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Les Anomaliques Anonymes

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Rebecca
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Lyra will
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Message  Lyra will Mar 20 Sep 2011 - 11:43

......Je suis née le corps inversé. Cœur à droite du thorax, estomac de l’autre côté de l’abdomen. Foie à gauche. Tous les organes vice versa, situs inversus totalis. Je me suis donc développée dans le ventre de ma mère avec le corps en jachère, et puis ils ont poussé ça et là, ou plutôt, là et ça. La colonne ventilant comme un papillon, avant d’être pliée en deux tel un vaisseau de papier, les organes jetés par-dessus bord. Alors, depuis toute petite, je cultivais une certaine passion pour l’origami, je pliais souvent. Au téléphone, chez le médecin, avant un entretien. Des oiseaux de papier, parfois des fusils, selon l’humeur. Trop d’oiseaux, c’est angoissant.


Physiquement, ça ne m’avait jamais posé réellement de problème. Mais je me souviens, petite, de ma mère qui paniquait.


- Et si elle fait une crise cardiaque ?
- A six ans ?
- Mais plus tard ?
- Alors elle aura une carte d’information médicale, et tout ira pour le mieux.
- Mais si elle la perd ?
- Avec des si, on remettrait les organes à l’endroit.
- Très drôle !
- On peut la tatouer.
- La tatouer ?
- Oui, une flèche, ou deux trois mots, tiens !
- Comme les oreilles des vaches ? Tu plaisantes j’espère ?
- Pourquoi pas !
- Plutôt mourir !


C’est vrai ça, j’y pensais parfois. Peut-être qu’un jour on me déclarera morte alors que je vivrais à côté. Sous les soubresauts d’un stéthoscope démuni. Dans la vie de tous les jours, ça ne changeait presque rien. Si ce n’est quelques petites attitudes qui m’étaient propres et que je cultivais. Quant à Cupidon, s’il m’atrophiait régulièrement un poumon, absolument rien ne parvenait à me crever le cœur. Et si un homme s’infiltrait par hasard dans mon lit, je le trompais avec mon corps à l’envers, dormais à gauche, le laissais poser sa tête contre ce qu’il pensait être mon cœur logé dans ma poitrine, sentais l’oreille se réajuster, et puis : « J’entends pas ton cœur qui bat ? » et le « Ah oui ? » que je répondais avec la régularité d’un caisson vide.


La seule véritable séquelle - que je cultivais depuis des années – c’était le goût des anomalies en tout genre. Corporelle, comportementale, biologique, nucléaire, vestimentaire. Tout type d’anomalie. Il y a deux ans de ça, j’ai rencontré une femme, une sorte d’amie-anomalie. Une hypermnésique. Elle s’appelait Juliette, et on avait très vite tissé une confiance entière et sur mesure. C’était l’une des premières personnes, en dehors du corps médical, à qui j’avais confié être comme une horloge montée à l’envers. De suite, elle avait décidé de m’appeler « coucou » et ça la faisait beaucoup rire, me voyant arriver, de lancer un tonitruant « coucou coucou » ponctué d’éclats de rire. Un rien lui suffisait, et ce rien-rire à tout va se refilait comme la peste. Juliette était hypermnésique, c'est-à-dire dotée d’une mémoire hors du commun. Elle stockait tout comme une machine en surchauffe, ce qui, de temps à autres, la rendait totalement dingue. Alors elle m’appelait des heures pour déverser sa tête dans le combiné. Et j’écoutais, je la laissais égrener le long du fil-perfusion tous les souvenirs qui lui martelaient la tête.


Je l’aimais aussi pour ça.


Je crois qu’il s’agissait d’une mémoire dite épisodique, plus axée sur le relationnel. Ce dont j’étais sure, c’est qu’elle était capable de se rappeler chaque bribe de conversation, et qu’elle analysait un nombre considérable de données. Au bord d’une engueulade, d’emblée je savais que la machine se mettait en branle, et qu’elle en captait chaque microseconde. Et peut-être bien qu’elle me le ressortirait dans une dizaine, cinquantaine d’année. Dans la meilleure des échéances. Comme ce soir là.



