Un monde de broussaille
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Un monde de broussaille
UN MONDE DE BROUSSAILLE
A travers les branches des arbres dans le jardin en friche, un matin on le vit fouler les herbes touffues. Il marchait avec précaution portant des gros sacs et de lourdes valises qu’il déchargeait de la Land Rover, une Discovery 4 dernier modèle, stationnée dans le jardin. Il gravissait le perron et disparaissait dans la maison. Une vieille bâtisse bourgeoise inoccupée, livrée à l’abandon jusqu’au jour de ce matin là où l’homme vint l’animer de sa démarche prudente mais pas moins déterminée.
L’homme accéléra le pas, jetant un regard inquiet aux environs. Ce ne fut que lorsque l’habitacle de la Land Rover fut complètement vide qu’il esquissa un sourire sur son visage osseux, raviné, mal rasé. Au milieu des ronciers et des orties, sa silhouette se dressa, conquérante et vaguement apaisée. La Land Rover Discovery, couleur sable métallisé, était clinquante et son éclat jurait avec la broussaille et la vétusté de l’endroit. Puis comme sous la pression d’un déclic, l’homme sursauta et rentra précipitamment dans la maison.
Le corridor menait à une petite cuisine éclairée par une ampoule qui descendait du haut plafond au bout d’un fil torsadé et élimé. Une casserole était posée sur le réchaud à gaz. L’homme sortit son couteau, ouvrit une boîte et dégusta quelques sardines marinées de Bretagne. Une araignée sur le carrelage, effrayée, cherchant un refuge, retenait son attention. Puis au bout d’un moment, agacé, l’homme l’écrasa brutalement de son pied. La ramure piquant d’un acacia sauvage obstruait la lumière de l’unique oculus que comportait la pièce. Les meubles en formica suintaient l’humidité. Soudain sur le réchaud la casserole chanta, des nappes de lait se répandirent, provocant la colère de l’homme qui éructa une poignée de mots parfaitement incompréhensibles. Du lait ! L’homme versa le reste de la casserole dans une bouteille en plastique qu’il referma d’un bouchon caoutchouteux semblable à une tétine. Du lait, qu’il laissait à présent un peu refroidir sur le bord du buffet.
Un soir, alors que le quartier était déjà endormi, l’homme sortit de la maison. Il avait entendu des bruits suspects. Des craquements dans le tapis de feuilles pourries qui recouvrait les massifs. L’homme tenait un épais tisonnier en main, prêt à estourbir la première âme qui vive. Une respiration étrange sourdait des buissons. Une forme noire se mouvait dans la nuit, jouant avec l’homme qui se déplaçait au hasard des craquements qui le guidaient. Lui-même suspendait son souffle pour se jeter d’avantage au plus près dans l’inconnu qui le menaçait. Parvenu au pied du mur qui entourait le jardin, l’homme s’immobilisa. Un regard le pétrifia. Un regard jaune. L’homme leva son tisonnier mais ffuutt… en un bond la forme disparut par une brèche du mur, émettant un sifflement qui stupéfia l’homme. De dépit, frappant à coups de tisonnier les troncs d’arbres moussus, il se dirigea vers la maison. Il s’arrêta quelques instants devant la Land Rover, toute neuve, flamboyante dans l’obscurité au centre du jardin. Il resta pensif quand il remarqua que la petite fenêtre sous les combles de la maison s’était tout à coup éteinte. Il se précipita alors à l’intérieur avec un affolement pas du tout ordinaire. Peu après la lumière se ralluma, douce, tamisée, demeurant ainsi jusqu’au lever du jour.
Mais les jours suivant l’homme tourna encore autour de la Land Rover. Un après midi il décida de la remplir de plusieurs objets qu’il sortit de la vieille maison. Il y avait un téléviseur et d’autres appareils sophistiqués : ordinateurs, consoles de jeux, chaîne hi-fi, ainsi que des accessoires électriques ménagers, aspirateur, four micro-ondes, cafetière, robot mixeur, une machine à laver qui finit par combler le coffre de la Land Rover. Il rajouta un vélo usagé, et à la tombée de la nuit, silencieusement la Land Rover quitta le jardin, tel un somptueux paquebot glissant sur les flots de l’abîme. Le véhicule, feux éteints, s’orienta vers les rives de la Marne, empruntant un chemin désert. Il s’arrêta et moteur coupé, freins desserrés, il dévala la pente, prenant suffisamment de vitesse pour s’immerger avec un bruit flasque dans les eaux dormantes de la Marne champêtre. La Land Rover Discovery rutilante s’enfonça lentement avec sa cargaison high-tech qui ne lui donnait aucune chance de survie.
