Ticket-Retour pour le héros
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Ticket-Retour pour le héros
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« Il faut que tu me dises tout, maintenant que tu es là ! L’attente a été terrible tu sais. Pas un jour sans que je téléphone à la Société de Production. Aucune nouvelle de toi ils avaient. On me répondait vaguement – il travaille il travaille – Enfin tu es là, revenu. Je dois tout savoir, mon chéri. »
Fabrice était dans le canapé. Il flottait dans sa chemise lycra trop grande. Son visage maigre, le regard absent, les orbites creusées. Mais son teint cuivré, gorgé d’un soleil lointain contrastait avec le ciel gris aujourd’hui sur Paris.
« Les enfants sont à l’école, continua Hélèna, la matinée est à nous. Te voilà un peu reposé. Puis après un silence elle conclut : Tu as beaucoup souffert, Fabrice, c’est cela !
- Sans doute. Toutes ces maisons somptueuses… Au départ j’ai pensé que ce serait formidable et que j’allais faire un reportage super… »
Fabrice essaya de parler des villas, des piscines, les résidences hautement sécurisées, la propreté, le calme, les caméras vidéo de surveillance. Là bas, il était parvenu rapidement à se faire inviter dans une réception. Avec son caméraman il avait filmé ses premières interviews. On leur proposait l’hospitalité et de les héberger. Fabrice trouva ces gens beaucoup plus charmants qu’on ne le prétendait. De cela aussi il devra témoigner. Un jour une très riche propriétaire dans la baie de Biscayne leur offrit de profiter de sa villa. Paradis, fêtes, opulence. Joie des yeux que la beauté de l’endroit émerveillait toujours plus.
Hélèna observait les gestes de Fabrice qui cherchait ses mots avec peine.
« Mais un matin, on m’annonça que mon caméraman était parti, en repérage, dehors, sur la baie, et le soir, il n’est pas revenu. On a lancé des recherches. On me conseillait d’attendre. J’étais maintenant seul avec la propriétaire, une drôle de femme… »
Fabrice raconta alors les longs dîners avec son hôtesse qui lui décrivit le monde fabuleux de la finance ; les émirats, les palais, les croisières, les cocktails, les nuits de fête jusqu’à l’aube. Elle promit de lui faire découvrir ce monde s’il l’accompagnait à une soirée organisée sur le yacht d’un émir du Qatar. Il y aurait aussi bien sûr de nombreuses personnalités du show-biz.
« Tu as accepté ? demanda subitement Hélèna comme un reproche.
- Non. J’ai d’abord refusé. Mais mon hôtesse insistait, disant que cela me distraira de la disparition du caméraman qui m’angoissait. Une nuit sur un yacht pour un reporter, ça ne se refuse pas ! »
Hélèna alla se servir un bol de chicoré dans la cuisine. On entendait des bruits de travaux résonner dans l’immeuble. Probablement encore des réparations de la tuyauterie vétuste.
« Alors ensuite sur le yacht ?... reprit Hélèna s’asseyant sur le canapé, ses jambes repliées sous elle.
- Effroyable ! Il y eut des distractions impossibles à raconter… J’ai pu faire un peu mon boulot de journaliste mais difficilement. Mon hôtesse ne me lâchait pas d’une semelle. Il y avait beaucoup d’artistes, des hommes politiques, des magnats du pétrole. Le plus étrange dans tout cela, était quand je revins après, vivre dans la villa de mon hôtesse.
- Tu as accepté de revenir dans sa villa ?