- Il était 18H12.
- 18H12 ?
- Oui.
- ?
- Ta robe était bigarrée - Elle ne te va pas très bien d’ailleurs - J’avais mon sautoir améthyste. Il pleuvait. On était avec cette femme qui a appelé son poisson rouge Médor – tu crois que c’est un nom, ça, pour un poisson rouge ?
- Non. Et alors ?
- Elle le croyait tout le temps dans le coma.
- Non mais, oublie le poisson. Qu’est-ce qu’il y a eu à 18H12 ?
- Je pense qu’il passait beaucoup de temps à flotter au lieu de nager. Tu sais qu’un poisson rouge grossit ou rapetisse en fonction de la taille de son bocal ?
- Et si on le met dans l’océan, ça fait une baleine ? Bon… 18H12 tu disais ?
- Oui. A l’horloge du café. L’an dernier. En vieux bois. Tu m’as dit que je me souvenais de ce dont je voulais bien. « Quand ça m’arrangeait » tu as dit. Des amis à toi sont arrivés. Tu as réajusté une mèche de cheveux derrière ton oreille.
- Oui.
- Et tu leur as dit d’un air moqueur : « Attention à ce que vous dites, parce que Juliette n’oublie rien… elle emportera nos visages et vos secrets dans la tombe ! C’est un mausolée de détails. »
- Et ce n’est pas vrai ?
- Ce n’est pas très délicat surtout. Tu sais que je n’aime pas la mort.



Ce même soir, ou plutôt à l’aube, nous avons eu une grande idée. Une idée si extraordinaire – et c’était un signe – que l’on s’en souvenait encore au café du matin. Du brunch. Une idée qui allait nous souder pour les années à venir. Nous avons pris la décision de monter un groupe de personnes dotées de petits travers et particularités en tout genre, de les coopter et de les convier aux réunions des Anomaliques Anonymes. En réalité, à la seconde où nous sortions du café, nous nous étions déjà jetées à corps perdu dans une sorte de compétition inavouée, et c’était à celle qui en ramènerait le plus. Evidemment, nous savions pertinemment que tout le monde et n’importe qui entrait dans cette catégorie. Mais la libre concurrence nous obligeait à trouver des recrues impromptues, toujours plus hors-du-commun, et nous avions toutes deux un instinct de compétition quasi animal que jamais nous n’aurions soupçonné auparavant. Au fil des années, nous devenions un bon groupe éclectique. Du tout et n’importe qui.


Il y avait dans nos réunions un bazar monstre. Les gens emmenaient parfois des accessoires. Des outils utiles à leur démonstration. Ça devenait presque un musée de bugs, humains ou mécaniques, en tout genre. On avait un café, un local, une estrade. Et une ronde de chaises, il va de soi.


On présentait ce jour-là nos nouveaux membres. Dont Jean.


C’était bien Juliette. Elle nous ramenait des recrues pas possibles. Celle-ci était capable, en faisant vibrer sa joue, de faire le bruit du cheval qui s’ébroue. Ce n’était pas un coup de maître. Cela dit, on pourrait peut-être le coupler avec d’autres éléments bruiteurs pour les concerts.


Oui, nos bruiteurs, on avait décidé de les recycler, et de faire des petites scènes, une quête circulait - un dinosaure range-pyjama à la retraite - et chacun y mettait ce qu’il voulait, objets, petits mots, …


De mon côté, j’amenais ce jour-là un jeune homme qui parvenait à lire de manière incroyablement rapide les stéréogrammes. Il collectionnait, depuis tout petit, les boîtes de céréales où l’on pouvait voir ces petits jeux optiques. C’est là, au dos, que devait se livrer, à force de patience, une image 3D, après en avoir approché et éloigné le visage. Lui ne modifiait même pas la distance visage-boîte. « Regarde ! Là je change mes yeux… tu vois !? Je change mes yeux… et hop, je vois un hélicoptère !»


En fait, je ne sais pas si c’était si incroyable que ça. Un souci de convergence peut-être. Mais il y mettait tant de cœur et de passion, une fierté totalement touchante et des yeux ronds comme des billes à l’heure de la récrée, qu’il m’avait été totalement impossible de le laisser à la porte des Anomaliques Anonymes. Cela dit, Il ne me donnait pas non plus une longueur d’avance. C’était une semaine terriblement creuse. On va dire qu’il faisait partie de ces éléments moteurs qui boostent à en chercher d’autres.


