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Exo de l'été : Zhejiang hôtel

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Chako Noir
bertrand-môgendre
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Exo de l'été : Zhejiang hôtel Empty Exo de l'été : Zhejiang hôtel

Message  bertrand-môgendre Jeu 1 Sep 2011 - 16:35

Zhejiang hôtel





Tuer le temps libre, oui, mais comment ?
Il sentait bien que son déménagement intempestif du mois dernier, manquait de discernement. Quant à établir le bilan de sa fuite, cela dépassait complètement ses facultés d'analyses. Une seule devise martelait un refrain lancinant : ne pas s'attacher, ne pas créer de liens. Il désirait seulement gommer et détruire les souvenirs qui lui rongeaient l'esprit. L'homme qui a commis l'irréparable, ne continue pas moins de s'agiter pour avancer dans la direction qu'il s'est fixée. Pour lui, l'objectif final établissait le cap à suivre : tourner le dos au passé. Prendre sur soi, c'était déjà une bonne manière de se tirer d'un faux pas. Désemparé, la volonté à plat, il ne songeait qu'à oublier ses crimes, même si le boulet de sa jeunesse pesait un peu plus lourd chaque jour.


L'ascenseur arrivait. La flèche lumineuse indiquait qu'il remontait. À l'intérieur, il constata l'état de propreté de l'établissement hôtelier : exceptionnel. La carte clé numérotée 1966 déverrouilla la bonne porte.
Les rideaux fermés maintenaient la pièce dans une obscurité bénéfique. D'une fente filtrait un rai de lumière où dansait la poussière. Ouverture électrique commandée depuis l'entrée, ça, ça représentait le service multi-étoilé du tout confort !

Il alluma le poste de télévision et une cigarette. Il s'assit, expulsa lentement la fumée. Devant ses yeux se formait un brouillard d'où émergeaient les bruits diffus du dedans et du dehors également. Qui mieux que lui aurait eu conscience à ce moment précis de l'écoulement du temps ?
Un moineau se posa sur la rambarde du balcon. Il picora une fois, picora deux fois puis s'envola.
Il voulu prendre la place de l'oiseau.

Les baies vitrées de la chambre donnaient sur une kyrielle de grands immeubles, pas toujours achevés. À peine sorti de terre, le quartier neuf paraissait neuf. Il affichait les défauts des chantiers hâtifs, sans habitudes ni appréhension, car il n'avait pas eu le temps d'accumuler d'habitudes, de s'installer dans une routine sécurisante pour les habitants. Vue depuis la ligne du train à grande vitesse, sa façade se dissimulait derrière l'anonymat d'une page blanche. Sa capacité de mémoire ne lui servait à rien pour l'instant. Vu d'ici, le train passa au ralenti. L'atmosphère se chargeait de la sueur des ouvriers, l'air de particules de ciment. Les humains lui rappelaient ces fourmis qui s'agitent frénétiquement et courent en tous sens, mais jamais sans raison ni but, tant ils subissaient la pression entre l'appel du levant et l'approche du couchant.

Lorsque l'on prenait de la hauteur pour observer la physionomie de cette magalopole, la vieille cité défigurait l'ensemble architectural. Les ruelles enchevêtrées témoignaient d'une certaine désolation. Les murs bas délimitaient des cours étroites, minuscules. Les maisons ressemblaient à un tas de ruines d'où surgissaient des éclats de voix. Lui n'entendait que les cris des enfants. Tuiles cassées, briques décrépies, toits raccommodés, planches vermoulues. Les locataires ajoutaient des étages aux étages, si bien que les fondations risquaient de s'affaisser à tout moment. Le plancher du premier niveau s'éffritait, rongé par les termites ? Qu'importe. Découpées, les planches seraient récupérées et serviraient de bois de chauffage. Les palettes des parpaings destinés aux immeubles modernes, trouveraient bon usage dans ce quartier déshérité.
Il souhaitait voir les bulldozer détruire tout ce fatras.

Fermeture des paupières. Il éleva son regard.
Le ciel prenait des teintes magnifiques. Dans la lumière crépusculaire, les nuages s'embrasaient de pourpre fendu d'indigo ou de vert. Froidement, sa mégère de mémoire lui rappela qu'il était daltonien.

En quête d'occupation et de bières, il décida de descendre s'en payer quelques-unes au restaurant d'en face.
La flèche verte de l'ascenseur clignota plusieurs fois avant de s'effacer devant l'ouverture des portes. Un mégot fumant traînait sur le tapis. Il l'écrasa.

***

La foule se concentrait dans les mêmes quartiers, délaissant de fait ceux plus vulgaires. La ville s'embellissait mais se vidait de son dynamisme populaire. L'ensemble de la population participait, volontairement ou non, à la fête des gâteaux de lune, le quinze du huitième mois de l'année. Le tout-cuit, prêt à consommer, avait un arrière-goût prononcé de soda américain et rivalisait mal avec les spécialités traditionnelles à déguster baguettes en main. Les grands magasins de l'avenue Huaihai étalaient les fringues venues d'Occident. Toutes les nouveautés qui sortaient à Paris, Londres ou New-York attiraient la jeunesse même si le prix les rebutait. Les spécialistes de la contrefaçon prenaient des notes, griffonnaient des croquis, mitraillaient les vitrines de photographies.
Un peu plus loin, les innombrables véhicules circulaient sur six files. Des bicyclettes, pousse-pousse, motos et brouettes en essaim condensé s'avertissaient bruyamment des risques de mortelles collisions. Plus de place pour les piétons. Les plus téméraires se laissaient envelopper d'une nimbe de lumière blanche au parfum de gaz d'échappement. Le Bund s'animait sous le flux perpétuel des groupes de touristes poursuivant leurs bannières brandies par les bruyants organisateurs.
C'est main dans la main qu'un couple d'occidentaux achetait ses légumes au marché paysan. Les marchands, venus de loin, se tenaient accroupis derrière leurs étals, mâchonnant des pains froids. D'une palanche s'élevaient des bouffées de vapeur brûlante. Un homme sans âge lui vendit un morceau de gâteau de riz cuit au beurre dont les grains chauds collaient aux dents. Vraiment pas cher et tellement bon.
Les cris des camelots retentissaient fort. Ceux du vendeur de cigarettes haranguant les passants lui donna l'occasion d'acheter un paquet "Rouge et Or" de circonstance.
Il s'arrêta à l'angle d'une rue tranquille. Petite la terrasse ! Elle empiétait sur le trottoir. Quatre tables et cinq chaises occupaient l'espace réservé à la restauration rapide. Sur le plateau en formica, le serveur disposa sa commande : un bol de choux imbibés d'huile de piment, une demi-douzaine de raviolis farcis à la viande, un œuf de cent ans1, du gingembre effilé mélangé à des racines de lotus. La sauce au soja ne lui convenait pas. La bière accompagna son repas. Il l'acheva avec lenteur.
À l'occasion de la fête, dès le matin, des pétards éclataient.

Son téléphone portable vibra une troisième fois avant qu'il ne réponde. Personne ne connaissait son numéro de téléphone.
Étrange affaire. Une femme, surnommée Kimou chuchotta dans le combiné. Elle se présentait comme étant la fille de son ancien chef de bataillon sévissant dans la provine du Hunan pendant les années soixante. L'évocation de ce nom lui donna des frissons. Pour honorer la mémoire de son père décédé l'année dernière, elle tentait de réunir les soldats de cette époque en vue de célébrer un exceptionnel hommage. Kimou lui soumettait une invitation particulière tous frais payés. La proposition ressemblait à un ordre. À voix basse, ils convinrent de se retrouver à l'hôtel dans le but de poursuivre cette conversation inconfortable. Il y retourna sur-le-champ.
À son arrivée, les pigeons familiers s'éparpillèrent pour se poser aussitôt autour des imperturbables lions de pierre fidèles gardiens du bâtiment.