- Comment faire autrement, suite à ce que j’avais vécu sur le yacht ! J’étais sous l’emprise d’un pouvoir bizarre. Je suis resté inconscient une journée entière, prostré dans ma chambre. C’est un chant de femme qui m’a réveillé… »
Fabrice expliqua comment il revit son hôtesse, assise devant un piano, en train de chanter des refrains d’une douceur infinie. Les baies vitrées étaient ouvertes et le vent de la mer soulevait les rideaux de tulle tels des vagues accompagnant le flux mélodique de la femme. Elle-même, vêtue légèrement d’une tunique en crêpe diaphane, ressemblait à une déesse de l’ancien temps. Fabrice ne savait plus s’il rêvait ou s’il était encore sous l’effet de sa nuit folle sur le yacht. Il se précipita sur l’hôtesse qui se laissa curieusement étreindre tandis que ses doigts graciles couraient toujours sur le clavier. Elle dit alors avec une voix de gorge saisissante : «Monsieur Fabrice, je sais où se trouve votre ami le caméraman.» Fabrice voulut en savoir davantage, mais l’hôtesse cessa de jouer et se levant elle déclara solennellement : « Monsieur Fabrice, avant, vous allez me rendre un petit service. Ce soir vous viendrez me voir dans ma chambre, n’est-ce pas ? »
Il n’était pas loin de midi. Hélèna se préparait pour partir chercher les enfants à l’école. Fabrice souhaitait l’accompagner, elle lui dit de l’attendre, mais il insista ce qui surprit Hélèna : « C’est nouveau, l’habitude tu rechignes à t’occuper des enfants !
- Ca me fera du bien de voir les enfants aujourd’hui.
- J’ai supprimé la cantine ce trimestre, pour faire des économies. On pourra peut-être alors changer la tapisserie du salon.
- …la tapisserie ?... Bien sûr ce sera plus gai !
Fabrice parla gentiment avec les enfants et il aida Hélèna à préparer le repas. Ses gestes étaient maladroits comme s’il devait s’accoutumer à une existence nouvelle. Il s’appliqua à faire des choses simples. Couper de la viande. Faire réchauffer de la purée. Eplucher une orange pour chacun des enfants qui s’amusaient beaucoup de la bienveillance de leur père. Il se proposa même de les reconduire à l’école. Quand il traversa le hall de son immeuble, les graffitis sur les murs, les papiers sales par terre et les bouteilles cassées l’agacèrent un peu. Ensuite il rejoignit Hélèna qui avait déjà débarrassé et nettoyé la table. La vaisselle lavée était rangée dans les placards. Fabrice dit calmement : « A la prochaine réunion du Syndic, faudra qu’on parle de l’entretien du hall et de la cage d’escalier.
- Tu voudras du thé Fabrice ?
- Je pourrais peut-être me présenter aux prochaines élections du Conseil.
Hélèna apporta un plateau de thé avec des biscuits.
- Alors, nous en étions à la chambre de ton hôtesse… lança Hélèna, glissant à nouveau ses jambes sous les cousins du canapé.
Fabrice s’assombrit. Avec effort il se remémorait :
- Je pensais forcément à mon caméraman toute la journée. Pourquoi était-il parti brutalement ? Après le dîner la femme chanta encore à son piano. Les parfums de jasmin dehors devenaient enivrants avec le crépuscule. J’aurais aimé que le temps reste en suspend. Mais la femme a refermé le piano et elle m’a dit sur un ton espiègle « A tout à l’heure monsieur Fabrice, je vous attends » Je sentais l’odeur poivrée de ses cheveux qu’elle remuait toujours...
- Bois ton thé Fabrice, il va être froid, dit Hélène, s’apercevant de l’embarras de son mari qui reprit avec précipitation :
- Dans sa chambre, elle m’a parlé de l’immortalité. Elle disait qu’il fallait vivre chaque instant de la vie sans se soucier du reste. Seul le désir permanent nous empêche de penser aux tracas de l’existence. Sa vie à elle n’était que désir, avec ses amis. Peu de gens peuvent se payer tous les désirs de la vie, sans compter. C’était une immortalité comme ça, qu’elle voulait m’offrir. La nuit qui venait, je l’ai passé dans son lit.
- Et ton caméraman, tu as oublié le sort de ton caméraman, Fabrice ! s’exclama Hélèna un peu énervée.