En plus des concerts, nous donnions, entre nous, des représentations. Pour les scénarios, on avait sous la main nos recrues rêvantes. On consignait leurs cauchemars dans un carnet, qui devenaient au fil du temps des anthologies. Pour Freud, ces membres-là, ça aurait sans doute été le plus beau des Noëls. Certains en produisaient jusque quatre par nuit, c’était valable. Très rentable même. Et on en rejouait les scènes mémorables pendant des nuits.


Nous avions aussi des recrues au cas plus sérieux, moins drôle, mais qui rapportaient de sacrés bonus à qui les dénichait. J’avais découvert il y a peu un homme qui pensait avoir hérité, au creux d’un gène, l’Insomnie Fatale Familiale, un mal qui, s’il se déclarait – et il y avait 50% de chance pour qu’il se déclare – l’empêcherait de trouver le sommeil, jusqu’à ce qu’il en meurt. Morphée comme tueur à gage. Alors il faisait des réserves. Il dormait le plus possible. Bien sûr, personne n’avait le cœur de lui dire qu’économiser, dans ce cas précis, ne servirait pas à grand-chose. Mais quelque part, il avait l’impression d’hiberner, de s’emmitoufler de sommeil en vue des jours difficiles.


Et si parfois, on ne trouvait pas le mot pour rire, alors on taquinait la recrue d’à côté.


J’avais une tendresse particulière pour l’une de mes dernières protégées. Pour son premier jour, on avait planqué allumettes et briquets. Marie soufflait en effet compulsivement sur toutes les bougies qui se trouvaient en travers de son chemin. Ça devenait parfois vraiment délicat. Elle soufflait partout. Au restaurant, en tête-à-tête, au bureau, chez des amis, devant un gâteau. Et même à l’église. Sur la black liste des curés de toute la région. Elle n’y mettait plus les pieds depuis que, petite et au milieu de l’office, elle avait demandé « mais… c’est l’anniversaire de qui ? ». Et comme il fallait chaque fois payer pour les rallumer, elle s’était épargnée ce gouffre financier.


Oui, c’était pour elle cette même folle envie de l’enfance qui pousse à souffler les bougies d’anniversaire des autres quand le gâteau arrive. Ce qu’en général on évite une fois que la maman du petit copain en question nous ait passé un savon, et après qu’elle ait ressorti trois fois les allumettes. Toujours est-il que, depuis, il y avait toujours dans son ventre un truc qui la grignotait, une petite pointe de frustration poussiéreuse, et la grignotait encore jusqu’à ce qu’elle souffle enfin sur la flamme en question. Je l’aimais bien elle aussi, parce qu’il y avait toujours, au-dessus de nos éclats de rire, comme un nuage de cendre.


Je vivais ainsi, au rythme de nos petites réunions improvisées des AA, et de notre compétition absurde qui médusait notre entourage, qui trouvait ça « au bord de la perversité ». Mais pour être franche, ça nous faisait rire comme jamais, et nous allions toujours au bout, au précipice des choses. Je ne me sentais le besoin de rien d’autre, et surtout pas d’un homme au cœur à l’endroit. Et puis j’aimais dormir des deux côtés, les rouages huilés du train-train, le pain grillé qui me rappelait mes cinq ans.


Un de ces mêmes matins, alors que je sortais comme d’habitude pour aller travailler, j’ai trouvé un pissenlit sur le pas de la porte. Enfin, un pissenlit d’après-floraison, un akène en boule. Avec des aigrelettes tremblantes. Mais entier, intact. Chamboulant. Le jour suivant, il y en avait un nouveau. Le jour d’après encore. C’était remuant mais plein de vie. Pourtant Dieu sait que je n’avais jamais aimé recevoir de fleurs. Ça m’était tombé dessus pour la première fois le jour de mes 18 ans, un petit bouquet violet triste, hostile. J’avais l’impression d’assister aux funérailles de mon enfance. Des fleurs en goguette, bonjour le cadeau-débarras.


