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Du fond des tripes

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Lifewithwords
Louis
wald
ubikmagic
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Du fond des tripes Empty Du fond des tripes

Message  ubikmagic Lun 1 Nov 2010 - 0:06

... Je continuais à suivre Inge, tout en jugeant mon attitude idiote. Cependant, j’avais la satisfaction de toujours la voir seule. Personne ne lui tournait autour.

Un jour, je trouvai une bouteille vide, abandonnée près d’une poubelle. Elle avait contenu du Kirsch. Le verre, d’une belle couleur ambrée, sentait encore l’alcool. Il en restait quelques gouttes que je lampai impulsivement ; elles me brûlèrent aussitôt l’œsophage. Une femme me croisa à ce moment précis. La cinquantaine, distinguée, elle me décocha un regard surpris autant que réprobateur. Honteux, je pressai le pas, puis me mis à courir.
J’étais maintenant plus proche d’Inge. Cinquante mètres seulement nous séparaient. Et en même temps, un abime d’incompréhension, de malentendus, que je ne pouvais dissiper.
Qu’avais-je donc en tête ? Pourquoi m’encombrer de cet objet qui pesait de plus en plus lourd, à mesure que je progressais ? Cette chaleur qui s’était diffusée en moi, coulée de colère et de cerise fermentée, et qui maintenant me rongeait les entrailles, s’accompagnait d’une prise progressive de conscience. Oui, j’avais envie de rattraper Inge, débouler sans crier gare ; l’assommer et, qui sait ? Une fois le verre cassé, me servir des tessons pour lui lacérer le visage. La défigurer pour briser sa vie, l’empêcher à jamais de connaître l’amour.
Peu à peu s’insinuait en moi cette pensée ; cependant je la refoulais, car chaque fois, elle me faisait palpiter, trembler de tous mes membres. Mais je ne pouvais l’ignorer alors elle revenait, insistante. Pris entre mon fantasme et la peur de le réaliser, incapable de détourner les yeux de cette silhouette devant moi, je la suivais comme un ivrogne, son litre de vin à la main. Je devais avoir piètre allure.

La tension augmentait. Je longeais à présent une palissade de chantier derrière laquelle s’étendait un terrain vague. Il y avait peu de passants. J’avais l’impression qu’un grand silence régnait autour de nous. Je n’entendais que mon cœur, il battait si fort ! Je craignais qu’il trahît ma présence. Inge allait s’apercevoir que je la filais. A tout moment, elle pouvait se retourner, m’interpeller, me crier de la laisser tranquille. Et là, je serai obligé de choisir : l’agression, ou la fuite. Et si un schupo intervenait ?
L’angoisse, tout à coup, me tordit les tripes. J’avais mal au ventre. Ce fut comme un coup de poing. Je lâchai la bouteille, qui éclata dans un fracas terrible.
Inge venait de tourner au coin de la rue. Elle n’y prêta pas attention.
Je me précipitai dans un trou de la clôture.
Herbes folles, fourrés… une bicyclette cassée, des boites à conserve vides… Et, dans un coin, une sorte de cabane, à moitié écroulée. Je me glissai à l’intérieur et baissai mon pantalon. Secoué de spasmes, je me vidai sur un coussin éventré, avec des bruits écœurants. Je n’aurais pas pu tenir un instant de plus. Une abominable odeur me fouetta les narines. A présent, comment m’essuyer ? Je me contentai d’arracher un coin de toile. Il était humide, sale, sans doute déjà compissé par tous les chats du quartier. Je frottai, avec la pénible impression d’étaler plus qu’autre chose ; persuadé qu’il en restait encore. Tant pis ; à Bertastrasse, je me changerais et prendrais un bain. J’espérais que personne ne m’avait vu : il y avait des maisons tout autour. Je n’osais plus sortir de ce cloaque. J’étais terrifié à l’idée de voir les rideaux bouger derrière une fenêtre, quelque part en face. Mais la puanteur était telle qu’à la fin, je m’extirpai de ma cachette et rejoignis la rue.
Mortifié, fatigué, déprimé, je repris doucement le chemin pour rentrer chez moi. Chaque fois qu’un passant approchait, je changeai de trottoir. Je redoutais de rencontrer voisin, camarade de gymnasium ou autre.