- Mon hôtesse m’aimait bien, et elle faisait attendre ses réponses à toutes mes questions. »
La villa était située sur une île qui appartenait entièrement à la riche propriétaire. Fabrice n’entrevoyait aucune chance de s’évader. Sur l’île tous les plaisirs lui étaient accessibles. Ceux de l’esprit et du corps. Il jouait aux échecs avec les meilleurs champions, assistait aux plus beaux spectacles, mangeait les plats les plus raffinés, partageait la couche de son hôtesse. Elle le ravissait de sa voix inouïe en même temps qu’une drogue qu’elle versait à son insu dans ses boissons. Fabrice tentait parfois de réaliser quelques interviews auprès des personnalités qui venaient sur l’île, mais sa détermination et sa lucidité faiblissaient de jour en jour. Quand le soleil déclinait derrière l’océan, au bout de l’île on pouvait apercevoir le reporter, absorbé par de tristes pensées. De l’autre côté de l’océan voyait-il son pays, son modeste appartement dans l’immeuble, avec Hélèna et les enfants qui ne parvenaient pas à dormir ? La perte de son caméraman aussi le tourmentait. Mais l’hôtesse venait le recueillir et l’arracher à sa nostalgie néfaste, au bord de l’île où les vagues mollement s’écrasaient en un doux poison d’écume. Dans son giron le berçant, la femme divine lui vantait sans fin les charmes de l’immortalité. Elle prétendait qu’il rajeunirait, ses cheveux retrouveraient l’abondance et leurs boucles rebelles, son corps soyeux deviendrait inépuisable, et dans ses yeux brûlerait une flamme qui illuminerait chaque moment de sa journée. Elle chantait. Et midi venant, elle assaisonnait les aliments de monsieur Fabrice d’une pincée de moly toujours un peu plus copieuse. Le moly était une plante rare que seuls les gens riches de Fisher Island pouvaient se procurer. Une plante aux propriétés merveilleuses… Ainsi la notion du temps se perd aux Portes de l’Immortalité, où vous guette l’oubli du monde réel. C’était ce qui menaçait Fabrice.
Un matin, l’hôtesse enchanteresse vit débarquer sur son île un escadron d’hommes en noir. Leur visite n’était pas prévue. Elle enferma rapidement Fabrice dans sa chambre. Une discussion âpre s’amorça dans le living, entre les hommes et l’hôtesse. Fabrice entendit des éclats de voix. Quelque chose de grave se tramait dans la maison. Après plusieurs heures les hommes repartirent. Fabrice les observa de la fenêtre de sa chambre. Ils avaient la démarche magnifique des gangsters puissants. Ils regagnèrent leur yacht amarré à l’embarcadère. Dans la brume lumineuse, le fauve des mers, à vive allure, se dirigea vers les gratte-ciel de South Beach.
Lorsque Fabrice revit son hôtesse, elle pleurait. « Ils veulent que tu partes, mon Fabrice, dit-elle avec déchirement, tu es dangereux parce que je t’aime. Je n’ai pas le droit de t’aimer, tu es journaliste et je pourrais trop parler. Dans notre milieu, il y des silences et des secrets qui valent de l’or. Je ne dois pas t’aimer, tu saisis, mon amour ? Demain tu quitteras l’île, ils me l’ont ordonné. Mon Fabrice, je t’aime tellement. »
La dernière nuit a été épouvantable. L’hôtesse désespérée se repaissait de Fabrice, buvant sa chair, extraordinaire, puisqu’elle n’était que celle d’un homme ordinaire de la middle class, vivant de surcroît sur ce vieux continent d’Europe. Ce fut une vraie nuit d’immortalité qui s’acheva hélas quand l’aube aux doigts de rose pointa.
Sur la plage un canot bimoteur attendait. Fabrice monta dedans sans avoir pu sécher les larmes de son hôtesse qui le sommait à présent de partir. Le yacht, fauve des mers, surveillait de loin la manœuvre.