Dans la cabine en mouvement, les parois recouvertes de glaces réfléchissaient sa silhouette avachie. Il fixait le signal d'étage indiquant la montée, numéro lumineux après numéro lumineux. Le mégot écrasé ne fumait plus. Lui oui. Entre eux une canette en aluminium goûtait au vide existentiel.
________
1 un œuf de cent ans : œuf durcis dans un mélange de chaux et de paille pouvant se conserver très longtemps. Appellation donnée par les Européens à des œufs préparés d'une façon qui en change le goût et la couleur. Ils deviennent gris foncé à l'intérieur.
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Message  bertrand-môgendre Jeu 1 Sep 2011 - 16:41

Zhejiang hôtel
(suite)



Les baies vitrées n'avaient pas changé de place. Elles interprétaient le reflet de son image et surveillaient tous ses faits et gestes. S'en approchant, il bascula le regard au-delà de la rambarde. Tout le long des larges avenues rectilignes, les voitures pareilles à des graines de soja s'étiraient tel un collier de perles multicolores qui aurait envie de s'allonger ou de rétrécir au rythme des feux tricolores. L'attente le fit boire. La chaleur aussi.
La fameuse Kimou arriva accompagnée d'un cortège de souvenirs tous plus amusants les uns que les autres. Ayant appris à consolider des barricades contre de potentiels ennemis, il écouta l'étrangère sans broncher sur le pas de la porte. Peu à peu, vaincu par ses amuses-bouches en forme de bavardages, séduit par ses rires explosifs, il se décida à lui offrir le thé. Brûlantes, les tasses restèrent pleines. Il remarqua enfin la femme qui lui parlait. En plus des rires éclatants qui illuminaient son visage, tout en elle l'attirait. Ils plongèrent leur regard dans une série de photographies tirées de son iPad. Il reconnaissait un portrait ou deux, mais par peur de trahir son émotion, il se taisait. Pour celui qui n'est pas concerné par les clichés nuls, l'ennui s'installe vite. Il bâilla en douce, proposa une bière tiède.
— Non merci.
De la vodka peut-être ?
Non merci.
Parfois il exécutait ce que dictait son cœur, parfois non. Rien ne pouvait les rapprocher mieux que l'évocation de souvenirs. Tout risquait de les éloigner si un passé plus lointain surgissait. Il déclama :
— “De jour, de nuit, l'amour prend des coups de chaleur au moment où ses rayons irradient les corps”.
Imperturbable, Kimou ne releva pas la métaphore.
— Oh ! Très joli.
Il se montrait trop rapide. Elle n'éprouvait pas la nécessité de combler de sentiments le fragile espace derrière lequel elle se protégeait. Lui, endurait le manque d'une femme qui lui permettrait de se former une image de lui-même, tout comme la montagne se reflète dans la rivière. Mais puisque la rivière coule de la montagne, où se trouvait donc la bonne représentation de lui-même ?
Tout de go, il insista :
— On est ensemble pour se procurer du bien, non ? Alors pourquoi perdre du temps pour rien, hein ?
Si sa future amante avait pu personnifier un poème, il aurait voulu être son arbre tutélaire. Elle préféra s'approcher de la climatisation dans l'espoir d'engranger toute la fraîcheur pulsée. À la suite de quoi, elle repoussa ses rapprochements hâtifs. Kimou remballa sa vie privée par un simple clic, promettant de lui transmettre l'invitation personnelle au congrès des anciens.
— Fin octobre, vous serez libre ?
— Excellente date mademoiselle.
La porte lui tendait les bras.
Il décida de la raccompagner.

L'ascenseur les conduisit silencieusement jusqu'au rez-de-jardin. Il remarqua tout de même la courte jupe de Kimou. Il se retenait de diffuser l'haleine fétide du pourceau qui le pourrissait de l'intérieur.

Est-ce le manque d'amour, d'attention ou d'alcool fort qui les fit billebauder dans la rue ? Toujours est-il qu'ils se dirigèrent vers la vieille ville. Hors de l'hôtel, ils se sentirent envelopper par l'air humide, lourd, moite. Le tout, réuni en une seule atmosphère stagnante, les indisposait réellement. À la nuit tombante, dans les rues illuminées, des chapelets entiers de pétards mitraillaient en tous sens.
Un taxi s'arrêta à leur hauteur et se chargea de les rapprocher du centre. La densité de la circulation donnait au chauffeur une conduite quelque peu cahotique. Une chaleur étouffante envahissait la voiture malgré les fenêtres ouvertes et c'est le frais du canal qui les extirpa de cette torpeur.
Les rameaux des saules pleureurs tiraient sur la berge maints rideaux délicats qui habituellement dansaient au moindre souffle de vent. Ce soir le spectacle venait d'ailleurs. Ils louèrent une barque.
De larges marches d'escalier s'enfonçaient dans le canal. Quoique polie par les ans, la pierre demeurait dure. Peu de chance pour l'eau douce de ronger le granit. La mousse s'y agrippait lorsqu'au passage du bateau, les vaguelettes tentaient de le nettoyer. Des déchets plastiques envahissaient le lieu paradisiaque. La rameuse ne chanta pas, car même ici la tonitruance des fêtards perturbait leur tranquillité. Ils passèrent sous les voûtes des ponts en forme de portes ouvrant sur des mondes interieurs succéssifs. Des fenêtres des maisons entrouvertes s'élançaient des perches de bambou sur lesquelles en journée séchait le linge propre.
Se ridèrent les reflets de la coque en mouvement absorbés par l'eau tantôt limpide, tantôt trouble.
S'apaisèrent les esprits dérangés par le seul rythme de la godille. La promenade lacustre prit fin là où elle avait commencé.
Un banc semblait les attendre. Volontairement ou non ils s'assirent ensemble. Les fusées de feux d'artifice explosaient, s'épanouissaient en plein ciel qui, pour l'occasion, revêtait son costume d'apparat : un manteau changeant recouvert d'une nuée de poussière d'étoiles.

Et puis rien.
Il lui sembla n'entendre que le calme dont il la croyait remplie. Ne restait éveillé entre eux qu'un fil de conscience qui se nouait autour de leurs corps refroidis.
Fourrant les poings dans ses poches, il arrondit le bras gauche vers elle ; sa main s'y accrocha.
La pâleur du ciel cédait peu à peu la place à un azur léger.
Ils se séparèrent, se promettant un rendez-vous prochain.
La journée de repos de Kimou se terminait sur une ouverture.
Ça puait le romantisme. Il voulut décrocher.
Il se sentait pris au piège.

***


L'ascenseur attendait d'être nettoyé. Pas de crachats. Non. Seulement deux chewing-gums couleur dégueulasse, des traces de doigts sur les miroirs, ainsi qu'un prospectus froissé au sol accompagnaient son élévation dans les étages.
Si les néons avaient pu traduire le blafard qu'ils diffusaient au dix-neuvième niveau, ils auraient rempli de pointillés ce néant déprimant. Le vide du couloir s'habillait d'espaces, d'ombres, tagués par moments de flashs intempestifs.
Le soleil proposerait-il en cet instant, une alternance à la froideur du néon défectueux ?
Illusion. Tout aussi illusoire cette fin de nuit.
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Message  Invité Jeu 1 Sep 2011 - 16:46

mégapole ou mégalopole ?