Une fois rendu, je montai sans un mot, ulcéré à l’idée de croiser Ida. Je suis sûr qu’elle n’aurait pas manqué l’occasion de ponctuer mon sillage pestilentiel avec une réflexion ironique.
Je jetai mes vêtements par terre. Mon caleçon était souillé. Je m’immergeai dans l’eau chaude, me frottai furieusement au gant de crin. Un vieux peignoir me sauva la mise. Je m’en entourai et gagnai ma chambre.
Je ne pouvais pas confier ma culotte à laver. Pas question de laisser de telles traces. Je tassai les vêtements sales dans une vieille taie d’oreiller, que j’allai ensuite déposer discrètement dans la poubelle dehors.
Mon âme, autant que mes fesses, était à vif.

( ... )
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Message  Invité Lun 1 Nov 2010 - 11:06

Dommage qu'on n'aie pas les tenants et les aboutissants de ce passage, c'est le problème de la lecture en épisodes.
Je dirais juste que la réaction physique du personnage semble un peu excessive après quelques gouttes de kirsch mais je ne saurais rien affirmer. De toute façon, cela n'ôte rien à la qualité d'écriture de cet extrait.

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Message  wald Lun 1 Nov 2010 - 11:22

Excellent passage, tout sonne tellement vrai.
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Message  Louis Lun 1 Nov 2010 - 19:16

Cet extrait insiste sur un point déjà présent dans l’extrait précédent : le désir de ne pas perdre Inge, de ne pas la perdre au sens de ne pas la savoir aimer un autre, et être aimée d’un autre. Il a, pour elle, un désir possessif. Il désire posséder et conserver pourtant, ce qu’il a déjà perdu. Il désire l’impossible, et il le sait.
Ce qui est remarquable, ici, Ubik, c’est que Wolfgang trouve un maître, un maître puissant, plus puissant que ses idées, que sa conscience, dont la vigilance, il est vrai, est affaiblie par l’alcool, mais un maître irrésistible : son corps, les pulsions irrésistibles du corps. Wolfgang est honteux, honteux de cette sexualité sauvage, mais, sans doute, honteux surtout de sa faiblesse, de sa domination par le corps.
Il cherche la toute puissance et se découvre faible face aux exigences du corps ; il cherche la maîtrise et découvre qu’il n’est pas même maître de lui-même.
Ainsi le conflit qui le déchire, déjà signalé à propos d’Inge, est aussi un conflit entre sa conscience et son corps.

Deux remarques formelles :
- « Pourquoi m’encombrer de cet objet Le mot "objet" ici est vague. Que désigne-t-il exactement ? Un terme plus précis conviendrait mieux.
- « Une fois rendu, je montai sans un mot… » rendu où ? Il me semble qu’il y ici un manque.


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Message  Lifewithwords Lun 1 Nov 2010 - 21:16

Je n'ai pas lu l'épisode précédent, je vais aller le faire de suite, mais je souhaitais tout de même commenter cet extrait.

Il m'a vraiment pris aux tripes votre texte. La psychologie de votre personnage est intéressante, la façon dont il lâche la bouteille, son sentiment d'être un mal-propre alors que ce qu'il a fait, par rapport à ses idées, reste soft à mon goût.
Je ne pense pas que cela soit l'alcool qui suscite la réaction physique pour ma part, mais comme je n'ai lu que cet extrait je n'affirmerais rien.

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Message  Invité Lun 1 Nov 2010 - 21:20

Oui, j'ai lu trop vite. Et notamment zappé le crucial : L’angoisse, tout à coup, me tordit les tripes. J’avais mal au ventre.
De toute façon, c'était déjà très bon avant cette deuxième lecture :-)

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Message  Invité Mar 2 Nov 2010 - 8:07

C'est magistralement rendu, ces affres qui peuvent tordre un individu, entre ses pulsions et son éducation, entre le sauvage et le civilisé, y compris dans les quelques gouttes d'alcool qui ne peuvent suffire à déclencher mais servent de prétexte pour s'autoriser à reconnaitre des envies de violence, un peu comme un starter ne peut démarrer une voiture mais apporte un afflux supplémentaire nécessaire.
L'écriture est belle, souple, forte, du très beau boulot !

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Message  elea Ven 5 Nov 2010 - 21:45

Cette femme est une obsession contrariée créant un choc puissant au point de vider les tripes et d’en être souillé corps et âme ce qui est très révélateur : penser à cette femme le souille. Bien vu et parfaitement narré.