Hélèna blottie contre le torse chétif de Fabrice, dit alors : « Comme tu as été courageux mon chéri, pendant que je t’attendais ici. Ton attente m’a rendu malade. J’ai eu des allergies partout, sur les mains, les jambes, le ventre, des saignements que je ne m’expliquais pas… Et ton caméraman, qu’est-il devenu ? »
Après avoir accosté dans le port de Miami, Fabrice avait mené son enquête qui le conduisit enfin à son ami. Le caméraman s’était réfugié dans les quartiers pauvres de Miami, le bidonville d’Umoja. Il avait filmé les conditions de vie des émigrés, les sans-abri, leurs cabanes en carton, les incendies, la criminalité, la lutte des militants réclamant un toit et un peu dignité face au mépris des classes supérieures barricadées dans leurs forteresses de luxe sous haute surveillance. Les deux hommes se retrouvèrent chaleureusement. Fabrice était parvenu à sauver des enregistrements d’interviews, celles des personnalités qui constituaient le cercle fermé de la jet set.
Il eut alors une idée étrange qu’il exposa à Hélèna : « Puisque mon caméraman a filmé des images, mais sans aucun son, des bidonvilles d’Umoja, et que moi je possède par ailleurs le son et les paroles des plus gros milliardaires de la planète, on pourrait mixer les deux ! - Mixer les deux ? dit Hélèna sans comprendre.
- Oui, il suffit de superposer les images de la pauvreté et les paroles des caïds de la finance. Sans commentaire. Ca donnerait un film formidable !
- Surréaliste peut-être !
- Immortalité et surréalisme, ça fait bon ménage. Je vais soumettre le projet à la Société de Production. C’est original, ça va marcher. On pourra arrondir nos fins de mois difficiles. Et partir en vacances avec les enfants. Aller à Miami Beach par exemple. Qu’en penses-tu Hélèna ?
Hélèna s’était assoupie. Somnolente, elle se grattait nonchalamment les plaies purulentes qui lui mangeaient les jambes étendues sur le canapé usé.
RAOUL
« Il faut que tu me dises tout, maintenant que tu es là ! L’attente a été terrible tu sais. Pas un jour sans que je téléphone à la Société de Production. Aucune nouvelle de toi ils avaient. On me répondait vaguement – il travaille il travaille – Enfin tu es là, revenu. Je dois tout savoir, mon chéri. »
Fabrice était dans le canapé. Il flottait dans sa chemise lycra trop grande. Son visage maigre, le regard absent, les orbites creusées. Mais son teint cuivré, gorgé d’un soleil lointain contrastait avec le ciel gris aujourd’hui sur Paris.
« Les enfants sont à l’école, continua Hélèna, la matinée est à nous. Te voilà un peu reposé. Puis après un silence elle conclut : Tu as beaucoup souffert, Fabrice, c’est cela !
- Sans doute. Toutes ces maisons somptueuses… Au départ j’ai pensé que ce serait formidable et que j’allais faire un reportage super… »
Fabrice essaya de parler des villas, des piscines, les résidences hautement sécurisées, la propreté, le calme, les caméras vidéo de surveillance. Là bas, il était parvenu rapidement à se faire inviter dans une réception. Avec son caméraman il avait filmé ses premières interviews. On leur proposait l’hospitalité et de les héberger. Fabrice trouva ces gens beaucoup plus charmants qu’on ne le prétendait. De cela aussi il devra témoigner. Un jour une très riche propriétaire dans la baie de Biscayne leur offrit de profiter de sa villa. Paradis, fêtes, opulence. Joie des yeux que la beauté de l’endroit émerveillait toujours plus.
Hélèna observait les gestes de Fabrice qui cherchait ses mots avec peine.
« Mais un matin, on m’annonça que mon caméraman était parti, en repérage, dehors, sur la baie, et le soir, il n’est pas revenu. On a lancé des recherches. On me conseillait d’attendre. J’étais maintenant seul avec la propriétaire, une drôle de femme… »
Fabrice raconta alors les longs dîners avec son hôtesse qui lui décrivit le monde fabuleux de la finance ; les émirats, les palais, les croisières, les cocktails, les nuits de fête jusqu’à l’aube. Elle promit de lui faire découvrir ce monde s’il l’accompagnait à une soirée organisée sur le yacht d’un émir du Qatar. Il y aurait aussi bien sûr de nombreuses personnalités du show-biz.
« Tu as accepté ? demanda subitement Hélèna comme un reproche.