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Message  bertrand-môgendre Jeu 1 Sep 2011 - 16:50

Zhejiang hôtel
(suite et fin)






Il se leva, accomplit des va-et-vient répétitifs, alluma au passage la télévision. À pareille heure, la plupart des programmes avaient pris fin. Il ne restait plus qu'une vingtaine de chaînes en service, un fauteuil dont il ne pouvait rien tirer de son confort spongieux, une moquette inutilement épaisse que ses pieds nus ne savaient pas apprécier, un certain parfum traînant dans l'air. Celui de Kimou ou du déodorant sanitaire ? Au point d'alcoolisation dans lequel il se trouvait, il aurait très bien pu confondre une cocotte minute avec une poulette.
Il hésitait à commander une fille de compagnie ; la dernière en date s'était endormie sans qu'il ait pu lui arracher le moindre mot cohérent. Soucieuse des apparences et en dépit de sa nature égoïste, la forme dissimulait un peu le fond. L'Occident et ses habitants fascinaient les filles. Elles étaient obnubilées par les détails vestimentaires, les bonnes façons de se maquiller, obsédées par l'apparence et tout ce qui rendait les relations superficielles.
Alcool ? Drogue ? Fatigue ? Passé une certaine heure, le cocktail des ingrédients détonnants se révèlait soporifique. Elles se débrouillaient pour choisir un client succeptible de posséder un bon lit, écartant de fait les coup de fils des hommes appartenant à l'administration. Leur accent autoritaire terriblement reconnaissable permettait de trier la clientèle. Lui avait perdu toute tonalité dans la voix.
L'épuisement aidant, elles profitaient du confort pour s'endormir dans de beaux draps. Les promesses du lendemain du client souvent ivre justifiaient leur acceptation à endurer des assauts infructueux. Au lit, elles simulaient l'orgasme et la frénésie des sens avec panache. Une fille de cette trempe ne disait jamais ce qu'elle pensait.
Il les aimait fades, incolores.

***

Il percevait un indéfinissable sentiment de vacuité. Ne sachant à quoi s'adonner, il entra dans la salle de bain encore éclairée depuis sa dernière visite. Devant le miroir, il remarqua le même individu qui le dévisageait. Une cicatrice sous l'oeil droit signait la condamnation de l'être le plus immonde qu'il lui avait été donné de rencontrer.
Autrefois, il dirigeait une unité de Gardes Rouges. Le genre de jeunes illuminés qui, sous prétexte de dresser les anti-révolutionnaires, s'acharnaient sur leur famille. Les femmes désignées “cible favorite”, ne les satisfaisaient pas sexuellement. Ils jetaient leur dévolu sur les fillettes. Lui, les aimait jeunes, au pubis imberbes. Naïves, heureuses de participer aux groupes d'étude, elles recevaient des leçons particulières.
En tant qu'éléments exécutifs des directives du gouvernement, le rôle des brigades consistait à punir ceux qui, riches, suivaient une éducation supérieure, ou entretenaient des liens avec l'étranger. Le procédé éducatif s'avérait bien rôdé. Ils emprisonnaient le mari, le père, ou le frère pour motif grave. Les autres membres de la famille se voyaient répudiés par la communauté. Le chantage consistait à profiter de la faiblesse féminine en vue d'une éventuelle libération du condamné. À l'aide de somnifères, beaucoup de savoir-faire, chaque jour ils abusaient des femmes, violaient leur progéniture tout aussi régulièrement. L'ordre des choses approuvait ce comportement terroriste, puisque placés sous le contrôle du prolétariat, les parias devaient être rééduqués. Lui et sa redoutable méchanceté se trouvèrent propulsés au rang de chef de section.

Un soir, une petite fille de onze ans qui n'avait probablement pas avalé son somnifère, se débattit si fort qu'il trébucha et fut projeté contre la fenêtre de la salle d'apprentissage. Un éclat de vitre lui entailla la partie supérieure de la joue droite. Ses acolytes se vengèrent en sodomisant à tour de rôle la gamine. Une semaine passa. Ils rendirent à sa mère l'enfant inconsciente. Elle portait un vêtement vert... bleu... ou rouge peut-être.
Pitoyable.
Pitoyable.

Il consacra toutes les années suivantes à fuir, se cacher, changer d'identité.
Dès la première minute de son arrivée, il comprit très bien que la dite Kimou dissimulait la seule et vraie intention qui stimulait son approche : la vengeance des victimes de sa troupe souveraine.
Il le savait, mais ne pouvait plus lutter. Son trésor de guerre se réduisait comme peau de chagrin. À son tour de payer. Nombre de journalistes avaient réussi à reconstituer pas à pas son parcours de criminel. Ceux-là n'admettaient pas que dans chaque famille il y ait un livre qu'il valait mieux ne pas ouvrir et lire à haute voix.
— Au contraire ! Détachons les pages collées par le sang et les larmes.

Quoique muets, ses fantômes le hantaient, ses hallucinations le tourmentaient, le rendant moins solitaire. Cependant, la vision lugubre du personnage posté en face de lui l'obligea à éteindre la rampe lumineuse. Son alter ego disparut. Il quitta l'espace clos pour retrouver la chambre spacieuse qui ne racontait rien car trop neuve. Parfaitement impersonnelle dans sa décoration, hormis une veste légère qu'il reconnut pour ressembler à la sienne.
— Qui est-là ? Claironna-t-il.
Une étrange impression le tenaillait. Les ombres bougeaient-elles réellement ou bien délirait-il ? Une rasade d'alcool blanc le rassura.
Pour s'occuper, il ne trouva rien d'autre que de s'affaler dans le fauteuil, d'attendre qu'une télécommande lui pousse dans la main et se décide de changer le programme que la télévision vomissait en continu. La chaîne d'information déversait les horreurs d'un tremblement de terre.

***
Une secousse déplaça son verre et sa bouteille.
Le bruit lui rappela le tintement des glaçons qui s'entrechoquent dans le whisky. Impossible supposition. Ici, il ne consommait pas... de glaçons... Encore moins de whisky, juste des litres de vodka avec une herbe de bison prisonnière. Utilisait-il seulement un verre ?
Son rêve était trouble, instable. La bouteille se renversa sur la moquette épaisse. Ses jambes flageolèrent.
Un cauchemar tapissé de bouclettes de laine ne pouvait être que confortable ?
Lorsque pieds nus il marcha dessus, une pâte molle sortit d'entre ses orteils. Puis l'eau boueuse vint combler les empreintes laissées après un bruit de succion émis par le sol imbibé d'alcool. Il préféra se dévêtir. Rose pâle, il avait la nette impression que son corps se couvrait de poils de sanglier. Un groin l'aidait à fouiller la fange dans laquelle il se vautrait.
Ce n'est qu'un peu plus tard qu'il prit conscience des dégâts occasionnés. La ville était en effervescence. Des centaines de gyrophares et alarmes tonitruantes retentissaient sans interruption.

Mis hors service, l'ascenseur chômait.

