Visions-éclairs

Je vis une sphère taillée à la manière d’un diamant dont chaque facette réfléchissait d’autres facettes à l’infini. Je vis un élan d’enthousiasme comme un vertige. Je vis des microbes se propager dans une formidable pandémie. Je vis le vrai et le faux, la lune en croissant comme un ongle coupé. Je vis des petites mains frémissantes qui voulaient atteindre l’étoile filante. Je vis les reflets de la fête, des montgolfières colorées. Je vis la ronde des saisons, la fière allure de l’alezan. Je vis sur un planisphère en relief la dérive des continents. Je vis une tortue qui se pressait pour se cacher, la bouche barbouillée de figue de Barbarie. Je vis des ruines alignées, des marbres ajustés qui avaient soutenu des stèles funéraires. Je vis un vol de pies moqueuses. Je vis le fort érigé pour garder le passage. Je vis un écheveau de laine, un doux barbelé s’étirant tel un nuage. Je vis le sable s’écouler grain à grain entre tes doigts. Je vis la rivière entraînant les feuilles séchées. Je vis la rafale de vent qui chasse les mauvais souvenirs. Je vis une carafe de liqueur miroitant de tous ses feux. Je vis le sage qui se lissait la barbe. Je vis une voiture faire des cabrioles. Je vis une fontaine cracher des vérités ignorées. Puis je n’y vis que du bleu, le bleu de l’iris, le bleu du myosotis, le bleu d’une flamme qui s’élance. Je vis des cartes postales en folie. Je vis des chênes dans toute leur magnificence. Je vis le vide…et, noir sur blanc, le mystère des vases communicants. Je vis un jeu de tabou avec des scènes obscènes. Je vis un chef d’orchestre agité par la danse de Saint Guy. Je vis la vague cavaler comme un déluge. Je vis la déesse aux serpents écarquiller les yeux. Je vis des larmes ruisseler sur ton visage ridé. Je vis les singes danser la sarabande. Je vis l’aveugle chercher sa route à tâtons. Je vis deux jeunes se précipiter au secours d’un vieillard égaré. Je vis toutes les joies, toutes les peines en un saisissant raccourci, je vis le fond des fonds de toutes les énigmes. Puis l’écran s’obscurcit…

Je comprends bien que l'effet de répétition martelée du "je vis" sert à donner une impression de rapidité, d'images éclairs qui défilent. Toutefois, ça finit par, à mes yeux, masquer les visions évoquées, les amoindrir. Une rupture occasionnelle aurait permis de varier, de casser la monotonie, et ainsi de mieux mettre en lumière les images successives, comme ici où c'est très réussi :

Je vis une fontaine cracher des vérités ignorées. Puis je n’y vis que du bleu, le bleu de l’iris, le bleu du myosotis, le bleu d’une flamme qui s’élance.

Autrement, j'apprécie l'équivoque possible du "je vis" selon le temps de conjugaison que l'on choisit. J'aime bien la fin et dois quand même avouer, en dépit des réserves ci-dessus, un gros faible pour ce qui me rappelle le fameux "j'ai vu..." de Roy Batty.

Je ne sais pas si c’est l’aspect bloc du texte ou la répétition des "je vis" qui m’a fait cet effet mais j’ai trouvé le tout trop dense, touffu, comme une énumération morne. Peut-être qu’une autre mise en page, ou le procédé "je vis" un peu moins présent permettrait de mieux mettre en valeur certaines images, belles.