Une heure après l’homme poussa le portail grinçant de son jardin, puis rangea en douceur son vieux vélo contre le mur décrépi de l’imposante bâtisse. La petite fenêtre des combles était toujours éclairée. Et le jardin retrouva sa broussaille muette et luxuriante des origines. Un calme nouveau régna sur la demeure fantomatique. Son occupant affichait une sérénité que plus rien ne semblait déranger. On le voyait chaque jour enfourcher son vélo, faire quelques achats dans le bourg, et revenir avec des provisions qu’il entassait dans les placards délabrés de sa maison. Du lait, des compotes, des bouillies… ce qui pour un observateur attentif était pour le moins intriguant. L’homme par ailleurs n’entreprenait aucun travaux de nettoyage ou d’entretien dans une propriété qui périclitait depuis des années. L’herbe envahissait toujours plus le jardin et les persiennes démantelées défiguraient misérablement la façade saignée de lézardes profondes. Saleté, désolation et abandon régnaient ici. Le temps s’écoulait et s’eut été une offense que d’en suspendre les ravages. C’est du moins l’idée qui devait habiter l’homme qu’on pouvait épier au fil des jours dans sa lamentable demeure.
Mais un événement allait contredire cette indifférence où sombraient ici les choses. Un matin, le sombre personnage des lieux, panier autour du bras, parcourut son enclos. Il s’intéressa vertigineusement aux endroits les plus herbus, feuillus, où proliféraient plantes et fleurs. Il s’adonna à une cueillette consciencieuse. Son panier rapidement regorgea d’anémones, d’euphorbes, de clématites, de violettes, et des herbes sauvages, graminées insolites et plantes au profil magistral. Un bouillonnant poème de verdure et de fleurs giclait de son panier, qu’il ordonna ensuite dans un ensemble plaisant. Puis, tel un cyclope rentrant dans sa grotte, l’homme regagna sa demeure au corridor lugubre. De grands rires cascadaient de pièce en pièce que l’écho amplifiait. Des mots fabuleux résonnaient mélangeant les noms scientifiques de la flore à ceux d’un dialecte aux accents roulant d’un lointain pays slave. C’était comme une fête du verbe qui se déroulait à propos de cette moisson végétale que l’homme primaire célébrait jusque sous les combles. Les combles que le soleil devait illuminer par les lucarnes. A qui l’homme pouvait-il dédier cette litanie savante ? Pour qui soudain cette brassée de fleurs et de tiges herbacées, récolte de hasard dans les vestiges d’un jardin ? Pour la première fois l’homme entendit la sonnette aigrelette retentir à la porte de sa propriété. Quelqu’un sonnait. Quelqu’un peut-être du voisinage que le charivari de l’homme avait surpris. L’homme descendit. Il entrouvrit la porte de fer. Une femme s’adressa à lui. Ils parlèrent ainsi pendant un long moment puis brusquement l’homme claqua la porte et s’en retourna en battant les bras en proie à une colère qu’il ne savait pas contenir.
Dès lors son sommeil aussi devint plus agité. Plusieurs fois la nuit il se réveillait, jusqu’à se lever et marcher dans le jardin. Il se livrait à nouveau à une chasse effrayante. Vision ou réalité ? Quelque chose de terrible le hantait. Les arbustes épineux formaient autant d’ombres inquiétantes et griffues qui le harcelaient. Dans cette errance, il fermait toujours à double tours la porte de la maison, en conservant craintivement la clé sur lui. Aucune lumière ne laissait présager une vie sous les combles. Armé de son couteau, il inspectait chaque recoin dans la noirceur infecte de son jardin. Les yeux jaunes. Il attendait les yeux jaunes quelque part qui l’observeraient, épiant ses mouvements comme un narrateur omniscient capte les faits et gestes du héros de son récit. A cet instant c’était la société entière qui cherchait à le dévorer.
Il se recouchait, épuisé, maudissant sa conscience qui le jugeait et le condamnait.
