Compulsion obsessionnelle troublante

Durant le trajet, je m'amusai à récapituler; à cette soirée, je ne connaissais que Clarisse et Anne-Sophie. Yann ne connaissait qu'Annabelle. Clarisse ne connaissait que moi, et Rémi ne connaissait personne, sauf Anne-Sophie, sa femme.
Bref, personne ne connaissait tout le monde. Mais j'imaginai, confiante, comme une toile se tissant à partir de connexions éparses, au fil des discussions.

Après l'apéro, un peu soûls déjà, gavés de saucisson et de noix de cajou, on passa à table, rigolards, détendus.
La conversation tomba, je ne sais suite à quel enchaînement de propos, sur les TOC. Quelqu'un déclara que des TOC, on en a tous. Je rectifiai:
" Du moins on en a tous eu, quand on était mômes"
N'est-ce pas, en effet, une lubie propre à l'enfance de s'efforcer par exemple de marcher uniquement sur les joints des carrelages, suivant ainsi un itinéraire labyrintique pour aller d'une pièce à l'autre? Et je me remémorai aussi cette manie que j'avais de déambuler dans les supermarchés aux côtés de mes parents en boîtant ou en louchant, suffisamment discrètement pour qu'ils ne le voient pas, et assez ostensiblement pour que les gens le remarquent.

" Avouons, chacun à notre tour, l'un de nos TOC, mais alors sincèrement, sans se désister face à la peur du ridicule."
Annabelle se confessa la première:
" Lorsque je fais mon lit, je suis un ordre précis, une sorte de cahier des charges strict et immuable, ça me prend un temps fou, et lorsque l'édredon et les innombrables coussins sont enfin en place, j'y dépose, un à un, à un emplacement précis et lui aussi immuable, toutes les peluches qui me tiennent compagnie la nuit. J'ai tout un rituel d'endormissement, et une tenue de nuit spécifique; pyjama, chaussettes, mitaines, sans oublier l'indispensable accessoire, ma bouillotte en fourrure."

Chacun écouta avec attention cet aveu truculent, l'interrompant juste parfois d'un "non" "arrête!", "tu déconnes, c'est vrai?"

Je me dis en moi-même que si un homme un jour forçait la porte de son sanctuaire, elle serait bien obligée de déposer sa panoplie de maniaque insomniaque au pied de son lit, comme une douloureuse offrande au Dieu de l'amour.

Yann se dévoua à son tour. L'une de ses manies récentes lui était revenue à l'esprit. Il nous raconta que l'année précédente, il effectuait un assez long trajet, toujours le même, à la même heure, pour aller travailler.
Il écoutait alors toujours la même émission à la radio, et avait pris une habitude étrange, inexplicable, ridicule; lorsque la chroniqueuse était annoncée, il fallait, il était obligé, une superstition tyrannique, un automatisme puissant le contraignaient à répéter après le journaliste le nom de cette chroniqueuse. Mais il le répétait avec une voix fausse, nasillarde, grottesque, comme pour imiter un son électroacoustique. C'était son code.
"Et chaque matin, ajouta-t-il, je devais absolument le faire, sous peine de passer la plus mauvaise journée de sa vie."
Et il nous fit une démonstration de cette absurdité.

Silence dans la pièce.
Non pas que nous ne trouvions rien à dire, non pas que nous nous sentions gênés, mais à ce moment-là chacun était secoué de spasmes muets, le ventre contracté et agité de soubressauts hilares, et tentait de reprendre sa respiration, de ramener un peu de calme dans son plexus solaire.
On était tous presque morts de rire. Au sens propre.

Clarisse s'apprêta alors à nous porter le coup fatal.
Elle avait promis de parler, elle ne pouvait plus reculer. Alors elle se jeta, elle se lança, et déclara, laconique;
" A l'âge de 25 ans, j'ai un oreiller pour meilleur ami. Je lui parle, je ne peux pas me passer de lui, en fait je pense même qu'il a une âme."

Le silence convulsif avait laissé place à des hurlements de rire.
L'expression populaire dit "rouler sous la table" pour évoquer l'ivresse, mais le fou-rire aussi fait rouler sous la table.
Je m'amusasi de cette confidence particulièrement cocasse, mais je ne me moquais pas. J'étais émue par cette folie douce, innocente, inoffensive. J'admirais Clarisse, le courage, l'auto-dérision dont elle savait faire preuve. Elle avait avoué une obsession puérile et j'y voyais une preuve de grande maturité.

