Scripteur à vie

Scripteur à vie


« Comme la chèvre de Monsieur Seguin, je suis attaché. Je n’essaie même pas de tirer sur ma longe tirebouchonnée ; le socle portant le piquet où elle est fixée est bien trop lourd pour ma constitution maigrelette. Je crois même qu’il fait ventouse, alors…
Remarquez, je ne m’ennuie pas, mon employeur m’a placé à un fameux poste d’observation. Bien que suspendu par les pieds et donc la tête en bas ( ce qui, paraît-il, est excellent pour un bon rendement ) je peux apprécier le caractère, le tempérament de ceux qui sollicitent mes services.

Une main velue, imprégnée du parfum BOSS, portant grosse chevalière, s’abat sur moi avec énergie ; c’est à coup sûr un PDG. Il m’empoigne, me tire jusqu’à sa poitrine, me force à gribouiller sur un papier une signature illisible, puis me relâche d’un coup. Et vlan ! Sur le piquet. Je devrais être tout bosselé car bon nombre d’indélicats agissent de la sorte. Il faut croire que j’ai la peau dure.

Quand Madame Machin se pointe, traînant les pieds, je la reconnais au son de sa démarche. Si j’entends : « madame, vous devez remplir ce formulaire » je me crispe, me raidis, et il me vient une envie subite de baver, ce que je fais avec jubilation dès que ses doigts mous et visqueux m’entraînent vers la feuille. Elle pousse alors un petit cri horrifié, réclame un remplaçant et je suis relégué contre mon support où je laisse sécher avec dégoût ses traces de transpiration laissées sur mon corps.

Que dire de la jeune fille qui, sous prétexte de réflexion, s’attarde, me prend, me fait rouler entre ses mains, puis, les yeux au plafond me mordille le pied avec ingénuité… Oh ! Que ces mignardises m’énervent ! J’ai envie de lui crier : « fais ce que tu dois faire et qu’on n’en parle plus. » Je me contente, juste pour l’embêter, de crisser horriblement à chacune de ses tentatives, quand enfin elle se décide.

Toutefois, je préfère encore cette attitude à celle de cette pimbêche qui un jour m’a souverainement snobé. Elle m’a lancé un regard soupçonneux, puis, fouillant dans son sac avec une moue désabusée, elle en a extrait un magnifique Watermann en or massif. Mazette, je ne faisais pas le poids.

Je sais bien, « le client est roi. » Je suis à son service. Mais enfin, vous en conviendriez si vous étiez à ma place, obéir à tous ces jeunes gens oublieux de l’orthographe est pour moi une torture. J’essaie de les aider. Quand je sens arriver la faute – oui, une hésitation, une rature – je me bloque, je n’obéis plus, mais pas un ne comprend mon geste. Ils râlent, m’invectivent, regardent ma petite tête d’un mauvais œil, me soufflent dessus, me grattent, grattent, sur le coin de la feuille ou pire sur la semelle de leur chaussure…alors, zut ! Je deviens cool et leur permets d’élucubrer à leur guise.

Quelquefois, je vois apparaître des petits doigts qui me cherchent, à tâtons. L’individu est tout petit, je ne vois que le haut de son crâne. Fille, garçon ? Je n’ai pas le pouvoir de ramper jusqu’à cette menotte, malgré mon désir de la satisfaire. J’aimerais tant me prêter à ses jeux, patiner avec maladresse sur une belle page glacée, traduire en gribouillis sa rêverie, sa poésie, surtout en fin de journée, quand je suis épuisé. Cette récréation ne m’a encore jamais été permise.