Du haut du balcon, il observait au loin les rues de la vieille ville. La désolation planait sur un amas de tôles, de briques, de bois et de tuiles. Les masures qui restaient debout étaient dévorées par les flammes. Des rescapés appelaient à l'aide. Des aides appelaient des rescapés.
Il se sentait faible, incapable d'aider quiconque.
Son hôtel réquisitionné recueillit des sans-abris traumatisés. Ils furent répartis en priorité dans les chambres vides, puis dans celles occupées par un seul client. Il partagea la sienne avec un couple de retraités. Trop éméché pour comprendre leur dialecte, ils communiquèrent grâce aux sourires polis, aux signes de courtoisie. L'homme lui offrit une “Rouge et Or” qui, bien que tachée par la sueur, parvint à pallier son manque de tabac. La femme se proposa de préparer le thé. Ses colocataires n'étaient pas tristes, bien au contraire. Serrés l'un contre l'autre, ils resplendissaient de bonheur. Un autel fut improvisé ; ils consacrèrent un moment à se recueillir devant un papier qu'ils griffonnèrent avec d'anciens caractères calligraphiques ; un mégot allumé remplaçait l'encens manquant.
De leur conversation hachée, il apprit beaucoup d'eux. Avec la robustesse et l'honnêteté franche des campagnards, ils avaient été orientés vers les métiers qui demandaient de la force physique. Celui de maçon leur convenait parfaitement. Le travail abondait. La fatigue les exténuait. Ils raccourcirent le récit d'une vie de migrants. Tantôt l'espoir les rendait heureux, tantôt la peur les poussait jusqu'à la panique.
Fuyant le drame occasionné par la catastrophe, il soulagea sa mauvaise conscience et offrit aux personnes agées le grand lit de la chambre en échange du canapé désigné par le répartiteur. Peu après, leurs corps gisaient sur la moquette comme disloqués, refusant d'occuper le matelas trop souple. N'était leur respiration rauque, on eût dit des pauvres bêtes de somme endormies en chien de fusil.

Pour l'heure, son groin farfouillait les entrailles des condamnés. Il appréciait le foie encore chaud et se fit un beau collier avec leurs intestins. En plus de la puanteur, règnait une drôle d'incertitude. Ces retraités ne ressemblaient-ils pas à ce couple de professeurs de littérature qui, un jour, s'était interposé pour tenter de protéger leur demeure ? Convaincu, il approuva son comportement. Placé aux commandes d'une troupe de Gardes Rouges, il acheva de brûler les bâtiments des opposants au régime.
Une douleur atroce lui démangeait le bas des reins.

***

Un grésillement continu le réveilla. Les informations n'informaient plus personne. Il s'était bêtement assis sur un tire-bouchon. Terrifiant, le silence envahissait son univers.
La bouteille de vodka n'avait pas bougé. Il têta l'alcool blanc au goulot. Il préférait de loin se tenir éveillé pour éviter aux fantômes de venir lui bourrer la tête de regrets, de remords.
ais alors, quand on était seul, insomniaque, à quoi penser pour occuper ses longues nuits ? Il considérait naturellement des milliers de choses, mais revenait en particulier à son immuable obsession : sa conscience. Il se remémorait régulièrement les mauvaises actions qu'il avait accomplies dans sa jeunesse, entraînant l'intranquillité de son esprit. Il se devait de réparer d'une manière ou d'une autre, histoire de se racheter une bonne conduite. N'était-il pas trop tard ? Torturé, il sacrifiait son énergie à élaborer d'hypothétiques scénarios se promettant d'accomplir les démarches réparatrices nécessaires.
Comment retrouver sa paix intérieure ?
À genoux, il priait.

***


Le soleil du petit matin, tendre et rond, semblait placé dans le ciel pareil à une boule de glace à la vanille fondante sur une assiette de crème fouettée.
Non loin de là planait la grisaille qui, peu à peu, embrumait la ville, l'hôtel, la chambre, ses yeux, ses pensées. Tout au long du parc déserté, deux vieillards promenaient leurs oiseaux en cage.
Il s'approcha de la rambarde du balcon, posa le pied droit dessus, puis le gauche. Pour maintenir son équilibre, il s'accrocha, laissant échapper la bouteille à moitié vide. Elle explosa cinquante mètres plus bas.

Lui s'évada enfin. Une manière comme une autre de tuer le passé.

Tout s'est-il vraiment passé comme ça, pour lui,
dans la chambre du Zehjiang hôtel ?
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Message  Invité Jeu 1 Sep 2011 - 17:01

J'ai bien aimé, cela semble à la fois terminé mais toujours vivant, ouvert pour une continuation.
techniquement, c'est pas possible que le schnock serve le thé à la fille après un round d'observation, puisque c'est lui le mâle et que le thé s'offre tout de suite ou jamais.

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Message  Chako Noir Ven 2 Sep 2011 - 12:00

Tu nous entraîne vers un chemin bien différent et bien plus obscur que celui de tes habituel(le)s enragé(e)s. C'est livré cru. Je me suis perdu un peu par endroits (notamment dans le temps: tu parles d'un ciel pâle/azur à un moment où il devrait faire nuit ?)
Bien que parfois morbide, ça reste une tranche de vie: il y a de la vie du début à la fin, et il pourrait y avoir bien des choses avant le début et bien des choses après la fin.
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Message  Charles Lun 5 Sep 2011 - 9:00

J'aime l'ambiance, la ville, la façon de la décrire, de la rendre odorante, vivante, colorée, bruyante ... ça démarre avec une histoire un peu fleur bleue mais on sent très vite que ça finira plutôt noir.

Le passage "Une secousse ....endormies en chien de fusil" me semble un peu superflu et sans trop de rapport avec le sujet du texte.

Ton texte soulève beaucoup d'interrogations. Quand un jour, on est capable de tels actes, peut on véritablement être sujet aux remords ? Est ce possible de se "racheter" ? au moins à ses propres yeux ? ...

Belle écriture maîtrisée, un ton très noir. J'aime !

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Message  Eugène Bricot Lun 5 Sep 2011 - 18:43

Bertrand,

Un peu perdu au début, comme un benêt qui attendait le respect de jolies consignes (que tu ne respectes pas) j'ai finalement pris ton récit à cœur. Bravo pour cette tranche de savoir écrire, avec quelques réserves toutefois.

« Il sentait bien que son déménagement intempestif du mois dernier, manquait de discernement. » Ca me froisse toujours un peu une première phrase que je ne capte pas du premier coup. Je me demande encore comment un déménagement peut manquer de discernement et je ne trouve pas l'explication dans la suite. Il fuit ou il déménage ?

« Pour lui, l'objectif final établissait le cap à suivre : tourner le dos au passé. » un peu curieux comme objectif car contradictoire avec le futur, mais bon, je suis sans doute trop cartésien. La solution vient à la fin, comme une surprise. Tu tiens bien l'intrigue.

« il ne songeait qu'à oublier ses crimes, même si le boulet de sa jeunesse pesait un peu plus lourd chaque jour » Purée ! Il est chargé le gars ! Mais je ne comprends pas l'emploi de « même »

Et la consigne de l'imparfait ? → « Il alluma le poste de télévision et une cigarette. Il s'assit, expulsa …. » elle part en fumée aussi la consigne ? Tu peux d'ailleurs faire autant de mes remarques si tu veux.

« L'atmosphère se chargeait de la sueur des ouvriers, l'air de particules de ciment. » « Fermeture des paupières. Il éleva son regard. » « Entre eux une canette en aluminium goûtait au vide existentiel. » Bien aimé, des phrases simples et claires de l'image qu'elles donnent à voir.

« d'une nimbe » t'es sûr ?