Toujours est-il que chaque jour, il y avait sur le porche un akène, naturellement joyeux avec son air je-m’en-foutiste. Je souriais, mais au fond, ça me faisait des vagues dans le sang. Ça me rappelait les après-midi dans le jardin de ma grand-mère, quand elle tenait d’une main son grand chapeau de paille. J’aurais pu passer des heures à cueillir des akènes et à souffler dessus. Je repensai à mon amie qui ne pouvait s’empêcher d’éteindre les bougies. Je me souvenais de cette sensation-là. Le plaisir de voir ce qui résiste très légèrement, se détache et s’envole. Et juste après, ma grand-mère, agacée, qui disait « non non coco, arrête ! Arrête cheribiribi, ce sont des mauvaises herbes, c’est de la crasse ! Ça met des graines partout, Mamie va se retrouver avec des pissenlits plein le gazon, il n’y a rien de pire, ça envahit tout ». J’aimais l’idée d’une jungle d’akènes derrière le portail. Tellement que je recommençais dès qu’elle avait le dos tourné. Alors elle me surprenait et criait comme on tape du pied : « Arrête ma chérie… ! Et se radoucissant : … chéribiribi ».


Cela dit, je pense que seuls ma grand-mère, les pissenlits et moi avions connaissance de cette anecdote. J’aurais pu camper derrière la porte, guetter l’arrivée d’un soupirant. Mais je n’avais pas envie que les choses basculent, je n’avais pas envie d’être un élément déclencheur. J’avais l’habitude de prendre toute décision double-tranchante en jouant à pile ou face. Ou plutôt à : « figure ou monument ? » - il y avait d’un côté un homme illustre et de l’autre un illustre monument – mais là, je ne voulais même pas être celle qui jetait la pièce. Je voulais rester une sans-geste.


Ce manège a duré des semaines. J’étais d’humeur légère. Le matin était comme un gros pudding d’anniversaire, familier, confortable et maladroit, m’invitant à souffler sur l’akène chaque jour, applaudie par les joyeux claquements de volets des maisons voisines. Je souriais et partais travailler.


Cette semaine là, Juliette coopta une nouvelle recrue. Il était synesthéte, et aussi très charmant. Je crois que du coup, c’était comme au scrabble, ça comptait double. Evidemment on ne l’avait pas inscrit dans le règlement officiel, mais je pense que c’est ce dont on avait convenu implicitement. Dès que je l’ai vu, j’ai pesté en pensant aux efforts que j’allais devoir redoubler pendant des mois. Je réfléchissais déjà comment décupler mon champ d’action… chasser sur le net, faire du porte à porte. Je pensais également à lever une armée et engager des assistants à ma disposition nuit et jour. Puis j’ai regardé mon compte en banque quelques instants, et j’ai finalement décidé d’être mon propre bataillon.


J’avais rencontré sa nouvelle recrue une fois seulement, et assez rapidement. Il me semblait avoir décelé chez Juliette plus qu’une lueur dans le regard : un talon d’Achille en plein milieu de la pupille. C’était amusant à voir. Ce midi-là elle avait commandé trois cafés en nous attendant, tandis que lui s’asseyait, et que j’arrivais tout juste dans le troquet. Elle avait levé la tête, croisé son regard, et avait laissé la vaisselle se fracasser au sol, je riais du fond de la salle… c’était tellement un film à elle toute seule.


Il s’appelait Yann. Grand, brun, beaucoup de charme et d’une beauté atypique et hypnotique. Sourire malicieux et tragiquement ravageur. Musicien, plutôt du côté expérimental. Une espèce dangereuse. Lui était synesthète. Une synesthésie auditive vers gustative pour être exacte. C’était l’une des synesthésies les plus rares, et je crois que pour ce coup-là, Juliette avait au moins une vie d’avance sur moi. De tous les poissons de l’océan, elle avait réussi à choper un dromadaire.


Juliette, dès qu’elle en parlait, n’en finissait plus. Elle avait développé à son égard une curiosité fascinée, tellement, qu’elle aurait pu devenir sa propre cage. Il fallait avouer, pour sa défense, que c’était son plus beau trophée. Elle me réexpliquait, encore une fois, la manière dont, lorsque Yann entendait un son, il lui venait d’emblée une sensation de goût sur la langue - Elle avait les yeux piquants comme des oursins - « Par exemple » continuait-elle, il entendait le bruit d’un avion, et se déposait instantanément sur ses papilles un goût de viande grillée. Moins cher qu’un resto. Plus exaltant aussi. LSD gratuit, sans danger ni retour. Le monde perçu comme menu sonore. Ou partition comestible. Elle disait que cela résultait d’un croisement des voies nerveuses, au niveau des lobes TPO, les sens étaient alors couplés par deux, ou même parfois trois. N’importe quel sens. Tactile, visuel. Et encore à l’intérieur d’un même sens, une ramification infinie de fonctionnements différents, propre à chaque synesthète.