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Message  silene82 Dim 7 Nov 2010 - 11:05

Que pourrait faire un Wolfgang désinhibé par l'entregent d'un modificateur de conscience plus puissant que du kirsch frelaté et de toutes façons en infime quantité ? Entraîner Inge derrière la palissade, pour un concerto à deux violons ? Ou, excipant de son autorité toute neuve et de son joli et si seyant costume, exercer à son endroit toutes pressions qu'il trouverait adéquates ?
Mais je vais plus vite que la musique, en tentant de deviner ce qu'il adviendra du violoniste aux doigts gourds ; il est vrai que le maître à penser, lui, était un aquarelliste raté doublé d'un pianiste exécrable...
Ubik, je n'ai encore jamais lu un extrait de toi, si ténu soit-il, qui ne soit une malle des Indes par la richesse des évocations, la pénétration psychologique et la restitution d'une époque et d'un âge. Chapeau bas, et quand il paraîtra, j'en veux, et dédicacé.
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Du fond des tripes Empty Du contenu et du contenant.

Message  ubikmagic Dim 7 Nov 2010 - 17:55

Merci à tous pour vos encouragements, et vos analyses si fines.

Effectivement, le kirsch ne joue dans cette scène que le rôle d'élément déclencheur. D'autant que, par l'entremise de son mentor Franz, Wolfgang en a déjà consommé ( voir, par exemple, dans l'extrait précédent, "Clair-obscur", où ils fêtent ensemble leur promotion comme chefs dans la Hitlerjungen en vidant une flasque ensemble ).

En fait, ce qui m'intéresse n'est pas tant le kirsch, que la notion de passage à l'acte. Impulsivement, il se saisit de la bouteille, alors qu'il croise une femme et qu'il ressent de la honte à agir ainsi. Pourtant, il le fait. Mais, surtout, pourquoi garde-t-il la bouteille, inutile une fois vide ? C'est que là, germe de façon inconsciente le désir de meurtre. Et à mesure que ce désir émerge jusqu'à la conscience, au point de la submerger, Wolfgang, acculé entre le moment où il doit soit passer à l'acte, soit fuir et donc faillir à sa propre fierté, incapable de résoudre le dilemme, le somatise et son corps le lâche. Plus d'une fois il entre dans mes intentions de traiter les conflits intérieurs de mon personnage par le biais de la somatisation, de la fuite dans la maladie, dans l'alcool. Ici, le kirsch ne noue aucunement le rôle de déshinibiteur. Ce n'est pas tant le contenu que le contenant qui m'intéresse : la bouteille est saisie instantanément et conservée uniquement comme objet contondant, tranchant, arme éventuelle du crime qui prend un tour plus concret, après une élaboration préalable qu'on peut déjà lire dans l'extrait précédent. Le fantasme a progressé, mais qui dit fantasme dit transgression et défense, conflit intérieur, etc. Et Wolfgang l'exprime clairement : tant qu'il ne se sert pas de la bouteille, il a juste l'air d'un ivrogne, d'un pauvre hère.

Si Kirsch il y a, c'est aussi pour une raison essentielle : les brûlures occasionnées par la descente du liquide, qui pour moi revêtent ici, à un niveau symbolique, la "brûlure d'amour non partagé". Un tourment qu'il s'inflige lui-même, mais auquel il est incapable de résister, impulsivement. C'est déjà un début de passage à l'acte, mais c'est aussi un tourment, un trouble intérieur, un mal-être résultant d'un mauvais choix, mais on ne peut rien y faire. Plusieurs fois dans le roman, Wolfgang aura l'estomac rongé, par l'angoisse, le café ou l'alcool.

Concernant l'extrait précédent, non, il n'a pas été déjà écrit, ni sous cette forme ni une autre. Les passages où il est question D'inge sont :

- Une studieuse rencontre : W fait la connaissance d'Inge et tombe aussitôt sous son charme.
- A la rue : W raccompagne Inge à la sortie du cours de violon. Il veut lui dire qu'il l'aime et au lieu de ça, pour l'épater, il lui parle de son engagement futur dans le Jungvolk. Elle lui annonce en retour qu'elle est d'ascendance Juive.
- Fanfaronnades : W et Franz sont en uniforme dans la rue. W reconnaît Inge, veut l'aborder, mais son père l'envoie balader : "Ma fille n'a pas d'amis nazis".
- Clair-obscur : Wolfgang, incapable de renoncer à son amour pour Inge, prend l'habitude de la suivre. Première apparition du fantasme de la tuer.
- Du fond des tripes ( l'extrait actuel ) : Wolfgang tente de passer à l'acte et tuer Inge, mais s'en montre incapable.