Un autre jour la femme se présenta encore devant le portail. Il pourrait ne pas ouvrir mais elle insistait. Elle se faufila dans le jardin. L’homme d’abord eut une conversation avec elle. Elle parlait et lui maladroitement se débattait pour se faire comprendre. Il n’aimait plus ses cheveux blonds de poupée, à la femme. Et son corps fluet et nerveux lui déplaisait à vomir. Mais devant les imprécations de la femme, sa stature à lui d’homme massif lui devenait inutile et encombrante. Plus rien ne semblait devoir arrêter le pouvoir de la petite femme qui hurlait ; « Où est-il ? Rends le moi ! Je vais te tuer ! ». Lui en haut du porche de la maison tentait de barrer l’entrée à la femme.
- Et la voiture, qu’est-ce que tu as fais de ma voiture ?
- A l’eau, à l’eau, jetée dans l’eau, ta saloperie de voiture !
- Qu’est-ce que tu dis Anton ?
Pour la première fois elle dit son nom.
- A l’eau, avec tes saloperies Geneviève, tes saloperies du monde moderne !
Lui aussi prononça-t-il Ge-ne-vi-ève et sa-lo-pe-rie, martelant ces mots comme s’ils étaient synonymes.
Sur le perron apparut un enfant à la chevelure si blonde que la lumière en une seconde put en être changée. La femme se calma. L’homme bourru qui s’appelait Anton continua ;
- Pour lui j’ai fait ça. Pour sauver lui de ton enfer, Geneviève, ton enfer de société ! Il connaît maintenant bien le nom des plantes et des fleurs. Il entend le silence, il regarde les étoiles, dans la mansarde, là-haut. Je lui ai ouvert les yeux, Geneviève, tu comprends, ouvert les yeux. Tes machines, il n’en veut plus. Mes images, mes images, ce sont elles qu’il regarde, lui maintenant. Mes images vivantes !
Geneviève devint hésitante, comme si le trouble la traversait. Elle recula dans le jardin qu’elle regarda, l’abandon dans lequel il était la découragea et anéantit sa révolte. Elle ne pouvait plus lutter contre l’invasion, l’étouffement des ronces, la prolifération sauvage des liserons, du lierre grimpant qui grignotait la pierre et les rhizomes amers qui étendaient leur filet sous les pieds du progrès et de la culture. Broussaille toxique. Pensée désordonnée. Attitude velléitaire. Laxisme puéril. Un film cauchemardesque défilait dans la tête de Geneviève. Elle fit un petit sifflement. Et d’une brèche dans le mur surgit un énorme boxer noir d’une flexibilité de guépard. L’animal vint se dresser devant Anton. Les yeux jaunes de la bête fixaient l’homme avec une intensité insoutenable. Il s’avança vers l’enfant qui grimpa aussitôt sur le dos de la bête. Comme une fière monture portant son chevalier, le boxer descendit l’escalier du perron. Anton voulut réagir mais la bête aux yeux jaunes poussa un affreux grognement en pointant des crocs aussi acérés que les tridents du diable. La femme ouvrit le portail et quitta la demeure accompagnée du boxer et de l’enfant qui riait beaucoup de son nouveau jeu de cavalier sur la monture musculeuse.
Anton resta prostré longtemps sur les marches du perron, après que le cortège eut disparu de sa vue. Puis il se leva, dépliant sa carcasse de douleur. Il prit une faux bien tranchante et coupa avec une force de géant toute l’herbe folle et ronciers qui couvraient le jardin. A la fin du jour, celui-ci n’était plus que terre rase et nue, offrant son vide au regard indiscret des voisins. Après sous les combles, Anton monta se coucher, solitaire, dépouillé de son enfant.
On ne sait alors ce qui arriva ensuite. Les promeneurs au bord de la Marne, aujourd’hui encore, peuvent apercevoir le faîte d’une haute bâtisse brûlé. On prétend qu’un incendie violent aurait ravagé la maison, une nuit d’été, se propageant jusque sur la belle pelouse du jardin. Des bouts de chandelles calcinés auraient été retrouvés auprès du corps du propriétaire qui aurait péri dans les flammes. Un manuel de poésie, écrit en vieux dialecte moldave, était niché entre les mains du cadavre. On dit que trop absorbé par sa lecture, le bonhomme n’aurait pas bougé, alors que le feu dévorait sa maison. C’est une chandelle mal éteinte qui aurait provoqué l’incendie.
RAOUL
A travers les branches des arbres dans le jardin en friche, un matin on le vit fouler les herbes touffues. Il marchait avec précaution portant des gros sacs et de lourdes valises qu’il déchargeait de la Land Rover, une Discovery 4 dernier modèle, stationnée dans le jardin. Il gravissait le perron et disparaissait dans la maison. Une vieille bâtisse bourgeoise inoccupée, livrée à l’abandon jusqu’au jour de ce matin là où l’homme vint l’animer de sa démarche prudente mais pas moins déterminée.