J'ai mis un moment à me dire qu'on était à l'étranger, malgré le titre. On rate une partie de l'ambiance, le début est confus, mais plus on va vers la fin, mieux c'est. Par contre, je ne vois pas trop l'intérêt d'introduire dans ton histoire celle des réfugiés, ça alourdi. Ce type est un séisme à lui tout seul ! De ce coté le message est transmis, avec de jolies scènes qui viennent s'accrocher à son histoire comme des petits bonheurs perdus et qu'il ne rattrapera jamais. Jolie chute... si j'ose dire !
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Message  Invité Mar 6 Sep 2011 - 15:55

Je me suis perdu dns ta mégalopole, Bertrand. J'ai eu du mal à voir où ça menait, même si les tours et détours sont extrêmement vivants, grouillants. Et la scène de cannibalisme est trop fugace pour qu'on y croie, un peu comme une image subliminale qu'on voit sans voir.

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Message  Invité Mar 6 Sep 2011 - 15:57

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je n'avais pas encore commenté . Je n'ai pris qu'aujourd'hui le temps de relire posément... et toujours pas vraiment convaincue !

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Message  Jean Lê Mer 7 Sep 2011 - 9:04

Note : bulldozers, au pubis imberbe
Bertrand, à mon avis la contrainte du fait-divers télévisuel (le tremblement de terre) qui fait irruption dans l'histoire rajoute une digression inutile. On se laisse entrainer avec plaisir dans l'histoire de ce bourreau, au final une victime de plus de la révolution culturelle. Bien aimé les chinoiseries des métaphores. Il voulu prendre la place de l'oiseau. Magnifique préparation subliminale de la chute à venir.
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Message  bertrand-môgendre Mer 7 Sep 2011 - 9:45

Zhejiang hôtel est en haut de page, voilà l'occasion de répondre.
Merci aux lectrices et lecteurs, correctrices, correcteurs.
Incroyable ! Je dirais même : à la limite du supportable !
Comment un texte lu, corrigé, relu et recorrigé des dizaines de fois peut-il comporter autant d'erreurs ?
C'est désespérant.
Merci à vous tous pour relever tout ce qui ne va pas. Et c'est bien là, je trouve, l'intérêt du jeu.
L'intention première, soufflée par les exercices imposés, ne passe pas si bien que ça.
Mais contrairement à vos questionnements, je vais approfondir le cauchemar du type.
Il me faut à nouveau recommencer pour tenter de susciter l'intérêt du sujet.
Chacune de vos remarques est pertinente.
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Message  Eugène Bricot Jeu 8 Sep 2011 - 8:58

Fout toi des contraintes. L'histoire infecte de ce type est, en elle même, un potentiel a exploiter. Cauchemar ou pas. Mais introduit mieux l'ambiance, le lieu....au début. Qu'on ait des repères fiables alors que tu énonces des généralités.
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Message  Eugène Bricot Jeu 24 Nov 2011 - 21:51

Dis, as-tu retravaillé ton texte ?
Car je me suis "amusé" à faire des corrections, qui ne sont que manuscrites. As-tu une autre version ?
Apparemment on ne peux pas envoyer de MP.
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Message  drayano Ven 25 Nov 2011 - 0:15

J'ai lu le début, il va me falloir du temps et de l'abnégation pour rattraper le train.
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Message  Eugène Bricot Ven 25 Nov 2011 - 8:20

Ma question s'adressait à Bertrand.
Est-il par là ?
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Message  bertrand-môgendre Mar 15 Mai 2012 - 15:55

Eugène Bricot a écrit:Dis, as-tu retravaillé ton texte ?
Car je me suis "amusé" à faire des corrections, qui ne sont que manuscrites. As-tu une autre version ?
Apparemment on ne peux pas envoyer de MP.
Oui le texte modifié donne ceci :



Kimou.





Tuer le temps, oui, mais comment ?
KuanTi désirait gommer les souvenirs qui lui rongeaient l'esprit.
Une seule devise martelait son refrain :

Hâte-toi de forger ta pensée
À tourner le dos au passé.


Pourtant, le boulet de ses erreurs de jeunesse pesait un peu plus lourd chaque jour.


L'ascenseur ralentissait. Le chiffre lumineux indiquait qu'il atteignait le 19ème étage. KuanTi constata l'état de propreté de l'établissement hôtelier : irréprochable.

La carte clé numérotée 19-68 déverrouilla la bonne porte.
Les rideaux fermés maintenaient la pièce dans une obscurité bénéfique. D'une fente, filtrait un rai de lumière où dansait la poussière. Ouverture électrique commandée depuis l'entrée. C'était ça aussi le service multi-étoilé du tout confort.

L'homme alluma le poste de télévision et une cigarette. Il s'assit, expulsa lentement la fumée. Devant ses yeux se formait un brouillard d'où émergeaient les bruits du dedans et ceux du dehors. Diffus. Un flash info claironna le criant rappel d'un fait divers. Il s'agissait de Yao Jiaxin, l'étudiant de 21 ans qui, en octobre dernier, avait renversée avec sa Chevrolet une jeune paysanne à vélo. Condamné à mort, le coupable serait exécuté à la fin du mois de juin 2011. Qui mieux que lui aurait eu conscience à ce moment précis de l'injustice des hommes ?
Bouffées de chaleur.
Un moineau se posa sur la rambarde du balcon. Il picora une fois. Picora une seconde fois. S'envola.
Kuan-Ti voulu prendre la place de l'oiseau.

Les baies vitrées de la chambre ouvraient la vue sur une kyrielle de grands immeubles, pas toujours achevés.
L'atmosphère se chargeait de la sueur des ouvriers, l'air de particules de ciment. Les humains lui rappelaient ces fourmis qui s'agitent frénétiquement et courent en tous sens, mais jamais sans raison ni but, car asservies aux contraintes de la communauté.
Lorsque l'on prenait de la hauteur pour observer la physionomie de cette magalopole, la vieille cité défigurait l'ensemble architectural. Les ruelles enchevêtrées témoignaient d'une certaine désolation. Les murs bas délimitaient des cours étroites, minuscules. Les maisons ressemblaient à un tas de ruines d'où surgissaient des éclats de voix. Kuan-Ti n'entendait que les cris des enfants.

Il souhaitait voir les bulldozers détruire tout ce fatras.
Fermeture des oreilles. Il éleva son regard.
Le ciel prenait des teintes magnifiques. Dans la lumière crépusculaire, les nuages s'embrasaient de pourpre fendu d'indigo ou de vert. Froidement, sa mégère de mémoire lui rappela qu'il était daltonien.
En quête de bières et d'alcool fort, Kuan-Ti avait décidé de descendre s'en payer quelques bouteilles.
La flèche de l'ascenseur clignota plusieurs fois avant de s'effacer devant l'ouverture des portes. Un mégot fumant traînait sur le tapis. Il l'écrasa.

***

Les cris des camelots retentissaient fort. Ceux du vendeur de cigarettes haranguant les passants donna l'occasion à Kuan-Ti d'acheter un paquet "Rouge et Or" de circonstance. Il s'arrêta à l'angle d'une rue tranquille. Petite, la terrasse ! Elle empiétait sur le trottoir. Quatre tables et cinq chaises occupaient l'espace réservé à la restauration rapide. Sur le plateau en formica, le serveur disposa sa commande : une demi-douzaine de raviolis farcis à la viande, un œuf de cent ans 1, du gingembre effilé mélangé à des racines de lotus. La sauce au soja ne lui convenait pas. La bière accompagna son repas. Il l'acheva avec lenteur.
Les marchands, venus de la banlieu, se tenaient accroupis derrière leurs étals, mâchonnant des pains froids cuits la veille. D'une palanche s'élevaient des bouffées de vapeur brûlante. Un homme sans âge vendait des parts de gâteau de riz cuit au beurre dont les grains chauds collaient aux dents. Vraiment pas cher. Tellement bon.

