Bistrot : quatre et demi

Voici enfin ma contribution à l'exercice Bistrot, avec beaucoup de retard...








Sur l'étagère derrière le zinc, il y a douze cygnes en porcelaine. Tous blancs, sauf un qui est rouge, et un autre noir. Et une maman cygne avec son bébé, ce qui fait treize. Entre les cygnes, posé face aux clients, un trente-trois tours. Sur la pochette, il y a la photo du mec accoudé au bar, qui fait autant la gueule qu'en vrai, vingt ans qu'il doit se trimballer ce regard vague, peut-être une vie.

Côte à côte, deux filles assises sur la banquette en velours vert bouteille ne discutent pas. La serveuse amène mon demi. Onze heures du matin. En arrière-fond, une valse de piano désuète, même pas le disque du mec. Même pas le lac des cygnes.

Le disque s'arrête. La serveuse est partie. Silence. L'artiste vieilli se tourne vers les deux filles, va pour leur parler, et puis non. La serveuse revient en faisant la tête. Personne ne demande pourquoi. J'ai fini ma bière : je suis là depuis déjà vingt-cinq minutes.

Douze, treize, trente-trois, vingt, deux, onze, vingt-cinq. Ma grille de loto est complète. Je sors. Je ne crois pas que je reviendrai au café des cygnes. J'ai peur que rien n'y change.





Il s'en passe des choses boulevard Saint-Michel, mais moi, il ne m'est jamais rien arrivé. Enfin, jusqu'à tout à l'heure.
Je fais la queue pour faire valider ma grille de loto. La fille devant moi sort son porte-monnaie pour payer ses clopes, avec des gestes nerveux de nicotinée en manque. C’est à ce moment que le gars lui adresse la parole :
- Mademoiselle, sans rire, vous êtes trop charmante. Eh, partez pas ! J’ai un cadeau pour vous !
Et il lui tend un ticket à gratter. Un « Saint-Valentin ». C’est là que je remarque les ongles de la fille, vernis, un rouge, un noir, un rouge… Comme à la roulette. Et ça fout la trouille de voir comme les ongles des femmes savent gratter le cœur des hommes.
Perdu.
-Vous avez perdu, vous me devez un verre ! Et un bisou ! C’est le jeu !
Et là, ni une ni deux, le gommeux se prend une baffe, et une belle, je vous assure. C’est le jeu. J’aurais dû lui proposer de partager mon loto, c’est peut-être le genre de fille qui préfère le tirage au grattage ? Mais certains jours, on juge que la vie vous en donne déjà assez, des torgnoles ; alors j’ai validé et je suis allé m’asseoir pour boire une bière.
Cinq minutes plus tard, le gars a refourgué un autre « Saint Valentin » à une autre fille. Comme quoi, ça se trouve, parfois ça marche.
Enfin, vous allez dire, c'est pas vraiment à moi que c'est arrivé cette histoire. Qu'est-ce que vous voulez...





A midi, croque-monsieur. Un peu plus loin, les cuisses croisées et la poitrine en corsage (ou plus très sage ? ), une femme qui pourrait bien s’en croquer plusieurs de messieurs. Et le petit serveur qui a pris sa commande, encore tout frétillant se dirige vers moi.

Un débutant : rien de le dire. Il ne sait même pas ce que c’est, un croque-monsieur, vous imaginez ? Je croyais pas ça possible. Mais il vivait où ? Il y a des jeunes qui se prennent des tartes par leur parents à longueur d’enfance, mais ceux qui n’ont pas appris l’existence du croque-monsieur, je vous jure, quand on en voit, ça vous prend aux tripes. Ou alors, dans son bled, ils appellent ça autrement, genre « sandwich au toast grillé avec de la béchamel, du jambon et du râpé dessus »… C’est vrai que c'est bon, le croque-monsieur, mais faut être lucide, sans un nom pareil, ça n’aurait jamais eu de succès.

En attendant je rêve : me faire étouffer en sandwich entre les mamelles de cette fille, comme un petit enfant ; et j’emmerde la psychanalyse.

Le serveur me tire enfin de mes rêves gourmands. Il arrive avec, sur son plateau, le verre qui bringuebale, et le croque qu'est pas fier. Et fatalement, j'ai peur qu'il la renverse, la bière, qu'elle aille se déverser entre les seins, qu'elle y roule comme une rivière sauvage et que...
Mais personne n'a la présence d'esprit de lui faire un croque-en-jambe. Et le croque-monsieur arrive sur ma table. C'est bon. J'ai faim. J'oublie le reste. Bah, je lui donnerai quand même un pourboire, au petit.





Tout se passe bien au café des sports, chez René. Un vieux débris au fond de la salle touille son café froid, deux avinés s'engueulent sur les résultats supposés de la cinquième à Deauville, et une mamie se ruine au rapido.

Et puis ils débarquent. En arrivant au comptoir, le mec sort un flingue, un énorme flingue tandis que la fille braque la salle de ses yeux verts et de son manhurin.

- Deux pastis, plus vite que ça !
- Les mains en l'air, personne ne bouge !
C'est la stupéfaction chez René, un vent de trouille. J'ai envie de leur crier :
- J'ai pas fini ma bière !
Mais j'ai peur que la fille descende mon demi.
- Et les cacahuètes ?
Le mec a choppé René par le col
- Les cacahuètes, elles sont où ? Essaye pas de nous niquer, René !