On se donnait rendez-vous la semaine d’après, avec Juliette et les membres et dernières recrues, dans notre café habituel et un peu poussiéreux. Officieusement, c’était une spéciale Yann. Pour rire, on avait fait fabriquer des pin’s sur mesure : poissons d’or, poissons d’argent, poissons clowns. Cela dit, une bonne blague où un bon coup monté pouvait vous nommer roi des cétacés pour la soirée. C’était une belle fin de journée. Le juke box repositionnait les cd dans une chorégraphie sobre et lancinante, le patron me souriait, et un clin d’œil quand nos regards se croisaient, brisés quelque part dans les hélices du climatiseur.


Yann s’est adressé deux bonnes heures à des sourires béats. Une épidémie. Un coup de poker. Vers trois heures du matin, Les gens sont partis peu à peu, contaminés mais épuisés. Il ne restait que Yann, Juliette et moi. Juliette a dû partir pour une vague histoire de clef mangée par le chien de sa colocataire - une nouvelle recrue ? Je me demandai une seconde combien ça valait, un chien - et je voyais que ça lui coutait. Je suis restée discuter avec Yann, de café en café, bar en bar, bar en café, jusqu’à ce que le sommeil nous gagne.


On s’est revu la semaine d’après, et celle d’après. C’était proche de l’électricité. Au bout de quelques temps, il a fallu me rendre à l’évidence, on se voyait, vraiment, même si pour le moment, il n’y avait que nos mots qui se touchaient. J’ai ressenti le besoin d’en parler à Juliette. Je n’étais pas sûre qu’elle apprécierait une compétition d’ordre sentimentale, ni qu’elle soit prête à recevoir la théorie de l’instinct animal ou même celle de la libre concurrence. Je n’avais pas vraiment décidé quoi que ce soit, d’ailleurs il ne se passait concrètement pas grand-chose. Mais déjà j’avais l’impression qu’il était comme ces boules d’akène au fond du jardin, auprès de moi depuis l’enfance, avec des périodes d’oubli et de resurgissement. J’avais décidé de rouvrir le petit portail blanc, et de tourner le dos à mamie qui me mettait en garde encore et encore : « c’est dangereux, cheribiribi, ça envahit tout ». Oui, sans même me rendre compte, sans même décider de mon geste, j’ai soufflé toutes ces petites particules que le vent a retournées contre moi, qui se sont fléchées sous ma peau. Et je n’ai pu reprendre mon souffle.


Tout s’est infiltré pendant la demi-seconde où j’ai cessé d’être une sans-geste.


Nous discutions des nuits entières, j’aimais son indépendance, au fur et à mesure que je sentais la mienne m’abandonner. Avec un mélange de plaisir vertigineux et d’angoisse.
Il me parlait de sa particularité.


- Alors les synesthésies sont conditionnées depuis l’enfance ?
- Oui. C’est pour ça que beaucoup sont directement liées à des sucreries… ou à des repas typiques de l’époque.
- Alors tu n’associes jamais un son au goût du café par exemple ?
- Non. C’est plutôt Purée-jambon, poisson-béchamel aux cornichons, ou pâtes à la confiture de fraise…
- Pâtes à la confiture ?!
- Oui !
- C’est un attentat aux papilles. Des gens sont morts pour moins que ça.
- Mais non ! Mon frère avait un régime sans sel. N’empêche c’est délicieux. Je t’en ferai.
- Non ça va…
- …
- Bon d’accord.


Cette nuit-là, Il m’expliqua aussi ce que provoquait chez lui le fait de jouer, d’expérimenter toutes sortes de sons avec toutes sortes de machines. Que cela faisait partie de lui comme un organe supplémentaire et qu’il ressentait le besoin de faire naitre lui-même des sons plutôt que de les subir en permanence. Même si, comme pour Juliette, je me disais que son corps devait parfois être en surchauffe, je l’enviais de vivre ce type d’expériences. Ça m’intriguait. Un repas – explosif – en public, en musique, en plein air. Des couverts qui clinguent. Le mélange des goûts réels à ceux ressentis.