J'aurais voulu à mon tour raconter l'un de mes travers, mais je ne parvins pas à m'attribuer la moindre lubie. Etais-je trop normale? Quelle platitude, quel manque d'originalité! Moi aussi je voulais mon TOC!

Plus tard, en marchant dans le froid pour rejoindre la voiture, je songeais qu'en arrivant on ne se connaissait pas, ou peu, mais que cette conversation avait dévoilé bien plus que des personnalités.
Y a-t-il meilleure façon d'apprendre à connaître quelqu'un que de le découvrir soumis à son inconscient, à des habitudes inavouables qui dominent sa volonté?

Mes yeux se posèrent distraitement sur une plaque minéralogique, et alors un sourire irrésistible me vint aux lèvres.
A chaque fois que mes yeux croisent par hasard le numéro 69, j'en déduis qu'un homme, quelque part, nourrit des pensées licencieuses à mon égard.

Lamarjo a écrit:labyrintique
grottesque
soubressauts

3 fautes, 3 points en moins. :-)))
(gentille moquerie, hein)
Je trouve le récit sympa mais des petites choses me gênent : le style est trop académique, je trouve, et certaines paroles me semblent peu réalistes par rapport à un langage parlé réel, peu convaincantes, quoi.
Mais ça doit pouvoir s'arranger assez facilement.
En tout cas, bienvenue sur VOS ECRITS.

Merci pour ces remarques. Oui pour les paroles je l'ai senti, d'ailleurs pour cette raison juste avant de publier le texte j'ai reformulé certaines d'entre elles au discours indirect, pour mieux les intégrer au récit et les rendre plus crédibles, mais je suis d'accord.
Qu'est-ce qu'un style "trop académique" au juste?

......L'écriture a, selon moi, le mérite d'être maîtrisée et concise. Le texte se lit bien, je ne me suis pas ennuyé.
......Seulement, l'ensemble, tant dans sa forme que dans son fond, me paraît un peu terne. Il manque quelque chose à cette scénette pour dépasser le cadre du moment vécu ou justement pour l'atteindre dans son entièreté. Selon moi, la clarté du style glisse vers la platitude, la simplicité de l'instant vers une banalité peu réjouissante. Il me manque quelque chose pour trouver un véritable intérêt à ce texte ; dans ce tableau, tout est compréhensible, concret, délimité, réaliste, tant et si bien que ces qualités a priori peinent à le transmuer en objet littéraire. On dit souvent que la littérature, c'est la vie ; la formule me paraît, sinon fausse, du moins paradoxale ; à mon sens, la littérature c'est à la fois ce qu'il y a de plus proche et de plus éloigné du réel, de la même manière que la vie, justement, est un terme qui pour moi draine des éléments pragmatiques du quotidien mais aussi un au-delà d'une sensualité informe, quelque part inexistante.
......En l'occurrence, vous me semblez jouer sur un seul de ces deux versants : votre texte se comprend, s'imagine, le lecteur visualise la scène décrite et conçoit les émotions de la narratrice, mais rien de plus. Il n'y a pas de ressenti qui transcenderait ne serait-ce qu'un peu ce terre-à-terre, tous les faits et toutes les sensations décrites s'inscrivent dans un déjà-vu et dans un ordinaire dommageables, rien ne permet de fait l'atteinte de la vie, de la vérité, de la littérature, appelons ça n'importe comment, je suis sûr qu'il y a plein d'autres termes dans le genre pompeux et absolu.
......Plus précisément : vous écrivez une soirée alcoolisée entre potes et leur discussion autour d'un sujet : les troubles obsessionnels compulsifs. Ils confessent chacun leurs plus secrètes et donc leurs plus drôles dérives, entrecoupées des rires à chaque évocation et des ressentis de la narratrice qui, elle, une fois la soirée terminée, remarque et déplore son absence d'exemple cocasse lors de la discussion parce que son absence de TOC. Jusqu'à la révélation finale à connotation sexuelle. Bon, en soi, aucun problème ! Il ne se passe rien d'incroyable, c'est bien un moment de vie ; mais après ? Aucun dépassement, j'ai fini le texte et j'aurais pu hocher la tête ou acquiescer, comme face à une chose quotidienne dont je ne tire rien d'autre que son caractère quotidien, c'est-à-dire encore un peu de vide.
......Trois exemples flagrants pour moi de ce quelconque enfermé dans lui-même :