Vous voyez, mon métier, en somme, n’est pas bien gai. J’aimerais changer de poste, mais celui auquel je pense reste à créer. J’en rêve. Quitter ce guichet, me retrouver dans un bistrot, travailler pour mon propre compte et remplir des pages et des pages de spirituelles brèves de comptoir ! »

c'est tout mimi, on s'attache à ce stylo de guichet, ma foi
tu n'as pas cherché la chute qui surprend et c'est mieux comme ça
il y a un autre Vélien qui aime bien donner vie aux objets, ça me plait toujours quand c'est bien fait
et je trouve que c'est le cas ici

Lecture agréable, même si au début je ne comprenais pas de quoi il s'agissait (c'est à "Que dire de la jeune fille qui, sous prétexte de réflexion (...)" que mes neurones ont eu l'illumination.) J'ai bien aimé la fin, les petites mains qui cherchent, et puis le rêve d'écrire pour son propre compte. J'aurais aimé ce rêve un peu plus développé, mais sinon ça coule comme de l'encre.

je viens de voir le titre : "scipteur"
je suppose que c'est une erreur
je corrige

Oui, c'est sympa comme texte. J'aurais peut-être aimé qu'il soit un peu plus le prétexte à une réflexion-satire sociale, il y avait moyen de le faire. Du coup, le texte demeure "plaisant".

Ça me fait penser à une vieille chanson de Lavilliers: itinéraire d'un billet de banque.

Merci mentor. Oui, c'est scripteur, faute de frappe.
Merci à ceux qui ont lu.

C'est très bien écrit. J'aime bien que tu restes un peu vague sur ce dont il s'agit réellement et que tu laisses le lecteur le découvrir.

Je n’aime pas trop ce procédé qui humanise des objets ou des animaux, je le trouve artificiel. Tu as, lors de précédents textes, montré ton talent à transcrire les scènes de la vie quotidienne. Je trouve ici dommage que tu restes en surface et parfois même dans la caricature comme ici :

Une main velue, imprégnée du parfum BOSS, portant grosse chevalière, s’abat sur moi avec énergie ; c’est à coup sûr un PDG.

J’ai donc eu l’impression que l’idée de prendre le point de vue du stylo te bridait plus qu’autre chose.
Ceci dit, ton écriture est toujours aussi agréable à lire.

Je ne dirais pas mieux que Abstract qui m'a précédée. J'éprouve une forte aversion à l'endroit du procédé anthropomorphique, quel que soit son degré de réussite. Néanmoins, j'avoue humblement une certaine perplexité sur la nature de l'objet au moins jusqu'à la mention de Watermann.

Le titre m'a fait penser à une histoire Egyptienne... puis dés que tu as parlé de formulaire à remplir, j'ai compris qui était le "héros" de ton histoire, j'ai donc pris le temps nécessaire pour lire ta prose qui me procure toujours le même plaisir. J'ai été ravie par la fin ; en plus d'avoir de l'esprit ton stylo a du coeur.

Moi j'aime bien les objets qui prennent vie et je trouve cette idée du stylo excellente.
En revanche j'ai eu l'impression qu'elle n'était pas assez exploitée, par exemple sur les rêves du stylo qui en a marre de son guichet, peut-être que ce passage aurait pu être un peu plus creusé. La situation est bien posée, les raisons de son ras le bol sont développées et du coup le reste paraît peu étoffé en comparaison.
Peut-être même que j'aurais aimé lire une nouvelle vie de ce stylo, un voleur qui lui fait vivre de nouvelles aventures...
Peut-être aussi que le texte est très bien tel quel puisqu'il a reveillé mon imagination !
En résumé j'aime à la fois le texte et le fait qu'il est ouvert à une suite ou à plus.

L'idée de départ me plaît bien mais je me demande si tu n'es pas restée enfermée dans le procédé, qui finit par devenir répétitif. C'est un catalogue qui pourrait être sans fin et il y a de la matière à exploiter; toutefois, tu ne sors pas assez des sentiers battus à mon goût, ce qui est dommage car tu mets pas mal de force dans cet objet qui en aurait des choses à raconter.
Peut-être créer des ruptures, placer des éléments entre cette liste d'événements dans la vie du stylo qui viendraient briser le rythme, je ne sais pas... simple suggestion bien sûr.