Au beau milieu de notre première nuit, il a posé sa tête sur mon caisson vide. Et puis il s’est décalé très lentement, jusqu’à trouver la source du battement. En ajoutant que la vibration de mon cœur contre les parois de mon corps avait le goût des kinders. Je riais, lui demandai s’il comptait me balader comme toutes ses précédentes conquêtes, si ça marchait vraiment ce genre de déclarations. Ça me faisait rire, enfin, à moitié seulement, mais comme c’était lui, ça me faisait rire entièrement. Il gardait un air très sérieux, j’en déduisais que j’avais, « pour de vrai », le goût de l’œuf en chocolat avec une surprise à l’intérieur.


Un matin, je me suis rendu compte que les choses basculaient sérieusement. Qu’il était temps. J’ai donné rendez-vous à Juliette. Je savais que ça allait être délicat. Qu’il y aurait là, juste à cet espace-peau de notre amitié, un point de suture. Elle a de suite senti que quelque chose se tramait, et moi je sentais que déjà elle emmagasinait les moindres détails de la scène. Et de savoir que ce moment-là resterait gravé dans chaque pore de sa mémoire éponge, ça me faisait un mal de chien. J’avais l’impression de transpirer de la douleur. Mais je savais aussi que j’avais ouvert le petit portail blanc et que je n’étais plus tout à fait propriétaire de moi-même.


J’ai eu la sensation, durant ces instants, d’être moi aussi devenue hypermnésique. Il y avait quelque chose de l’ordre du vase communicant, débordant. Je savais que je cassais un élément précieux. C’était comme ces scènes presque irréelles ou l’on se voit laisser échapper un objet et qu’on le regarde tomber en se disant « tiens, il tombe » suivi de « je devrais faire quelque chose parce qu’il tombe, il faudrait le rattraper, ou peut-être pas, je ne sais pas si j’ai le temps, mais ce que je sais, la seule chose que je sais, c’est qu’il tombe ».


Je la sentais bouillir comme l’eau d’une cocotte prête à se jeter sur un lapin mort. Le tout en essayant de garder une mine impassible. Ça aurait pu être drôle si ce n’était pas nous. Elle y mettait tant d’énergie, à se contenir, que j’ai cru que le troquet allait s’effondrer sous la tension, et les hélices vriller nos corps. Elle n’a pas dit un mot, s’est levée, est partie d’une manière sobre et donc tragique.


Le lendemain, j’ai revu Yann, le surlendemain aussi, et les mois suivants. J’aimais les matins avec lui, j’aimais qu’il me dise quel goût ça avait, le monde, quel goût avait le bruit de nos corps, de la fenêtre qu’on ouvre, du couteau qui décapite le pain, la pluie sur la terre du jardin, le souffle qui se prend dans les akènes. Mais par-dessus tout j’aimais simplement le voir rire, et même être capable d’anticiper d’une demi-seconde son éclat, détenir le mécanisme de son cerveau, savoir que j’allais lever les yeux et tomber nez à nez avec son rire. Et voir dans ses yeux qu’il regardait et vérifiait la même chose.


Avec Juliette en revanche, ce n’était pas simple. Je tentais tant bien que mal de recoller les morceaux. On avait un peu ralenti le rythme olympique des Anomaliques Anonymes, ça me manquait assez, elle me manquait beaucoup. Elle riait un peu moins avec moi, toujours autant avec les autres. Alors parfois, au café, je faisais mine de m’éloigner juste pour lui laisser l’espace d’un éclat de rire, ça venait fourmiller quelques instants contre mon corps, et puis je revenais comme si de rien n’était.


Depuis quelques temps, je ne trouvais plus d’akène sur le pas de la porte, c’en était fini des matins pudding et insouciants. Je n’avais pas su qui c’était. Au début, j’allais travailler le cœur un peu serré, et puis.


Et puis il y avait Yann et toute la frénésie que ça sous-entendait, et quand il m’arrivait d’avoir ce regard triste, ce regard tout bruyant des casseroles que l’on traîne, alors je croisais ses yeux qui me portaient comme une civière, et ça allait.