......"Je me dis en moi-même que si un homme un jour forçait la porte de son sanctuaire, elle serait bien obligée de déposer sa panoplie de maniaque insomniaque au pied de son lit, comme une douloureuse offrande au Dieu de l'amour." ;
......"Elle avait avoué une obsession puérile et j'y voyais une preuve de grande maturité." ;
......"Y a-t-il meilleure façon d'apprendre à connaître quelqu'un que de le découvrir soumis à son inconscient, à des habitudes inavouables qui dominent sa volonté? ".

......Bref, je n'ai pas spécialement aimé ce texte, sans le détester pour autant, je n'ai pour ainsi dire rien ressenti, et pour cause : j'ai eu l'impression d'être face à une situation normale avec des gens normaux qui pensent des choses normales. Peut-être me répondrez-vous que vous ne cherchez pas à faire de la littérature, que vous n'êtes pas prétentieuse, et que vous préférez dépeindre sans complaisance et sans afféterie les histoires de la vie quotidienne, sans tomber dans les majuscules et autres choses inauthentiques.

Lamarjo a écrit:Qu'est-ce qu'un style "trop académique" au juste?

Vous êtes prof, donc... :-))
Académique, mon dico avec lequel je suis d'accord dit "conventionnel, sans originalité".
Mon collègue le dit sans détours juste au-dessus : "la clarté du style glisse vers la platitude".
Vous n'avez pas encore trouvé VOTRE style, un style qui ferait qu'en lisant on se dise : ah mais c'est bien sûr, c'est untel ou unetelle qui a écrit ça !
Mais ce n'est pas évident à acquérir lorsque ce n'est pas donné d'emblée.
Cent fois sur le métier, etc...
;-)

Faut-il donc avoir un style obscur pour retenir l'attention?
Non bon je reçois vos remarques avec humilité, et je pense en saisir le sens global.
Sans doute n'ai-je pas eu le recul nécessaire pour juger de l'intérêt ou non-intérêt de cette anecdote, j'aime raconter ce qui, dans la vie quotidienne justement, retient mon attention, j'aime porter un regard amusé sur les gens et les situations, m'étonner avec curiosité des comportements humains et en rendre compte humour, lorsque j'y arrive... Et sans doute cela ne va-t-il guère plus loin. Je comprends tout à fait que cela puisse paraître inintéressant ou creux. En fait, je ne pense pas être dans une démarche artistique, et je n'y avais même pas réfléchi.
Quant à mon "style"... je dirais que ce qui me plaît quand j'écris, c'est de rechercher le mot juste, j'aime la clarté et la concision, dans l'idée et dans la façon de l'exprimer, et l'abstraction m'ennuie en général, ce qui peut faire de moi une roturière aux yeux d'un lecteur en quête de transcendance...

"avec humour" pardon

Si c'est à cause de cette phrase :
" la clarté du style glisse vers la platitude"
que vous répondez :

Lamarjo a écrit:Faut-il donc avoir un style obscur pour retenir l'attention? :)...

alors heureusement qu'il y a le petit sourire d'accompagnement.
Non, bien sûr. Il n'y a aucun manichéisme en écriture.
Et il ne faut pas opposer un style "clair" comme le vôtre à tous les autres qui seraient "obscurs".
Je crois qu'on veut juste vous faire savoir que si vous souhaitez vraiment écrire et progresser dans cet art, il faudra bien vous trouver VOTRE style. Je suis certain que vous voyez ce que je veux dire.
Déjà ici, sur VOS ECRITS, pas mal de membres ont un style bien à eux, inné ou acquis, et je ne vais pas tous les citer car j'en oublierais.
Je n'en nommerai qu'un, qui hélas ne vient plus guère sur le site, mais dont le style m'a toujours stupéfait pas son originalité évidente, c'est le pseudonyme Outretemps. Jetez un coup d'oeil à l'occasion sur notre catalogue de textes accessible : ici et lisez-le. Vous comprendrez ce que je veux dire.
A bientôt un autre texte ? Vécu ou pas ?
;-)

