L'invitation

Elle nous dit : soyez là à dix-neuf heures, comme ça on ne se couche pas trop tard. Un repas sur la terrasse, à la bougie. A la bonne franquette.

Nous arrivons à dix-neuf heures trente. Il fait encore très chaud.

Les cheveux en bataille, elle est en train de tailler en petits cubes différents légumes qui s'entassent sur la planche à découper, au milieu des épluchures et des pépins. Partout autour d'elle, sur cette table où nous devons manger, un bric à brac de nourriture dans des sacs en plastique, les reliefs du repas de midi, les devoirs de vacance, des plantes fatiguées dans des pots et des sacs de terreau ouverts.
Elle lève les yeux et dit : vous êtes en avance !
Non, on est en retard.

D'une main elle nous congédie, allez vous baigner, je n'ai pas fini.
Nous n'avons pas nos maillots.
Demandez à quelqu'un, allez hop.
Et elle s'absorbe dans sa tâche, manipulant le hachoir de plus en plus vite.
Nous comprenons que ce n'est pas le moment de la contrarier.
Nous nous retrouvons avec des maillots d'emprunt (trop petit pour moi, trop grand pour Jo) à barboter dans la piscine. Jo me propose d'échanger mais je ne tiens pas à être encore plus ridicule dans un bikini de femme.
Je lui demande : tu crois que ça va être encore long ? (je déteste les piscines).
Je ne sais pas, ça avait l'air un peu difficile.
A vingt heures trente, nous avons épuisé les joies de l'eau, et nous commençons à avoir faim.

Nous nous dirigeons prudemment vers la terrasse. La table a été débarrassée, et dressée. Notre hôtesse est un peu rouge, mais souriante. Elle a rangé le hachoir et relevé ses cheveux en un chignon lâche. Elle est calme. Elle nous sert du vin, que nous sirotons tandis que la nuit tombe. Régulièrement elle disparaît dans la cuisine. Son mari nous fait la conversation. Vers 21h30, elle annonce le menu : gaspacho et cake aux légumes de saison. C'est une invention ? Oui. Bon. (je me méfie des inventions culinaires)

Je mangerais un bœuf. Comme nous buvons depuis une heure, la tête me tourne. Elle arrive avec un plateau, nous distribue de minuscules bols, et avec une louche toute aussi petite, nous sert un mélange broyé de légumes crus qui nagent dans leur jus. En une gorgée, j'ai fini mon entrée.
Du temps passe.
Désormais, c'est une nuit noire qui s'est abattue sur la table.
Le mari est aimable, il raconte des choses (ulm, plongée sous-marine, catastrophe aérienne dont il serait un survivant, architecture romaine) mais je suis tenaillé par la faim.
Je demande : et le cake ?
oui oui, ça vient.
A l'autre bout de l'obscurité, je la vois plonger la tête dans son énorme four et s'exclamer.
- Purée ! je l'ai mis sur décongélation au lieu de cuisson !
Car elle possède un four moderne qui fait tout.
Une forme de désespoir m'envahit tandis que j'entends mon ventre gargouiller. Je n'ose pas récriminer, car je ne la connais pas. C'est une amie de Jo. Tu verras, super sympa.
Bon, dit-elle d'une voix de maîtresse femme, écoutez, en attendant que ça cuise, on va manger les amuse-gueule que j'ai oubliés pour l'apéro.
Et je l'entends qui dispose des soucoupes sur la table. Je l'entends seulement, car si sa cuisine est largement éclairée, ce qui nous permet de la voir évoluer du fourneau à l'évier, nous sommes, nous, plongés dans la plus profonde des nuits, et personne ne semble s'en alarmer. Or, j'aime voir ce que je mange, et avec qui. Mais j'ai promis à Jo de bien me tenir, ils sont un peu bohème, tu verras, super sympa.
En attendant, tâtonnant dans l'espoir de trouver une cacahuète, je plonge la main dans une mixture gluante.
Elle passe la tête par la baie vitrée.
J'apporte du pain pour le tarama et le guacamole !
Chouette, je dis ! Et des serviettes, si tu en as.

Des siècles plus tard, tandis que nous sentons la fatigue tomber sur nous car il est bientôt minuit, et que nous avons vidé toutes les soucoupes, fini le pain et le vin, je la vois avec inquiétude démouler quelque chose de bizarre. Je crains le pire.

Bien qu'il soit resté plus de deux heures au four, l'intérieur du cake est resté désespérément liquide. Je me risque : les légumes n'ont-ils pas rendu leur eau, empêchant la cuisson ?
Bingo, dit-elle, c'est ça.
Néanmoins nous mastiquons sans la voir cette étrange mixture.
C'est du bio, me confie-t-elle.
Alors là.
Elle a prononcé le mot qui fâche.
Je m'en vais lui dire ses quatre vérités.
Mais soudain un épouvantable vacarme jailli je ne sais d'où me fait faire un bond de trois mètres.
C'est les grenouilles, me hurle mon hôtesse, car on ne s'entend plus, et reprenant mes esprits je visualise cette espèce de bassin vert et profond qui longe la terrasse, rempli de petites bêtes visqueuses. Elles se parlent, continue-t-elle en poussant sur les décibels, aux anges.
Je hais les piscines, le bio et les batraciens. Et j'ai mauvais caractère. Je m'apprête à faire un commentaire désagréable quand une pluie terrible s'abat sur moi, précisément et uniquement sur moi.

Oh pardon, dit-elle, c'est l'arrosage automatique.
Il lui faut cinq bonnes minutes pour trouver la bonne manette. En m'éloignant de ces chutes d'eau qui me visent moi et moi seul, je bascule du haut de la terrasse, légèrement surélevée, et me tords la cheville.
Mince, dit-elle en pouffant, depuis le temps qu'on doit arranger cette terrasse ! Elle se tourne vers son mari : tu as vu, il faut vraiment le faire. C'est le troisième en un mois !
Le troisième ? Jettent-ils leurs victimes au fond de cette eau saumâtre ? Ou alors, les roulent-ils sous la terrasse ?

Il est désormais une heure du matin.
Nous devons ramener la baby sitter et nous lever à 6 heures.
Elle est désolée, elle a oublié le dessert : des brochettes de Chamalo. Elle peut s'en occuper maintenant, si nous aimons ça.
Je l'imagine concoctant longuement un petit feu de bois dans un endroit mystérieux mais très sec, et puis je vois, aux alentours de trois heures du matin, les bonbons roses qui dégoulinent dans les flammes. Au point où nous en sommes, j'envisage l'incendie et les Canadairs. Les pompiers. L'hôpital.
Je dis : c'est pas grave, vraiment, sans façon. De toutes manières, on doit y aller, hein Jo ?

Dans la voiture, Jo, ravie, me dit : alors ?
J'hésite, juste un instant. Je suis trempé, affamé, j'ai passé une soirée plongé dans le noir, ma cheville a doublé de volume, des grenouilles se sont parlé et je serais incapable de dire ce que j'ai mangé.
Pourtant, revoyant la blondeur de notre hôtesse, gardant à l'oreille sa voix grave et féminine et sa façon, si étrangère à ce que je suis, de prendre avec bonne humeur les aléas d'une soirée, je dis :
super sympa.