Un jour pourtant, il m’a dit qu’il devait partir. Qu’il avait rencontré quelqu’un. Avant même de crier, de hurler, la première chose qui m’est venue à l’idée, c’était de savoir quel goût elle avait. Je savais déjà que j’en crèverais de ne pas savoir, je voulais simplement être sûre que les autres ne laissaient pas sur sa langue la même pellicule de peau, la même folie dans ses synapses, je voulais savoir si elles avaient un goût terne, fade, âpre, de passade, de pars-pour-mieux-revenir. Ou un goût de Kinder. Un goût de surprise que l’on prend plaisir à cogner contre la paroi avant de l’ouvrir en deux. Je lui ai demandé. Comme avec Juliette, j’avais à ce moment précis la même sensation de connexion neuronale. J’avais un goût de vide et d’écrasement dans la bouche qui s’engouffrait, puis une sorte d’hélice voilée qui labourait tout sur son passage sans prêter la moindre attention à l’organisation spatiale de mes organes et n’épargnait rien.


Il n’a rien répondu et n’est pas revenu. Alors je suis redevenue une sans-geste. Je suis restée une sans-geste toute la journée, toute la nuit, des jours durant, jusqu’à ce matin. Je me suis levée, j’ai jeté mon corps par la fenêtre, et je suis sortie chercher le pain.







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Message  Invité Mar 20 Sep 2011 - 12:17

Fffiououh !

Lyra il va me falloir un palan pour me relever !

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Message  Invité Mar 20 Sep 2011 - 18:45

Non, je ne savais pas que tu pouvais écrire comme ça, que tu avais ce talent de mener une longue histoire tambour battant du début à la fin, avec une telle rigueur et autant d'imagination. J'ai lu vite, je n'ai pas pu passer autant de temps que je souhaitais, alors il faudra que je revienne. Mais je suis assez soufflée par ce que j'ai découvert. Là où il m'a semblé que le texte s'égarait (avec les pissenlits) j'ai compris par la suite qu'il s'agissait d'un maillon essentiel, là où j'ai redouté un catalogue des anomalies, j'ai compris que chaque exemple avait son importance. Et là où je pensais que la fin serait morbide, j'ai été plaisamment surprise. Eh ben ! Quelle révélation, Lyra !


Remarque :

" j’ai pesté en pensant aux efforts que j’allais devoir redoubler pendant des mois." (la phrase est bancale mais il me semble qu'il faut utiliser "dont" et pas "que" because construction avec "de").

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Message  CROISIC Mar 20 Sep 2011 - 19:11

Y'a pas qu'à Lourdes que les miracles ont lieu. Epoustouflant ma Lyrette en coton coloré préférée.
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Message  Rebecca Mar 20 Sep 2011 - 20:41

Un texte étonnant et qui m'a bien embarquée . Je suis sous le charme.
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Message  Lyra will Mar 20 Sep 2011 - 20:55

wow merci je ne m'attendais pas à ça :0)

Et Easter, c'était mon défi pour "la rencontre", j'avais juste envie de savoir si je pouvais me confronter à la prose, hors exo live...
Donc ça me fait plaisir parce que j'y ai mis beaucoup de coeur et pas mal de vrais moments, aussi.



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Message  Jean Lê Mar 20 Sep 2011 - 21:32

L'idée que la différence physique entraine des capacités psychiques surhumaines donne un coté science-fiction au texte, ça m'a fait penser à du Stephen King et même mieux du Théodore Sturgeon. Bref, Lyra, j'ai beaucoup aimé tes anomaliques anonymes, bravo !
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Message  Janis Mer 21 Sep 2011 - 15:48

formidable ! j'ai particulièrement aimé ça : Mais entier, intact. Chamboulant.
Triste et drôle, sucre amer : chamboulant !
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Message  Sahkti Dim 25 Sep 2011 - 8:50

Me souviens bien de ce texte que j'avais aimé lors des premières lectures "off".
Je te retrouve entièrement là-dedans. C'est grave et fin, avec pas mal de rythme et beaucoup de sensibilité dans les personnages.
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Message  Lyra will Dim 25 Sep 2011 - 9:17

Merci tous pour vos commentaires et double merci à Sahkti ;0)
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Message  Polixène Dim 2 Oct 2011 - 21:42

Quel superbe texte!
Pas un mot de travers!...
Polixène
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