- Non. J’ai d’abord refusé. Mais mon hôtesse insistait, disant que cela me distraira de la disparition du caméraman qui m’angoissait. Une nuit sur un yacht pour un reporter, ça ne se refuse pas ! »
Hélèna alla se servir un bol de chicoré dans la cuisine. On entendait des bruits de travaux résonner dans l’immeuble. Probablement encore des réparations de la tuyauterie vétuste.
« Alors ensuite sur le yacht ?... reprit Hélèna s’asseyant sur le canapé, ses jambes repliées sous elle.
- Effroyable ! Il y eut des distractions impossibles à raconter… J’ai pu faire un peu mon boulot de journaliste mais difficilement. Mon hôtesse ne me lâchait pas d’une semelle. Il y avait beaucoup d’artistes, des hommes politiques, des magnats du pétrole. Le plus étrange dans tout cela, était quand je revins après, vivre dans la villa de mon hôtesse.
- Tu as accepté de revenir dans sa villa ?
- Comment faire autrement, suite à ce que j’avais vécu sur le yacht ! J’étais sous l’emprise d’un pouvoir bizarre. Je suis resté inconscient une journée entière, prostré dans ma chambre. C’est un chant de femme qui m’a réveillé… »
Fabrice expliqua comment il revit son hôtesse, assise devant un piano, en train de chanter des refrains d’une douceur infinie. Les baies vitrées étaient ouvertes et le vent de la mer soulevait les rideaux de tulle tels des vagues accompagnant le flux mélodique de la femme. Elle-même, vêtue légèrement d’une tunique en crêpe diaphane, ressemblait à une déesse de l’ancien temps. Fabrice ne savait plus s’il rêvait ou s’il était encore sous l’effet de sa nuit folle sur le yacht. Il se précipita sur l’hôtesse qui se laissa curieusement étreindre tandis que ses doigts graciles couraient toujours sur le clavier. Elle dit alors avec une voix de gorge saisissante : «Monsieur Fabrice, je sais où se trouve votre ami le caméraman.» Fabrice voulut en savoir davantage, mais l’hôtesse cessa de jouer et se levant elle déclara solennellement : « Monsieur Fabrice, avant, vous allez me rendre un petit service. Ce soir vous viendrez me voir dans ma chambre, n’est-ce pas ? »
Il n’était pas loin de midi. Hélèna se préparait pour partir chercher les enfants à l’école. Fabrice souhaitait l’accompagner, elle lui dit de l’attendre, mais il insista ce qui surprit Hélèna : « C’est nouveau, l’habitude tu rechignes à t’occuper des enfants !
- Ca me fera du bien de voir les enfants aujourd’hui.
- J’ai supprimé la cantine ce trimestre, pour faire des économies. On pourra peut-être alors changer la tapisserie du salon.
- …la tapisserie ?... Bien sûr ce sera plus gai !
Fabrice parla gentiment avec les enfants et il aida Hélèna à préparer le repas. Ses gestes étaient maladroits comme s’il devait s’accoutumer à une existence nouvelle. Il s’appliqua à faire des choses simples. Couper de la viande. Faire réchauffer de la purée. Eplucher une orange pour chacun des enfants qui s’amusaient beaucoup de la bienveillance de leur père. Il se proposa même de les reconduire à l’école. Quand il traversa le hall de son immeuble, les graffitis sur les murs, les papiers sales par terre et les bouteilles cassées l’agacèrent un peu. Ensuite il rejoignit Hélèna qui avait déjà débarrassé et nettoyé la table. La vaisselle lavée était rangée dans les placards. Fabrice dit calmement : « A la prochaine réunion du Syndic, faudra qu’on parle de l’entretien du hall et de la cage d’escalier.
- Tu voudras du thé Fabrice ?
- Je pourrais peut-être me présenter aux prochaines élections du Conseil.
Hélèna apporta un plateau de thé avec des biscuits.
- Alors, nous en étions à la chambre de ton hôtesse… lança Hélèna, glissant à nouveau ses jambes sous les cousins du canapé.