René tremble en appuyant sur le bouton du distributeur les cacahuètes, il en met la moitié à côté de la coupelle, vas-y René, nous ne laisse pas tomber, on va pas tous crever comme ça.
C'est pas fini. Cette fois le mec lui écrase la gueule sur le comptoir, et je vois René qui chiale comme un môme.

- T'essayerais pas de nous niquer ? Et les olives, elles sont où les olives, René ?
- J'ai .. j'ai plus d'olives...
-Comment ça plus d'olives ? Tu te fous de notre gueule, René ? Tu sais quoi ? On va les descendre un par un tes clients jusqu'à ce que tu les trouves tes olives...
- J'ai ... J'ai plus ... d'olives....

Je sens le canon du flingue sur ma tempe. Voilà. Ca va s'arrêter comme ça. A cause d'une olive. Bordel, la vie, c'est pas grand chose...





- Alors ?
- Tu devrais pas écrire quand t'as trop bu !
- Trop bu ?
- J'ai vu, c'est au moins une bière par texte !
- Mais chouchou, c'est de la licence d'écrivain
- Ouais, ça serait pas plutôt de la licence 4 ? Non et franchement, le coup de l'olive...
Justement elle en prend une d'olive, dans sa petite bouche.
- C'est qui ces filles dans tes textes ? Et moi je suis laquelle de ces filles ?
- Ben celle du cinquième.
- Le cinquième ?
- Celui que je suis en train d'écrire.
Elle me regarde, les yeux brillants.
- Et je fais quoi alors dans le cinquième texte ? Je t'embrasse ? Je couche avec toi ?
- Mais je peux pas écrire ça chouchou...
- Ben alors arrête ton texte comme ça...
- Comme ça ?
- Comme ça.

Ben merde ! Ça valait la peine d'attendre !

C'est excellent, sinon... quoi dire ?

Oui ça: c'est fin, intelligent, bien agencé, on a presque envie d'y foutre le bordel.

Une bière à chaque texte, hein? Vais tenter ça... supprimer les autres donc.

Chavo, brapeau, Loup!

Loup ! Ben merde, ça me la coupe, là franchement t'es bon ! Et le dernier c'est un régal !

Génial pour moi aussi Loup et j'ai adoré "j'emmerde la psychanalyse" !

Les 3 premiers textes sont vraiment magnifiques, dans le 4ème je trouve que la tension est un peu redescendue, malgré la fin, et la 5ème je m'y attendais pas, mais alors là pas du tout. Ca s'est fini en beauté.

Il y a des perles dans tes textes: le 'corsage ou pas très sage', le coup de l'olive, les jeux de mots autour de croque-monsieur, tout un lexique que tu développes et réinventes autour de ton histoire.

Ben ça valait le coup d'attendre Loup! Ca s'enchaîne bien, c'est rythmé, c'est drôle et c'est fin... Je cherche un "mais" parce que sinon on va pas croire que la critique est de moi, sauf que là, je vois pas! Non, il me plaît ce texte, sans "mais" donc !

Un vrai régal pour moi aussi. Une préférence pour le deux et pour la fin, quoique le trois et le un,..non tout est bon, c'est un vrai plaisir.

Ah les petites situations quotidiennes et pétillantes de Loup. Un régal à savourer sans aucune modération. L'air de rien, tu arrives à créer des ambiances. J'ai adoré la première partie et sa suite au bureau de tabac. Et des jeux de mots toujours hilarants...

Loup, je le redis, il y a du Yali dans ton texte, un style qui lui ressemble, on en a déjà parlé. Sauf que cette fois, tu commences à "t'indépendantiser", il y a une marque loupienne qui ressort plus nettement cette fois. Au moment du braquage d'olives, je pense que c'est là que ça se remarque le plus, tu t'affirmes davantage et c'est très bien.
Pas de remarques, rien, j'aime ton texte!

Ahhhh j'aime beaucoup ces textes !
Trés bien écrits, de belles tournures, je relève ça, tiens :
Et ça fout la trouille de voir comme les ongles des femmes savent gratter le cœur des hommes.
Mais il y a plein de trouvailles, c'est original, décalé (j'aime le coup de l'olove !), et puis la fin, le "comme ça" trés belle fin, ça ne casse pas le rythme, ça finit juste quand il faut, hum, très chouette !

Ah oui, et puis "descende mon demi" eh eh ! Très bon ce texte.

Ah oui, bien trouvé le titre !

Je remonte ce texte aussi, parce que vraiment, il a quelque chose... Du style sans doute. Oui c'est ça, du style !

Je trouve la fin du texte égale en qualité la scène du film 37°C le matin, avec les olives.
Du style et de l'humour. Que du bonheur.

Bon texte, oui, et je remercie pandaworks de l'avoir remonté. Histoire de dire quelque chose, je regrette la fin-pirouette un peu facile après le dérapage n° 4.

La classe !
C'est le cas de le dire, j'me sens comme à l'école, j'vois ça je pense
" prends en de la graine ma grande, quand tu pondras un truc aussi impeccable, tu pourras te dire j'sais écrire"
Quatre et demi ? C'est la note que je te mets. Sur cinq. (Si je sais encore compter après toutes les bières que je ne me suis pas enfilées, ça fait dans les 18/20)

Comme il fait chaud de bon matin je suis entrée dans ces " bistrots " parisiens, demis, pastaga, cahuètes, olives, filles au balcon, vieille au tison, cafard dans la tasse de café, loto et grille d'enfer.
Un peu Belletto, un peu Izzo.
L'exercice est mené.