Sous la nappe

Mon frère m’avait dit « On va jouer à cache-cache. Tu te caches ». J’avais compté dans ma tête jusqu’à cent pendant que je cherchais une cachette, pour être sûre de savoir quand arrêter de bouger ou faire du bruit.
Je me suis endormie juste après trois cent, il n’a pas dû chercher, comme d’habitude. C’est son jeu préféré quand ma présence l’agace, sa manière de se débarrasser de moi gentiment, je le sais mais je joue le jeu. Et je ne choisis plus un endroit original depuis qu’on m’a cherché toute une nuit dans les bois.
Là, sous la table de la grande cuisine, même si la nappe opaque arrive jusqu’au sol, ce n’est pas bien difficile de me trouver.
La dernière fois j’avais été me cacher dans les toilettes, certaine qu’il me trouverait à la première envie pressante. Mais il avait préféré le jardin, contre l’un des chênes, vrai que ce jour-là il faisait beau à arroser les plantes.
J’aime bien me glisser là-dessous, quand le soleil passe à travers la fenêtre il perce le tissu ou dessine dessus des ombres mouvantes comme des nuages, ça me berce. Ou alors, je m’amuse avec les rais qui passent par les petits trous de la nappe, ils deviennent des rayons à ne pas toucher sous peine de mort ou des crayons magiques qui se déplacent sur ma peau en tatouages éphémères.

Quand je me suis réveillée le cuisinier était là, je l’entendais cogner des ustensiles entre eux. Je n’ose pas sortir, il va encore me crier dessus avec son gros visage rouge toujours en colère.
Je n’aime pas ce qu’il cuisine, quand mon assiette revient à moitié pleine, je l’entends grommeler, il doit me lancer des sorts dans sa langue incompréhensible, et je suis sûre qu’il fait exprès de servir tout ce que je n’aime pas.
Il fait sombre là-dessous, pas de soleil aujourd’hui, on entend la pluie cogner à la fenêtre, dans ma tête je lui crie « Entrez » et je pouffe toute seule.
Il coupe quelque chose sur la table, j’entends les coups résonner en rythme, on dirait presque de la musique, tac à tac à tac, boum, tac à tac. Je n’ose pas bouger, à peine respirer, comme s’il pouvait m’entendre, mais mon cœur bat la mesure.
Chaque fois qu’il passe de l’évier à la table, ses savates traînent par terre, ça doit fatiguer de cuisiner, moi je n’en sais rien, on m’a interdit de le faire : « C’est le travail du personnel Rose, là n’est pas votre place ». Mais cette pièce interdite m’attire. Quand le cuisinier tourne le dos ou sort un instant, je pique en douce quelques tranches de fruits ou trempe mon doigt dans la crème pâtissière ou la béchamel. Plus jeune j’avais grignoté un bout de gruyère, comme une petite souris, mais les traces de dents m’avaient trahie.
Dans le potager, le jardinier m’a montré les tomates, elles sont si rondes et rouges, de telles beautés ne peuvent pas avoir aussi mauvais goût, pourtant les soupes du cuisinier sont à cracher. Je ne le fais pas bien sûr, père détesterait « Pensez donc à tous ces enfants qui n’ont pas à manger ». Il m’arrive de les envier, mais je garde le silence imposé à table et j’avale ce que je peux à coups de gorgées d’eau.

Il se passe quelque chose de bizarre, le cuisinier ne fait plus les bruits habituels, mais il respire très fort et de manière entrecoupée, je me demande ce qui lui donne tant de mal. J’ai une envie terrible de tousser mais je retiens ma respiration, il pousse maintenant de petits cris et j’entends un frottement sourd, comme quand on se gratte à travers un tissu.
J’éternue, il tombe. Sa chute soulève un pan de la nappe qui se repose sur sa poitrine, j’aperçois sa tête, ses yeux me fixent sans me regarder, il est tout blanc.
Je crois bien que je viens de tuer le cuisinier.

ou trempe mon doigt dans la crème pâtissière ou la béchamel.

houhou ! c'est moi !

À table ! le cuisinier est cuit ! :-)) Amusant ce petit texte. J'ai bien aimé :

ils deviennent des rayons à ne pas toucher sous peine de mort ou des crayons magiques qui se déplacent sur ma peau en tatouages éphémères.

ça commence comme un conte pour enfant, ça continue pareil, et puis, mais non ;-)

J’éternue, il tombe.

ça j'adore parce que ça se passe vraiment comme ça dans la tête de l'enfant, le sens du raccourci, et qui plus est du raccourci coupable.

En toute honnêteté, je ne trouve pas que ce soit ton meilleur texte mais c'est en tout cas bien sympa, divertissant et d'une réjouissante fraîcheur.


("depuis qu’on m’a cherchée toute une nuit dans les bois.")

Salut.
Pas entièrement convaincu.
Je trouve que tu arrives très bien à retranscrire les pensées magiques de l'enfant, j'ai beaucoup aimé les rais de lumière à ne pas toucher sous peine de mort, par contre je trouve la fin trop abrupte. J'aurais trouvé plus intéressant qu'elle surprenne le cuisinier en train de b...

Au niveau style, c'est bien écrit comme toujours, mais il y a deux trucs qui m'ont moins plues :
-Répétition de "cacher", "cachette" au tout début (3 fois sur les 2 premières phrases, 4 en comptant "cache-cache" pour deux^^)
-Les temps verbaux m'ont paru un peu étrange. On passe du passé composé au présent, avec des plus que parfait... Je me suis un peu embrouillé.

vincent M. a écrit: J'aurais trouvé plus intéressant qu'elle surprenne le cuisinier en train de b...

c'est ce que j'ai pensé un moment aussi, à cause des drôles de bruits, le souffle...
et puis non :-))

Bonsoir elea,

Je crois que nous avons tous pensé que le cuisinier était en train de besogner la femme de chambre ! Remarque, il aurait pu en mourir aussi !

Amicalement,
midnightrambler

Bonjour,

Mais bon sang, quel plaisir là aussi.
J'ai tout aimé, du début à la fin.
La narration, l'histoire, le cuistot,les images et la fin....ah la fin!
Superbe, vraiment.

Merci

Une petite nouvelle bien menée.
Elle prend le temps de décrire les jeux de l'enfance, la poésie des images (les rayons du soleil dans la dentelle de la nappe), tout en révélant, avec la grâce d' l'innocence, les caractères des personnages. Et puis cette chute aussitôt interprétée par l'enfant !