Fabrice s’assombrit. Avec effort il se remémorait :
- Je pensais forcément à mon caméraman toute la journée. Pourquoi était-il parti brutalement ? Après le dîner la femme chanta encore à son piano. Les parfums de jasmin dehors devenaient enivrants avec le crépuscule. J’aurais aimé que le temps reste en suspend. Mais la femme a refermé le piano et elle m’a dit sur un ton espiègle « A tout à l’heure monsieur Fabrice, je vous attends » Je sentais l’odeur poivrée de ses cheveux qu’elle remuait toujours...
- Bois ton thé Fabrice, il va être froid, dit Hélène, s’apercevant de l’embarras de son mari qui reprit avec précipitation :
- Dans sa chambre, elle m’a parlé de l’immortalité. Elle disait qu’il fallait vivre chaque instant de la vie sans se soucier du reste. Seul le désir permanent nous empêche de penser aux tracas de l’existence. Sa vie à elle n’était que désir, avec ses amis. Peu de gens peuvent se payer tous les désirs de la vie, sans compter. C’était une immortalité comme ça, qu’elle voulait m’offrir. La nuit qui venait, je l’ai passé dans son lit.
- Et ton caméraman, tu as oublié le sort de ton caméraman, Fabrice ! s’exclama Hélèna un peu énervée.
- Mon hôtesse m’aimait bien, et elle faisait attendre ses réponses à toutes mes questions. »
La villa était située sur une île qui appartenait entièrement à la riche propriétaire. Fabrice n’entrevoyait aucune chance de s’évader. Sur l’île tous les plaisirs lui étaient accessibles. Ceux de l’esprit et du corps. Il jouait aux échecs avec les meilleurs champions, assistait aux plus beaux spectacles, mangeait les plats les plus raffinés, partageait la couche de son hôtesse. Elle le ravissait de sa voix inouïe en même temps qu’une drogue qu’elle versait à son insu dans ses boissons. Fabrice tentait parfois de réaliser quelques interviews auprès des personnalités qui venaient sur l’île, mais sa détermination et sa lucidité faiblissaient de jour en jour. Quand le soleil déclinait derrière l’océan, au bout de l’île on pouvait apercevoir le reporter, absorbé par de tristes pensées. De l’autre côté de l’océan voyait-il son pays, son modeste appartement dans l’immeuble, avec Hélèna et les enfants qui ne parvenaient pas à dormir ? La perte de son caméraman aussi le tourmentait. Mais l’hôtesse venait le recueillir et l’arracher à sa nostalgie néfaste, au bord de l’île où les vagues mollement s’écrasaient en un doux poison d’écume. Dans son giron le berçant, la femme divine lui vantait sans fin les charmes de l’immortalité. Elle prétendait qu’il rajeunirait, ses cheveux retrouveraient l’abondance et leurs boucles rebelles, son corps soyeux deviendrait inépuisable, et dans ses yeux brûlerait une flamme qui illuminerait chaque moment de sa journée. Elle chantait. Et midi venant, elle assaisonnait les aliments de monsieur Fabrice d’une pincée de moly toujours un peu plus copieuse. Le moly était une plante rare que seuls les gens riches de Fisher Island pouvaient se procurer. Une plante aux propriétés merveilleuses… Ainsi la notion du temps se perd aux Portes de l’Immortalité, où vous guette l’oubli du monde réel. C’était ce qui menaçait Fabrice.
Un matin, l’hôtesse enchanteresse vit débarquer sur son île un escadron d’hommes en noir. Leur visite n’était pas prévue. Elle enferma rapidement Fabrice dans sa chambre. Une discussion âpre s’amorça dans le living, entre les hommes et l’hôtesse. Fabrice entendit des éclats de voix. Quelque chose de grave se tramait dans la maison. Après plusieurs heures les hommes repartirent. Fabrice les observa de la fenêtre de sa chambre. Ils avaient la démarche magnifique des gangsters puissants. Ils regagnèrent leur yacht amarré à l’embarcadère. Dans la brume lumineuse, le fauve des mers, à vive allure, se dirigea vers les gratte-ciel de South Beach.