L’homme accéléra le pas, jetant un regard inquiet aux environs. Ce ne fut que lorsque l’habitacle de la Land Rover fut complètement vide qu’il esquissa un sourire sur son visage osseux, raviné, mal rasé. Au milieu des ronciers et des orties, sa silhouette se dressa, conquérante et vaguement apaisée. La Land Rover Discovery, couleur sable métallisé, était clinquante et son éclat jurait avec la broussaille et la vétusté de l’endroit. Puis comme sous la pression d’un déclic, l’homme sursauta et rentra précipitamment dans la maison.
Le corridor menait à une petite cuisine éclairée par une ampoule qui descendait du haut plafond au bout d’un fil torsadé et élimé. Une casserole était posée sur le réchaud à gaz. L’homme sortit son couteau, ouvrit une boîte et dégusta quelques sardines marinées de Bretagne. Une araignée sur le carrelage, effrayée, cherchant un refuge, retenait son attention. Puis au bout d’un moment, agacé, l’homme l’écrasa brutalement de son pied. La ramure piquant d’un acacia sauvage obstruait la lumière de l’unique oculus que comportait la pièce. Les meubles en formica suintaient l’humidité. Soudain sur le réchaud la casserole chanta, des nappes de lait se répandirent, provocant la colère de l’homme qui éructa une poignée de mots parfaitement incompréhensibles. Du lait ! L’homme versa le reste de la casserole dans une bouteille en plastique qu’il referma d’un bouchon caoutchouteux semblable à une tétine. Du lait, qu’il laissait à présent un peu refroidir sur le bord du buffet.
Un soir, alors que le quartier était déjà endormi, l’homme sortit de la maison. Il avait entendu des bruits suspects. Des craquements dans le tapis de feuilles pourries qui recouvrait les massifs. L’homme tenait un épais tisonnier en main, prêt à estourbir la première âme qui vive. Une respiration étrange sourdait des buissons. Une forme noire se mouvait dans la nuit, jouant avec l’homme qui se déplaçait au hasard des craquements qui le guidaient. Lui-même suspendait son souffle pour se jeter d’avantage au plus près dans l’inconnu qui le menaçait. Parvenu au pied du mur qui entourait le jardin, l’homme s’immobilisa. Un regard le pétrifia. Un regard jaune. L’homme leva son tisonnier mais ffuutt… en un bond la forme disparut par une brèche du mur, émettant un sifflement qui stupéfia l’homme. De dépit, frappant à coups de tisonnier les troncs d’arbres moussus, il se dirigea vers la maison. Il s’arrêta quelques instants devant la Land Rover, toute neuve, flamboyante dans l’obscurité au centre du jardin. Il resta pensif quand il remarqua que la petite fenêtre sous les combles de la maison s’était tout à coup éteinte. Il se précipita alors à l’intérieur avec un affolement pas du tout ordinaire. Peu après la lumière se ralluma, douce, tamisée, demeurant ainsi jusqu’au lever du jour.
Mais les jours suivant l’homme tourna encore autour de la Land Rover. Un après midi il décida de la remplir de plusieurs objets qu’il sortit de la vieille maison. Il y avait un téléviseur et d’autres appareils sophistiqués : ordinateurs, consoles de jeux, chaîne hi-fi, ainsi que des accessoires électriques ménagers, aspirateur, four micro-ondes, cafetière, robot mixeur, une machine à laver qui finit par combler le coffre de la Land Rover. Il rajouta un vélo usagé, et à la tombée de la nuit, silencieusement la Land Rover quitta le jardin, tel un somptueux paquebot glissant sur les flots de l’abîme. Le véhicule, feux éteints, s’orienta vers les rives de la Marne, empruntant un chemin désert. Il s’arrêta et moteur coupé, freins desserrés, il dévala la pente, prenant suffisamment de vitesse pour s’immerger avec un bruit flasque dans les eaux dormantes de la Marne champêtre. La Land Rover Discovery rutilante s’enfonça lentement avec sa cargaison high-tech qui ne lui donnait aucune chance de survie.