Une foule de gens allaient, venaient, se bousculaient, se faufilaient imperturbables entre bus, voitures et tricycles. Les coups de klaxons stridents offensaient les oreilles. Les piétons se laissaient envelopper d'une nimbe de lumière blanche au parfum de gaz d'échappement. Le Bund s'animait sous le flux perpétuel des groupes de touristes poursuivant leurs bannières brandies par les bruyants organisateurs. À l'occasion de la fête de la lune, dès le matin, des pétards éclataient à tout moment.

Son téléphone portable vibra une troisième fois avant qu'il ne réponde. Étrange affaire. Une femme chuchotta dans le combiné. Elle se présentait comme étant Kimou, la fille de Shou Zeng son ancien chef de bataillon commandant la provine du Hunan pendant l'année soixante huit. L'évocation de cette période lui donna des frissons. Pour honorer la mémoire de son père décédé l'année dernière, Kimou tentait de réunir les soldats de cette époque en vue de célébrer un exceptionnel hommage. Elle lui soumettait une invitation tous frais payés. La proposition ressemblait à un ordre. À voix basse, ils convinrent de se retrouver à l'hôtel dans le but de poursuivre cette conversation inconfortable. Il y retourna sur-le-champ. À son arrivée, les pigeons familiers s'éparpillèrent pour se poser aussitôt autour des imperturbables lions de pierre fidèles gardiens du bâtiment.

Dans la cabine en mouvement, les parois recouvertes de miroirs réfléchissaient sa silhouette avachie. Kuan-Ti fixait le signal d'étage indiquant la montée, numéro lumineux après numéro lumineux. Le mégot écrasé ne fumait plus. Lui oui. Entre eux une canette cabossée goûtait au vide existentiel.

***

Les baies vitrées n'avaient pas changé de place. Elles interprétaient le reflet de son image et surveillaient tous ses faits et gestes. S'en approchant, il bascula le regard au-delà de la rambarde. Tout le long des larges avenues rectilignes, les phares des voitures pareils à des graines de soja s'étiraient tel un collier de perles multicolores qui aurait envie de s'allonger ou de se rétrécir au rythme des feux tricolores. L'attente le fit boire. La chaleur aussi.
La fameuse Kimou arriva. Ayant appris à consolider des barricades contre de potentiels ennemis, monsieur Liu Kuan-Ti écouta l'étrangère sans broncher sur le pas de la porte. La jeune femme se tenait devant lui, accompagnée d'un cortège de souvenirs tous plus convaincants les uns que les autres. Peu à peu, séduit par ses amuses-bouches en forme de bavardages, il se décida à la laisser entrer. Il remarqua enfin la femme qui lui parlait. En plus des rires éclatants qui illuminaient son visage, tout en elle l'attirait. Ils plongèrent leur regard dans une série de photographies tirées de son iPad. Il reconnaissait un portrait ou deux, mais par peur de trahir son émotion, il se taisait. Il bâilla en douce. Liu Kuan-Ti proposa une bière tiède.
— Non merci.
— De la vodka peut-être ?
— Non merci.
Malgré son refus, il installa trois petits verres de vodka devant lui, et autant devant elle.
— Si vous êtes vraiment la fille de Shou Zeng buvons à notre rencontre.
— Ma carte d'identité ne vous suffit pas ?
— Je reconnais l'excellent travail des faussaires pour avoir moi-même abuser de leurs talents. Buvez avec moi. Je vous prie.
En trois mouvements brefs et mécaniques, il ingurgita cul sec la vodka.
— À votre tour. Buvez!
Elle s'exécuta lentement tout en soutenant le regard de l'homme. Contre toute attente, Kimou rempli à nouveau les six verres.
— Mon père était votre supérieur, ne l'oubliez pas ! Elle avala la vodka qui lui laissa en bouche le goût d'un défi supportable. Elle gardait à l'esprit l'impériosité de sa mission .

Parfois Kuan-Ti exécutait ce que dictait son cœur, parfois non. Rien ne pouvait les rapprocher mieux que l'évocation de souvenirs. Il déclama :
— “De jour, de nuit, l'amour prend des coups de chaleur au moment où ses rayons irradient les corps”.
Imperturbable, Kimou ne releva pas la métaphore.
— Oh ! Très joli.
Il se montrait trop rapide. Elle n'éprouvait pas la nécessité de combler de sentiments le fragile espace derrière lequel elle se protégeait. Lui, endurait le manque d'une femme qui lui permettrait de se former une image de lui-même, tout comme la montagne se reflète dans la rivière. Mais puisque la rivière coule de la montagne, où se trouvait donc la bonne représentation de lui-même ?
Tout de go, il insista en remplissant une nouvelle série de verres :
— Buvez. On est ensemble pour se procurer du bien, non ? Alors pourquoi perdre du temps pour rien, hein ?
Si sa future amante avait pu personnifier un poème, il aurait voulu être son arbre tutélaire pour la porter à l'ombre de lui-même.
Kimou bu. Elle préféra se coller contre la climatisation dans l'espoir d'engranger toute la fraîcheur pulsée. À la suite de quoi, elle repoussa l'une près l'autre les tentatives de rapprochements qu'il s'ingéniait à envelopper de paroles de mauvais goût. Mielleux.
— Fin octobre, vous serez libre ? Demanda-t-elle tout en s'arrachant de l'emprise de l'homme. Kimou remballa sa vie privée par un simple clic, promettant de lui transmettre l'invitation personnelle au congrès des anciens.
— Excellente date mademoiselle.
La porte lui tendait les bras. Sur le palier, Kimou se sentit libre jusqu'au moment où KuanTi décida de la raccompagner.

L'ascenseur les conduisit silencieusement jusqu'au rez-de-jardin. Il remarqua tout de même la courte jupe de Kimou. Il se retenait de diffuser l'haleine fétide du pourceau qui le pourrissait de l'intérieur.

Est-ce le manque d'amour, d'attention et l'excès d'alcool fort qui les fit billebauder dans la rue ? Toujours est-il qu'ils se dirigèrent vers la vieille ville. Hors de l'hôtel, ils se sentirent envelopper par l'air humide, lourd, moite. Le tout, réuni en une seule atmosphère stagnante, les indisposait réellement. Dans les rues illuminées, des chapelets entiers de pétards mitraillaient en tous sens.
Un taxi s'arrêta à leur hauteur et se chargea de les rapprocher du centre. La densité de la circulation donnait au chauffeur une conduite quelque peu cahotique. Une chaleur étouffante envahissait la voiture malgré les fenêtres ouvertes et c'est le frais du canal qui les extirpa de cette torpeur.
Les rameaux des saules pleureurs tiraient sur la berge maints rideaux délicats qui habituellement dansaient au moindre souffle de vent. Ils louèrent une barque.
De larges marches d'escalier s'enfonçaient dans le canal. Quoique polie par les ans, la pierre demeurait dure. Peu de chance pour l'eau douce de ronger le granit. La mousse s'y agrippait lorsqu'au passage du bateau, les vaguelettes tentaient de le nettoyer. Des déchets plastiques envahissaient le lieu paradisiaque. La rameuse ne chanta pas, car même ici la tonitruance des fêtards perturbait leur tranquillité. Ils passèrent sous les voûtes des ponts en forme de portes ouvrant sur des mondes intérieurs succéssifs. Des fenêtres des maisons entrouvertes s'élançaient des perches de bambou sur lesquelles en journée séchait le linge propre.
Se ridèrent les reflets de la coque en mouvement absorbés par l'eau tantôt limpide, tantôt trouble.
S'apaisèrent les esprits dérangés par le seul rythme de la godille. La promenade lacustre prit fin là où elle avait commencé. Un banc semblait les attendre. Volontairement ou non ils s'assirent ensemble. Kimou désirait l'entendre parler de Shou Zeng. Lui s'y refusait. Les fusées de feux d'artifice explosaient, s'épanouissaient en plein ciel qui, pour l'occasion, revêtait son costume d'apparat : un manteau changeant recouvert d'une nuée de poussière d'étoiles.
Et puis rien. Il lui sembla n'entendre que le calme dont il la croyait remplie. Ne restait éveillé entre eux qu'un fil de conscience qui se nouait autour de leurs corps refroidis.
Fourrant les poings dans ses poches, KuanTi arrondit le bras gauche vers elle ; sa main s'y accrocha avec la certitude de tenir enfin l'homme tant recherché par son organisation.
Ils se séparèrent, se promettant un rendez-vous au lendemain matin.
La journée de repos de Kimou se terminait sur une ouverture favorable.
Ça puait le faux romantisme. KuanTi voulut décrocher.
Il se sentait pris au piège, incapable de fuir une nouvelle fois.

