, trou de ténèbres qui absorbe toute lumière, qui aspire la vie jusqu’au dernier soupir.
L’homme, au fond de son fauteuil, s’étire, étend les bras, et les jambes. Il se perd dans une rêverie. Se reconnaît, position de l’homme de Vitruve, au centre d’une rose des vents. Il imagine encore un vieux portulan. Avec force inspire l’air, l’expire. Il ne boit plus de bière, mais des fioles d’autan, des fiasques de tramontane, des flacons de mistral et d’aquilon, des verres en cristal remplis de vent blanc, et, sifflantes, des coupes pleines de brises de mer, de zéphyr, et de bises débordantes, chuintantes.
La bille a dévalé rapidement les dernières marches. Elle roule un instant. Interrompt son mouvement. S’immobilise.
L’homme s’est levé, il empoigne un petit bagage, ouvre la porte sous le vent. Il sort, passe droit, trajectoire rectiligne, entre les girouettes virevoltantes. S’éloigne.
En haut, à l’étage, la jeune femme se fige un instant. Un courant d’air enfle sa robe. Déjà, son mouvement reprend, elle va, poussée par un souffle, elle vient, en sens contraire.
Louis- Nombre de messages : 458
Age : 69
Date d'inscription : 28/10/2009
Re: Air. Souffle. Soupir
Superbe ! Cette bille obsédante, suivant sa trajectoire implacable...
Merci Louis.
Merci Louis.
Re: Air. Souffle. Soupir
La " bille " roule sur ces deux êtres sans ondes. L'un en partance vers lui-même, l'autre porté par on ne sait quoi de puissant.
Ecriture riche comme l'agate dont elle est le reflet.
Ecriture riche comme l'agate dont elle est le reflet.
Ba- Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009
Re: Air. Souffle. Soupir
Un très joli texte qui fait vibrer. Emouvant. Une belle qui se morfond, une bille qui tente l'échappée belle, un mec "qui se fait la belle" ...
S'évader dans sa tête sans bouger, ou en dévalant un escalier, ou en quittant une maison...
Le lecteur s'évade aussi.
"Elle enjambe des lacs de sel aux étendues d’un blanc sale et gris, survole de grandes coupoles turquoise, met un pied dans les immenses vasques calcaires débordantes d’eau, de lumière."
Ce passage m'a fait penser à la Turquie où j'ai vu semblables paysages...
S'évader dans sa tête sans bouger, ou en dévalant un escalier, ou en quittant une maison...
Le lecteur s'évade aussi.
"Elle enjambe des lacs de sel aux étendues d’un blanc sale et gris, survole de grandes coupoles turquoise, met un pied dans les immenses vasques calcaires débordantes d’eau, de lumière."
Ce passage m'a fait penser à la Turquie où j'ai vu semblables paysages...
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Air. Souffle. Soupir
Merci à toutes les commentatrices de ce texte.
Heureux de vous retrouver après quelques semaines d'absence.
Rebecca, j'ai visité l'Anatolie récemment, d'où quelques réminiscences...
Heureux de vous retrouver après quelques semaines d'absence.
Rebecca, j'ai visité l'Anatolie récemment, d'où quelques réminiscences...
Louis- Nombre de messages : 458
Age : 69
Date d'inscription : 28/10/2009
Cloués et béats.
Une fois de plus, Louis nous cloue le bec. Bravo. Trois petits rebonds et puis s'en va, le maître nous laisse pantois.
Ubik.
Ubik.
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