NB : il est d'usage de poursuivre ce genre de discussion sur le fil adéquat dans la partie CONVERSATIONS ICI , de manière à éviter que le texte dont on parle ne tienne sans arrêt le haut de page au détriment des textes des autres auteurs. Merci.

ben vraiment, j'aime bien.
Sans prétention et sans chichi, une petite tranche de vie entre amis, je m'y vois tout à fait !
et le rire qui court entre les lignes me plaît beaucoup.

Manque un petit grain de folie, c'est vrai... Par exemple, je n'ai personnellement pas ressenti l'humour des situations, la jovialité des participants. Tout est sur le même ton, c'est ça qui gêne le plus. J'ai l'impression, que tu passes d'une scène à l'autre rapidement, pour t'en défaire et arriver au but que tu t'es fixé, c'est-à-dire la chute. Et pourtant, même cette fin, aussi amusante soit-elle (des 69 j'en vois tous les jours un bon paquet, heureusement que par ici on n'a pas le TOC de la narratrice !) ne semble pas vraiment se détacher du reste, faire l'objet d'un traitement différent dans le ton, c'est dommage...

Remarque : "grotesque" ( un "t")

Merci pour cette correction minutieuse
Pourriez-vous m'expliquer comment faire pour ne pas monopoliser le haut de page en répondant aux commentaires?

Pour cela, on essaie de ne pas répondre à chaque commentaire mais de grouper ses réponses. Et surtout, il existe un fil pour discuter à loisir de ses textes : http://www.vosecrits.com/t9766-discussions-autour-de-nos-textes-prose-poesie dans le forum Conversations (ne pas oublier d'indiquer le titre du texte dont il est question et à qui s'adresse précisément le commentaire).

J'ai parfois la douloureuse sensation d'écrire avec de l'encre électronique sympathique...

Mais tu es inépuisable, mentor ! ;-)

un point positif : la grande vraissemblance et fluidité du texte, qui nous fait tout de suite adhérer au propos, comme si on y était.

un point négatif: " chacun était secoué de spasmes muets, le ventre contracté et agité de soubressauts hilare"
ça me fait penser à ces films, qui lors d'une scène drôle ou émouvante, nous montre chez les autres personnages ce que le spectateur est sensé ressentir: une foule hilare, émue aux larmes, etc..
le texte suggère lui-même la façon dont il doit être reçu. c'est comme si le texte se regardait le nombril, dans une permanente référence à soi-même, entre le récit des évènements, et la façon dont il doit être interprété, ressenti, etc.
l'abus de ce procédé devient un peu lourd, et assez désagréable à la longue, car il prémache le travail de lecture et ne concède aucune liberté au lecteur.

Je n'ai pas aimé ce texte très correctement écrit : j'ai ressenti le même ennui que lorsque des gens que je connais à peine me montrent de banales photos de leurs vacances...On attend quelque chose qui ne vient pas, tout est traité sur le même plan, lumière frontale, rien n'est dans l'ombre, rien n'est " disposé", c'est de la tranche de vie sans le moindre assaisonnement.
Ce qui m'a gênée, de plus, c'est que les toc sont une affection psychiâtrique et qu'ici ils sont "aplatis", édulcorés jusqu'à presque devenir un jeu de société !
Les malades que j'ai connus affligés de tocs ne prêtaient pas à rire, crois-moi : ils étaient profondément perturbés et malheureux.
Bien sûr, il y a des degrés, et cela ne se compare pas. Mais ça a contribué à mon désintérêt pour ce texte.
Une autre fois peut-être...

J'ai beaucoup aimé ce texte. Un style clair... oui cela convient bien comme adjectif. J'aime bien les styles clairs.
Une histoire intéressante, des gens que l'on voit vivre devant soi.

Bonsoir,

J'ai bien aimé ce texte original, vif et bien construit !
La situation et les personnages m'ont fait penser à un dîner de con ... où chacun jouerait, tour à tour, le rôle central !

Amicalement,
midnightrambler