Une heure après l’homme poussa le portail grinçant de son jardin, puis rangea en douceur son vieux vélo contre le mur décrépi de l’imposante bâtisse. La petite fenêtre des combles était toujours éclairée. Et le jardin retrouva sa broussaille muette et luxuriante des origines. Un calme nouveau régna sur la demeure fantomatique. Son occupant affichait une sérénité que plus rien ne semblait déranger. On le voyait chaque jour enfourcher son vélo, faire quelques achats dans le bourg, et revenir avec des provisions qu’il entassait dans les placards délabrés de sa maison. Du lait, des compotes, des bouillies… ce qui pour un observateur attentif était pour le moins intriguant. L’homme par ailleurs n’entreprenait aucun travaux de nettoyage ou d’entretien dans une propriété qui périclitait depuis des années. L’herbe envahissait toujours plus le jardin et les persiennes démantelées défiguraient misérablement la façade saignée de lézardes profondes. Saleté, désolation et abandon régnaient ici. Le temps s’écoulait et s’eut été une offense que d’en suspendre les ravages. C’est du moins l’idée qui devait habiter l’homme qu’on pouvait épier au fil des jours dans sa lamentable demeure.
Mais un événement allait contredire cette indifférence où sombraient ici les choses. Un matin, le sombre personnage des lieux, panier autour du bras, parcourut son enclos. Il s’intéressa vertigineusement aux endroits les plus herbus, feuillus, où proliféraient plantes et fleurs. Il s’adonna à une cueillette consciencieuse. Son panier rapidement regorgea d’anémones, d’euphorbes, de clématites, de violettes, et des herbes sauvages, graminées insolites et plantes au profil magistral. Un bouillonnant poème de verdure et de fleurs giclait de son panier, qu’il ordonna ensuite dans un ensemble plaisant. Puis, tel un cyclope rentrant dans sa grotte, l’homme regagna sa demeure au corridor lugubre. De grands rires cascadaient de pièce en pièce que l’écho amplifiait. Des mots fabuleux résonnaient mélangeant les noms scientifiques de la flore à ceux d’un dialecte aux accents roulant d’un lointain pays slave. C’était comme une fête du verbe qui se déroulait à propos de cette moisson végétale que l’homme primaire célébrait jusque sous les combles. Les combles que le soleil devait illuminer par les lucarnes. A qui l’homme pouvait-il dédier cette litanie savante ? Pour qui soudain cette brassée de fleurs et de tiges herbacées, récolte de hasard dans les vestiges d’un jardin ? Pour la première fois l’homme entendit la sonnette aigrelette retentir à la porte de sa propriété. Quelqu’un sonnait. Quelqu’un peut-être du voisinage que le charivari de l’homme avait surpris. L’homme descendit. Il entrouvrit la porte de fer. Une femme s’adressa à lui. Ils parlèrent ainsi pendant un long moment puis brusquement l’homme claqua la porte et s’en retourna en battant les bras en proie à une colère qu’il ne savait pas contenir.
Dès lors son sommeil aussi devint plus agité. Plusieurs fois la nuit il se réveillait, jusqu’à se lever et marcher dans le jardin. Il se livrait à nouveau à une chasse effrayante. Vision ou réalité ? Quelque chose de terrible le hantait. Les arbustes épineux formaient autant d’ombres inquiétantes et griffues qui le harcelaient. Dans cette errance, il fermait toujours à double tours la porte de la maison, en conservant craintivement la clé sur lui. Aucune lumière ne laissait présager une vie sous les combles. Armé de son couteau, il inspectait chaque recoin dans la noirceur infecte de son jardin. Les yeux jaunes. Il attendait les yeux jaunes quelque part qui l’observeraient, épiant ses mouvements comme un narrateur omniscient capte les faits et gestes du héros de son récit. A cet instant c’était la société entière qui cherchait à le dévorer.
Il se recouchait, épuisé, maudissant sa conscience qui le jugeait et le condamnait.
Un autre jour la femme se présenta encore devant le portail. Il pourrait ne pas ouvrir mais elle insistait. Elle se faufila dans le jardin. L’homme d’abord eut une conversation avec elle. Elle parlait et lui maladroitement se débattait pour se faire comprendre. Il n’aimait plus ses cheveux blonds de poupée, à la femme. Et son corps fluet et nerveux lui déplaisait à vomir. Mais devant les imprécations de la femme, sa stature à lui d’homme massif lui devenait inutile et encombrante. Plus rien ne semblait devoir arrêter le pouvoir de la petite femme qui hurlait ; « Où est-il ? Rends le moi ! Je vais te tuer ! ». Lui en haut du porche de la maison tentait de barrer l’entrée à la femme.