***

L'ascenseur attendait d'être nettoyé. Pas de crachats. Non. Seulement deux chewing-gums couleur dégueulasse, des traces de doigts sur les miroirs, ainsi qu'un prospectus froissé au sol accompagnaient son élévation dans les étages.
Si les néons avaient pu traduire le blafard qu'ils diffusaient au dix-neuvième niveau, ils auraient rempli de pointillés ce néant déprimant. Le vide du couloir s'habillait d'espaces, d'ombres, tagués par moments de flashs intempestifs. La lune proposerait-elle en cet instant, une alternance à la froideur du néon défectueux ? Illusion. Tout aussi illusoire cette fin de nuit. Résignation.

***
Confortablement installé entre ses bouchons d'oreilles, KuanTi se plongeait dans une espèce de cocon de bien-être, tout en regardant les trois zongzi2 servis sans supplément par la direction de l'hôtel. Revenait à lui le souvenir de son frère qui, tout comme les enfants de son âge, tentait de faire tenir un œuf debout sur sa pointe. Au centre du plateau trônait un œuf. Un défi lancé aux clients ou un simple amusement ? Et pourquoi ce soir n'y serait-il pas arrivé ? Ce serait drôle de réussir à la première tentative ce que des milliers de fois auparavant il avait toujours raté.
Raté. Il avait toujours tout raté.
KuanTi se leva, accomplit des va-et-vient répétitifs, alluma au passage la télévision. À pareille heure, la plupart des programmes avaient pris fin. Il ne restait plus qu'une vingtaine de chaînes en service, un fauteuil dont il ne pouvait rien tirer de son confort spongieux, une moquette inutilement épaisse que ses pieds nus ne savaient pas apprécier, un certain parfum traînant dans l'air. Celui de Kimou ou du déodorant sanitaire ? Au point d'alcoolisation dans lequel il se trouvait, KuanTi aurait très bien pu confondre une cocotte minute avec une poulette.
Il hésitait à commander une fille de compagnie ; la dernière en date s'était endormie sans qu'il ait pu lui arracher le moindre mot cohérent. Il l'avait frappé un peu fort c'est vrai mais elle n'avait pas eut la permission de toucher à son téléphone portable. L'Occident et ses habitants fascinaient les filles. Elles étaient obnubilées par l'électronique, les détails vestimentaires, les bonnes façons de se maquiller, obsédées par l'apparence et tout ce qui rendait les relations superficielles. Alcool ? Drogue ? Fatigue ? Passé une certaine heure, le cocktail des ingrédients détonnants se révèlait soporifique. Les putains se débrouillaient pour choisir un client succeptible de posséder un bon lit, écartant de fait les coup de fils des hommes appartenant à l'administration. Leur accent autoritaire terriblement reconnaissable permettait de trier la clientèle. Lui avait perdu toute tonalité dans la voix.
L'épuisement aidant, elles profitaient du confort pour s'endormir dans de beaux draps. Les promesses du lendemain du client souvent ivre justifiaient leur acceptation à endurer des assauts infructueux. Au lit, elles simulaient l'orgasme et la frénésie des sens avec panache. Une fille de cette trempe ne disait jamais ce qu'elle pensait. C'est ainsi que Liu Kuan-Ti aimait les femmes, fades, incolores, inertes.

***

Il percevait un indéfinissable sentiment de vacuité. Ne sachant à quoi s'adonner, KuanTi entra dans la salle de bain encore éclairée depuis sa dernière visite. Devant le miroir, il remarqua le même individu qui le dévisageait. Une cicatrice sous l'oeil droit signait la condamnation de l'être le plus immonde qu'il lui avait été donné de rencontrer.
Autrefois, il dirigeait une unité de Gardes Rouges. Le genre de jeunes illuminés qui, sous prétexte de dresser les anti-révolutionnaires, s'acharnaient sur leur famille. Les femmes désignées “cible favorite”, ne les satisfaisaient pas sexuellement. Ils jetaient leur dévolu sur les fillettes. Lui, les aimait jeunes, au pubis imberbe. Naïves, heureuses de participer aux groupes d'étude, elles recevaient des leçons particulières.
En tant qu'éléments exécutifs des directives du gouvernement, le rôle des brigades consistait à punir ceux qui, riches, suivaient une éducation supérieure, ou entretenaient des liens avec l'étranger. Le procédé éducatif s'avérait bien rôdé. Liu Kuan-Ti avec ses Gardes Rouges emprisonnaient le mari, le père, ou le frère pour motif grave. Les autres membres de la famille se voyaient répudiés par la communauté. Le chantage consistait à profiter de la faiblesse féminine en vue d'une éventuelle libération du condamné. À l'aide de somnifères, beaucoup de savoir-faire, chaque jour ils abusaient des femmes, violaient leur progéniture tout aussi régulièrement. L'ordre des choses approuvait ce comportement terroriste, puisque placés sous le contrôle du prolétariat, les parias devaient être rééduqués. KuanTi et sa redoutable méchanceté se trouvèrent propulsés au rang de chef de section.
Un soir, une petite fille de onze ans qui n'avait probablement pas avalé son somnifère, se débattit si fort qu'il trébucha et fut projeté contre la fenêtre de la salle d'apprentissage. Un éclat de vitre lui entailla la partie supérieure de la joue droite. Ses acolytes se vengèrent en sodomisant à tour de rôle la gamine. Une semaine passa. Ils rendirent à sa mère l'enfant inconsciente. Elle portait un vêtement vert... bleu... ou rouge peut-être.
Pitoyable.
KuanTi consacra toutes les années suivantes à fuir, se cacher, changer d'identité. Dès la première minute de son arrivée, il comprit très vite que la dite Kimou dissimulait la seule et vraie intention qui stimulait son approche : la vengeance des victimes de cette époque. Tout comme il savait que Shou Zeng ne pouvait pas avoir d'enfant. Il le savait, mais ne pouvait plus lutter. Son trésor de guerre se réduisait comme peau de chagrin. À son tour de payer. Nombre de journalistes avaient réussi à reconstituer pas à pas son parcours de criminel. Ceux-là n'admettaient pas que dans chaque famille il y ait un livre qu'il valait mieux ne pas ouvrir et lire à haute voix.
— Au contraire ! Détachons les pages collées par le sang et les larmes.