Lorsque Fabrice revit son hôtesse, elle pleurait. « Ils veulent que tu partes, mon Fabrice, dit-elle avec déchirement, tu es dangereux parce que je t’aime. Je n’ai pas le droit de t’aimer, tu es journaliste et je pourrais trop parler. Dans notre milieu, il y des silences et des secrets qui valent de l’or. Je ne dois pas t’aimer, tu saisis, mon amour ? Demain tu quitteras l’île, ils me l’ont ordonné. Mon Fabrice, je t’aime tellement. »
La dernière nuit a été épouvantable. L’hôtesse désespérée se repaissait de Fabrice, buvant sa chair, extraordinaire, puisqu’elle n’était que celle d’un homme ordinaire de la middle class, vivant de surcroît sur ce vieux continent d’Europe. Ce fut une vraie nuit d’immortalité qui s’acheva hélas quand l’aube aux doigts de rose pointa.
Sur la plage un canot bimoteur attendait. Fabrice monta dedans sans avoir pu sécher les larmes de son hôtesse qui le sommait à présent de partir. Le yacht, fauve des mers, surveillait de loin la manœuvre.
Hélèna blottie contre le torse chétif de Fabrice, dit alors : « Comme tu as été courageux mon chéri, pendant que je t’attendais ici. Ton attente m’a rendu malade. J’ai eu des allergies partout, sur les mains, les jambes, le ventre, des saignements que je ne m’expliquais pas… Et ton caméraman, qu’est-il devenu ? »
Après avoir accosté dans le port de Miami, Fabrice avait mené son enquête qui le conduisit enfin à son ami. Le caméraman s’était réfugié dans les quartiers pauvres de Miami, le bidonville d’Umoja. Il avait filmé les conditions de vie des émigrés, les sans-abri, leurs cabanes en carton, les incendies, la criminalité, la lutte des militants réclamant un toit et un peu dignité face au mépris des classes supérieures barricadées dans leurs forteresses de luxe sous haute surveillance. Les deux hommes se retrouvèrent chaleureusement. Fabrice était parvenu à sauver des enregistrements d’interviews, celles des personnalités qui constituaient le cercle fermé de la jet set.
Il eut alors une idée étrange qu’il exposa à Hélèna : « Puisque mon caméraman a filmé des images, mais sans aucun son, des bidonvilles d’Umoja, et que moi je possède par ailleurs le son et les paroles des plus gros milliardaires de la planète, on pourrait mixer les deux ! - Mixer les deux ? dit Hélèna sans comprendre.
- Oui, il suffit de superposer les images de la pauvreté et les paroles des caïds de la finance. Sans commentaire. Ca donnerait un film formidable !
- Surréaliste peut-être !
- Immortalité et surréalisme, ça fait bon ménage. Je vais soumettre le projet à la Société de Production. C’est original, ça va marcher. On pourra arrondir nos fins de mois difficiles. Et partir en vacances avec les enfants. Aller à Miami Beach par exemple. Qu’en penses-tu Hélèna ?
Hélèna s’était assoupie. Somnolente, elle se grattait nonchalamment les plaies purulentes qui lui mangeaient les jambes étendues sur le canapé usé.
RAOUL
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: Ticket-Retour pour le héros
Drôle de texte, drôle de retournement de situation, drôle de jeu de miroirs.
Je n'aime pas la position du narrateur, elle me dérange, elle m'agace, le texte fonctionne donc sûrement. J'ai le sentiment que le travail n'est pas achevé, que le récit mériterait un traitement plus soigné, plus approfondi... Je ne sais pas... je ne suis pas à l'aise avec ce que j'ai lu et pourtant je crois que tu tiens une idée pas inintéressante.
Je n'aime pas la position du narrateur, elle me dérange, elle m'agace, le texte fonctionne donc sûrement. J'ai le sentiment que le travail n'est pas achevé, que le récit mériterait un traitement plus soigné, plus approfondi... Je ne sais pas... je ne suis pas à l'aise avec ce que j'ai lu et pourtant je crois que tu tiens une idée pas inintéressante.
Invité- Invité
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