- Et la voiture, qu’est-ce que tu as fais de ma voiture ?
- A l’eau, à l’eau, jetée dans l’eau, ta saloperie de voiture !
- Qu’est-ce que tu dis Anton ?
Pour la première fois elle dit son nom.
- A l’eau, avec tes saloperies Geneviève, tes saloperies du monde moderne !
Lui aussi prononça-t-il Ge-ne-vi-ève et sa-lo-pe-rie, martelant ces mots comme s’ils étaient synonymes.
Sur le perron apparut un enfant à la chevelure si blonde que la lumière en une seconde put en être changée. La femme se calma. L’homme bourru qui s’appelait Anton continua ;
- Pour lui j’ai fait ça. Pour sauver lui de ton enfer, Geneviève, ton enfer de société ! Il connaît maintenant bien le nom des plantes et des fleurs. Il entend le silence, il regarde les étoiles, dans la mansarde, là-haut. Je lui ai ouvert les yeux, Geneviève, tu comprends, ouvert les yeux. Tes machines, il n’en veut plus. Mes images, mes images, ce sont elles qu’il regarde, lui maintenant. Mes images vivantes !
Geneviève devint hésitante, comme si le trouble la traversait. Elle recula dans le jardin qu’elle regarda, l’abandon dans lequel il était la découragea et anéantit sa révolte. Elle ne pouvait plus lutter contre l’invasion, l’étouffement des ronces, la prolifération sauvage des liserons, du lierre grimpant qui grignotait la pierre et les rhizomes amers qui étendaient leur filet sous les pieds du progrès et de la culture. Broussaille toxique. Pensée désordonnée. Attitude velléitaire. Laxisme puéril. Un film cauchemardesque défilait dans la tête de Geneviève. Elle fit un petit sifflement. Et d’une brèche dans le mur surgit un énorme boxer noir d’une flexibilité de guépard. L’animal vint se dresser devant Anton. Les yeux jaunes de la bête fixaient l’homme avec une intensité insoutenable. Il s’avança vers l’enfant qui grimpa aussitôt sur le dos de la bête. Comme une fière monture portant son chevalier, le boxer descendit l’escalier du perron. Anton voulut réagir mais la bête aux yeux jaunes poussa un affreux grognement en pointant des crocs aussi acérés que les tridents du diable. La femme ouvrit le portail et quitta la demeure accompagnée du boxer et de l’enfant qui riait beaucoup de son nouveau jeu de cavalier sur la monture musculeuse.
Anton resta prostré longtemps sur les marches du perron, après que le cortège eut disparu de sa vue. Puis il se leva, dépliant sa carcasse de douleur. Il prit une faux bien tranchante et coupa avec une force de géant toute l’herbe folle et ronciers qui couvraient le jardin. A la fin du jour, celui-ci n’était plus que terre rase et nue, offrant son vide au regard indiscret des voisins. Après sous les combles, Anton monta se coucher, solitaire, dépouillé de son enfant.
On ne sait alors ce qui arriva ensuite. Les promeneurs au bord de la Marne, aujourd’hui encore, peuvent apercevoir le faîte d’une haute bâtisse brûlé. On prétend qu’un incendie violent aurait ravagé la maison, une nuit d’été, se propageant jusque sur la belle pelouse du jardin. Des bouts de chandelles calcinés auraient été retrouvés auprès du corps du propriétaire qui aurait péri dans les flammes. Un manuel de poésie, écrit en vieux dialecte moldave, était niché entre les mains du cadavre. On dit que trop absorbé par sa lecture, le bonhomme n’aurait pas bougé, alors que le feu dévorait sa maison. C’est une chandelle mal éteinte qui aurait provoqué l’incendie.
RAOUL
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: Un monde de broussaille
Une ambiance étrange, inquiétante, bien rendue, avec une impression de folie sous-jacente de l’homme.
Au final le sentiment d’être entrée dans un univers sans bien en avoir saisi tous les tenants et aboutissants ni être certaine de bien comprendre la fin (avant l’incendie).
Au niveau de la forme c’est très touffu, je crois que la lecture serait plus facile en aérant un peu, par des retours à la ligne par exemple.
Au final le sentiment d’être entrée dans un univers sans bien en avoir saisi tous les tenants et aboutissants ni être certaine de bien comprendre la fin (avant l’incendie).
Au niveau de la forme c’est très touffu, je crois que la lecture serait plus facile en aérant un peu, par des retours à la ligne par exemple.
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
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