... Donc, si ce passage donne une impression de déjà vu, il est pourtant inédit. Cela prouve, quelque part, que l'étau que je resserre autour de mon sujet est déjà bien sous pression.

Au plaisir de vous lire. Exemplaire dédicacé à Silène, c'est noté, si les petits cochons ne me mangent pas avant, si je parviens jusqu'au mot "fin", si mon éditeur en veut, si, si, si...

Bise à tous,

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Message  Sahkti Mer 1 Déc 2010 - 16:10

Plus court que d'autres textes et c'est très bien ainsi, il n'en fallait pas plus, tant l'essentiel ressort de manière efficace. Efficace et juste, pour décrire cette brûlure qui lui ronge les entrailles, cet amour qui se consume, cet alcool qui s'instille dans son corps comme autant de peurs, avec les conséquences que l'on voit et celles que l'on peut imaginer. C'est bien rendu, sobre et complet dans l'exactitude de l'émotion ressentie.
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Message  Mano Jeu 2 Déc 2010 - 9:52

Bonjour,

J'ai beaucoup aimé ce passage.
Stylé et fluide.
Je crois que je pourrais suivre sans problème sur un format plus long.
De plus, la localisation (Allemagne ?) est dépaysante.

Par contre, le fait que le narrateur se frotte au gant de crin m'a interpellé.
Peut-être parce que pour moi ce type de gant n'est pas un objet du quotidien est que je ne vois pas pourquoi il en aurait un.
Mais peut-être que le récit se passe à une époque où c'était plus courant... l'Allemagne, peut-être ? Ils se frottent plus fort là-bas.
Du coup, j'ai trouvé que cela faisait artificiel contrairement au reste.
Mais ça doit être moi.
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Du fond des tripes Empty Le temps et le lieu.

Message  ubikmagic Jeu 2 Déc 2010 - 12:08

Mano a écrit:
Par contre, le fait que le narrateur se frotte au gant de crin m'a interpellé.
Peut-être parce que pour moi ce type de gant n'est pas un objet du quotidien est que je ne vois pas pourquoi il en aurait un.
Mais peut-être que le récit se passe à une époque où c'était plus courant... l'Allemagne, peut-être ? Ils se frottent plus fort là-bas.
Du coup, j'ai trouvé que cela faisait artificiel contrairement au reste.

Salut,

En fait, ce récit se situe en Allemagne. Il commence en 1912 et se finira, pour l'Allemagne, en 1945. A cette époque, l'usage du gant de crin existait toujours. Maintenant, à part chez les SM, sans doute pas.
Wolfgang se frotte très fort, pas tant pour se débarrasser de la souillure effective, que de la souillure morale. Il culpabilise, se rejette, exprime par son corps les tourments qui l'agitent intérieurement.
Le cadre, pour y revenir, n'est pas neutre : il s'agit de la montée du nazisme, et de l'histoire de Wolfgang qui, comme beaucoup d'autres à cette époque, y a cru et s'est fait embobiner, et a accompli des actes qui, dans d'autres circonstances, lui seraient apparus comme monstrueux.

A suivre... Et merci à tous pour vos encouragements. L'isolé que je suis apprécie.

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Message  Mano Jeu 2 Déc 2010 - 18:03

Dans l'époque de l'Allemagne pendant la montée du nazisme il y a Philippe Kerr et sa trilogie berlinoise qui se poursuite jusque dans les années 50. Je n'ai pas encore lu le dernier tome qui se passe en Argentine.
J'imagine que tu connais si tu aimes Dashiel Hammet et consort.
Dans le style polar noir avec un privé vrai de vrai j'ai rien lu de mieux que Kerr depuis les maîtres US des années 40.

Si t'es dans le même sud que moi, passe me voir à la médiathèque de Sainte Musse à Toulon. C'est là que je bosse.
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