Quoique muets, ses fantômes le hantaient, ses hallucinations le tourmentaient, le rendant suspicieux de tout. Cependant, la vision lugubre du personnage posté en face de lui l'obligea à éteindre la rampe lumineuse. Son alter ego disparut. Il quitta l'espace clos pour retrouver la chambre spacieuse qui ne racontait rien car trop neuve. Parfaitement impersonnelle dans sa décoration, hormis une veste légère qu'il reconnut pour ressembler à la sienne.
— Qui est là ? Claironna-t-il. Une étrange impression le tenaillait. Les ombres bougeaient-elles réellement ou bien délirait-il ? Une rasade d'alcool blanc le rassura.
Pour s'occuper, il ne trouva rien d'autre que de s'affaler dans le fauteuil, d'attendre qu'une télécommande lui pousse dans la main et se décide de changer le programme que la télévision vomissait en continu. La chaîne d'information déversait les horreurs d'un tremblement de terre tandis qu'il s'endormait.

***

Une secousse déplaça son verre et sa bouteille. Le bruit lui rappela le tintement des glaçons qui s'entrechoquent dans le whisky. Impossible supposition. Ici, KuanTi ne consommait pas... de glaçons... Encore moins de whisky, juste des litres de vodka avec une herbe de bison prisonnière. Utilisait-il seulement un verre ?
Son rêve était trouble, instable.
La bouteille se renversa sur la moquette épaisse. Ses jambes flageolèrent. Un cauchemar tapissé de bouclettes de laine ne pouvait être que confortable ? Lorsque pieds nus il marcha dessus, une pâte molle sortit d'entre ses orteils. Puis l'eau boueuse vint combler les empreintes laissées après un bruit de succion émis par le sol imbibé d'alcool. Il préféra se dévêtir. Rose pâle, il avait la nette impression que son corps se couvrait de poils de sanglier. Un groin l'aidait à fouiller la fange dans laquelle il se vautrait. Ça sentait le purin. C'était le sien.
Ce n'est qu'un peu plus tard qu'il prit conscience des dégâts occasionnés par le tremblement de terre. La ville était en effervescence. Des centaines de gyrophares et d'alarmes tonitruantes retentissaient sans interruption.
Du haut du balcon, il observait au loin les rues de la vieille ville. La désolation planait sur un amas de tôles, de briques, de bois et de tuiles. Les masures qui restaient debout étaient dévorées par les flammes. Des rescapés appelaient à l'aide. Des aides appelaient des rescapés.
KuanTi se sentait faible, nu parmi les cadavres, incapable d'aider quiconque.
Son hôtel réquisitionné recueillit des sans-abris traumatisés. Ils furent répartis en priorité dans les chambres vides, puis dans celles occupées par un seul client. Il partagea la sienne avec un couple de retraités. Trop éméché pour comprendre leur dialecte, ils communiquèrent grâce aux sourires polis, aux signes de courtoisie. L'homme lui offrit une “Rouge et Or” qui, bien que tachée par la sueur, parvint à pallier son manque de tabac. La femme se proposa de préparer le thé. Ses colocataires n'étaient pas tristes, bien au contraire. Serrés l'un contre l'autre, ils resplendissaient de bonheur. Un autel fut improvisé ; ils consacrèrent un moment à se recueillir devant un papier qu'ils griffonnèrent avec d'anciens caractères calligraphiques ; un mégot allumé remplaçait l'encens manquant.
De leur conversation hachée, il apprit beaucoup d'eux. Avec la robustesse et l'honnêteté franche des campagnards, ils avaient été orientés vers les métiers qui demandaient de la force physique. Celui de maçon leur convenait parfaitement. Le travail abondait. La fatigue les exténuait. Ils raccourcirent le récit d'une vie de migrants. Tantôt l'espoir les rendait heureux, tantôt la peur les poussait jusqu'à la panique.
KuanTi soulagea sa mauvaise conscience et offrit aux personnes agées le grand lit de la chambre en échange du canapé désigné par le répartiteur. Peu après, leurs corps gisaient sur la moquette comme disloqués, refusant d'occuper le matelas trop souple. N'était leur respiration rauque, on eût dit des pauvres bêtes de somme endormies en chien de fusil.
Pour l'heure, son groin farfouillait les entrailles des retraités. KuanTi appréciait le foie encore chaud et se fit un beau collier avec leurs intestins. En plus de la puanteur, règnait une drôle d'incertitude. Ces survivants ne ressemblaient-ils pas à ce couple de professeurs de littérature qui, un jour, s'était interposé pour tenter de protéger leur demeure ? Placé aux commandes de sa troupe de Gardes Rouges, KuanTi acheva de brûler les bâtiments des opposants au régime. Les corps des droitiers finirent découpés en morceaux puis distribués aux villageois. À la cantine de l'école les enfants furent obligés de manger de la viande3.


***

Un grésillement continu le tira de ses hallucinations. Les informations n'informaient plus personne. Une douleur atroce lui démangeait le bas des reins. KuanTi s'était bêtement assis sur un tire-bouchon avant de se laisser emporter par son cauchemar. Terrifiant. La peur envahissait son univers.
Sa bouteille de vodka n'avait pas bougé. Il têta l'alcool blanc au goulot. Il préférait de loin se tenir éveillé pour éviter aux fantômes de venir lui bourrer la tête de regrets, de remords. Mais alors, quand on était seul, insomniaque, à quoi penser pour occuper ses longues nuits ?
KuanTi considérait naturellement des milliers de choses, mais revenait en particulier à son immuable obsession : sa conscience. Il se remémorait régulièrement les mauvaises actions qu'il avait accomplies dans sa jeunesse, entraînant l'intranquillité de son esprit.
KuanTi se devait de réparer d'une manière ou d'une autre, histoire de se racheter une bonne conduite. N'était-il pas trop tard ?
Torturé, il sacrifiait son énergie à élaborer d'hypothétiques scénarios se promettant d'accomplir les démarches réparatrices nécessaires.
Comment retrouver sa paix intérieure ?
L'ombre de Kimou rodait autour de lui.
À genoux, il priait.

***

Le soleil du petit matin, tendre et rond, semblait placé dans le ciel pareil à une boule de glace à la vanille fondante sur une assiette de crème fouettée.
Non loin de là, planait la grisaille qui, peu à peu, embrumait la ville, l'hôtel, la chambre, ses yeux, ses pensées.
Tout au long du parc déserté, deux vieillards promenaient leurs oiseaux en cage.
KuanTi s'approcha de la rambarde du balcon, posa le pied droit dessus, puis le gauche. Pour maintenir son équilibre, il s'accrocha, laissant échapper la bouteille à moitié vide. Elle explosa cinquante mètres plus bas, auprès de la bicyclette de Kimou qui arrivait.
La jeune femme leva les yeux. Elle tendit les bras tout en haut de l'immeuble.

Liu Kuan-Ti vit Kimou auréolé de lumière.
Il répondit à son signe et plongea vers elle.
Une manière comme une autre de tuer le passé.


1 œuf de cent ans : œuf durcis dans un mélange de chaux et de paille pouvant se conserver très longtemps. Appellation donnée par les Européens à des œufs préparés d'une façon qui en change le goût et la couleur. Ils deviennent gris foncé à l'intérieur.
2 zongzi : Feuilles de bambou farcies.
3 : Stèles rouges, du totalitarisme au cannibalisme de ZHENG Yi
éditions Bleu de Chine.
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